Dans son ouvrage fondamental « Les Indo-Européens », qui est la mise à jour de son célèbre « Que sais-je ? », notre maître et ami Jean Haudry nous découvre la conception qu’avaient de l’univers les plus anciens des Européens et les représentations qu’ils s’en faisaient. Il a divisé la matière en cinq sections : leur conception des lois de l’univers (la cosmologie) et du temps, leur théorie de la formation de l’univers (la cosmogonie), leur histoire de l’humanité et leur pensée quant à leurs fins dernières (l’eschatologie).
Dans notre numéro précédent, nous avons vu que l’idée d’une décadence à la fois morale et vitale a pour contrepartie un progrès matériel, considéré comme bénéfique et attribué à diverses divinités, en particulier à des représentants du Feu divin comme Prométhée. Ce processus aboutit à une catastrophe cosmique. Le tableau de cette catastrophe varie autant que celui du commencement du monde : tous les cataclysmes connus ou imaginables y ont leur part, déluge, embrasement universel, chute des astres, etc. Mais partout elle est conçue comme la victoire des forces du mal liée dans l’univers au triomphe de la subversion dans la société humaine. Alors seulement pourra naître un monde nouveau : « Sur les champs non ensemencés croîtront les récoltes. Tous les maux seront réparés. Baldr va revenir. », Vision de la Voyante, 62 (trad. Boyer : 548). La transposition épique de ce mythe eschatologique dans le Mahabhârata a été mentionnées plus haut. L’épopée populaire arménienne conserve elle aussi la trace d’un retour de la justice incarnée par Mher (reflet du Mithra iranien) enfermé avec son cheval dans une caverne : retour consécutif à une catastrophe cosmique : « Quand le monde aura été détruit et qu’il aura été refait… alors seulement nous aurons la permission de sortir d’ici » David de Sassoun, (trad. Feydt 1964 ; 397). Ce retour de Mher fait écho à celui d’Astrée ou Dikè, la Justice, chanté par Virgile « Voici que revