A l'opposé de la grève générale conçue, organisée et exécutée par le prolétariat en dehors de toute ingérence venue de l'extérieur, G. Sorel met la grève suscitée par les hommes politiques qui cherchent à mobiliser et à manœuvrer les forces prolétariennes à leur personnel usage et profit. Son esprit d'analyse pénétrante et sa verve s'exercent merveilleusement dans le chapitre d'histoire contemporaine qu'il a consacré à ce sujet dans « les Réflexions sur la violence ». Aucun des bas instincts, aucune des roueries, aucun des dangers flagrants que représente pour le prolétariat l'intervention des politiciens ne lui a échappé. Ses arguments mériteraient d'être constamment mis devant les yeux du prolétariat pour le sauver de l'influence politique et de l’action des hommes du Parti, en tant que politiciens agissant sur le syndicalisme révolutionnaire. Car il ne s'agit pas de nier absolument l'action favorable du Parti socialiste sur le terrain, politique. Tant que le régime parlementaire existera et qu'il y aura ses partis politiques, pour exprimer les diverses tendances des masses, il est indispensable qu'un Parti socialiste existe aussi et prenne aux débats et aux conflits politiques une part importante. Il s'agit de sauver le syndicalisme révolutionnaire de l'envahissement de la politique et des politiciens qui détournent ses énergies et son action du seul terrain sur lequel elles doivent naître et s'exercer, le terrain de la préparation technique révolutionnaire.
« Les politiciens sont des gens avisés, dont les appétits voraces aiguisent singulièrement la perspicacité, et chez lesquels la chasse aux bonnes places développe des ruses d'apaches. Ils ont horreur des organisations purement prolétariennes, et les discréditent autant qu'ils le peuvent. Ils en nient souvent même l'efficacité, dans l'espoir de détourner les ouvriers de groupements qui seraient, disent-ils, sans avenir. Mais quand ils s'aperçoivent que leurs haines sont impuissantes, que les objurgations n'empêchent pas le fonctionnement des organismes détestés et que ceux-ci sont devenus forts, alors ils cherchent à faire tourner à leur profit les puissances qui se sont manifestées dans le prolétariat. »
On objectera vainement que certains hommes politiques, considérés individuellement, ne méritent pas cette dure appréciation. Elle reste absolument vraie à l'égard du politicien, pris en sa qualité d'homme public. Il y a une véritable incompatibilité entre la fonction politique et la fonction syndicaliste. L'ingérence politicienne étrangle, au sein des syndicats, le sentiment de classe et l'action prolétarienne. Le travail que les politiciens opèrent dans les syndicats est un travail de ruine.
La pensée de G. Sorel est particulièrement nette dans ce passage : « S'il existait des fédérations ouvrières riches, bien centralisées et capables d'imposer à leurs membres une sévère discipline, les députés socialistes ne seraient pas très embarrassés pour imposer parfois leur direction à leurs collègues. Il leur suffirait de profiter d'une occasion favorable à un mouvement de révolte, pour arrêter une branche d'industrie pendant quelques jours. On a plus d'une fois proposé de mettre ainsi le gouvernement au pied du mur par un arrêt dans l'exploitation des mines ou dans la marche des chemins de fer. Pour qu'une pareille tactique pût produire tous ses effets, il faudrait que la grève pût éclater à l'improviste sur le mot d'ordre lancé par le Parti et qu'elle s'arrêtât au moment ou celui-ci aurait signé un pacte avec le gouvernement. C'est pourquoi les politiciens sont si partisans d'une centralisation des syndicats et parlent si souvent de discipline. On comprend bien qu'il s'agit d'une discipline subordonnant le prolétariat à leur commandement. Des associations très décentralisées et groupées en Bourses du Travail leur offriraient moins de garanties; aussi regardent-ils volontiers comme des anarchistes tous les gens qui ne sont point partisans d'une solide concentration du prolétariat autour des chefs du Parti. »
Le prolétariat serait manœuvré par les faux révolutionnaires comme un pion de valeur sur l'échiquier politique ; il cesserait de s'appartenir et dégénérerait très rapidement. La concentration unitaire des syndicats est regardée comme très désirable par les parlementaires qui y poussent de leur mieux, en même temps qu'ils tâchent de transformer les mouvements de révolte des prolétaires en manifestations politiques. L'unité syndicale ne sera qu'un leurre si elle sert à autre chose qu'à favoriser la levée en masse du prolétariat dans un mouvement de grève générale. Il ne s'agit pas « de faire passer le pouvoir d'un groupe de politiciens à un autre groupe de politiciens, le peuple restant toujours la bonne bête qui porte le bât ».
La grève politique est fondée sur le principe de la conservation de l'Etat, qu'il s'agit au contraire de supprimer. Les politiciens ne songent qu'à dominer ou à occuper l'Etat ; à leur suite, le prolétariat serait réduit à mettre en lui sa sauvegarde. S'il acceptait, au nom du Parti, de faire la grève politique contre un Etat déterminé, ce ne pourrait être que pour aider au rétablissement d'un nouvel Etat, d'avance préparé par le Parti. Ainsi la grève politique est au service de l'utopie que repousse la grève prolétarienne.
L'existence d'un Parti maître de la tactique et de la destinée du prolétariat est tout opposée à la doctrine marxiste. Le Parti se compose essentiellement d'une « élite » politicienne qui n'entend nullement confondre son existence, sous aucun rapport, avec celle du prolétariat militant révolutionnaire. La séparation est si nette entre les deux groupes que le Parti a été plus d'une fois rappelé à l'ordre dans les congrès socialistes pour l'avoir affichée trop crûment ; on l'a averti qu'il risquait de perdre la confiance des masses. En fait, celles-ci ne devraient connaître le Parti que sur le terrain politique et le tenir très soigneusement à l'écart sur le terrain du syndicalisme.
L'intrusion de la politique dans la tactique de la transformation sociale supprime la division de la société en deux classes, pour revenir à l'inepte opposition des pauvres et des riches. Les politiciens évoluent sur ce terrain de combat et s'affairent entre les deux camps en de perpétuels compromis.
Au lieu du grave et du sublime qu'engendré le syndicalisme révolutionnaire, le prolétariat enrôlé dans la politique se laisse aller aux pires abjections de la jalousie, de la vengeance ou de la tracasserie ; son adversaire lui apparaît méprisable et il le devient lui-même. La démagogie prend alors sur lui tout son effet.
« Je ne crois pas, dit G. Sorel toujours poursuivant son idéal élevé, qu'il y ait de moyens propres à faire disparaître cette influence funeste des démagogues, autres que ceux que peut employer le socialisme en propageant la notion de grève générale prolétarienne. Il éveille au fond de l'âme un sentiment du sublime en rapport avec les conditions d'une lutte gigantesque ; il fait tomber au dernier rang le besoin de satisfaire la jalousie par la méchanceté ; il fait apparaître au premier rang l'orgueil de l'homme libre et ainsi met l'ouvrier à l'abri du charlatanisme des chefs ambitieux et avides de jouissances ».
- Sorel revient sur l'opposition des deux aspects de la guerre, l'aspect noble et glorieux, et l'aspect utilitaire et intéressé. La grève générale syndicaliste relève du premier aspect ; la grève politique relève du second. Aux yeux des politiciens profiteurs, le prolétariat est de la chair à canon et pas autre chose, comme le disait Marx, en 1873.
La victoire du Parti socialiste commandant les troupes ouvrières amènerait sans doute ce qu'on appelle la dictature du prolétariat, sans autrement préciser le sens de l'expression. La société se retrouverait divisée en maîtres et en asservis, les politiciens étant les maîtres et les troupes ouvrières demeurant subordonnées. En somme, le prolétariat serait soumis à une dictature extérieure à lui-même, système totalement: opposé au marxisme aussi bien qu'aux principes du syndicalisme révolutionnaire. « Pas de dictature, s'écriait Pelloutier, pas même celle du prolétariat ».
Grâce à la grève politique, on verrait la révolution sociale aboutir à une merveilleuse servitude.
Jacques Renne
(Sources : Gorges Sorel et le Syndicalisme révolutionnaire-1936)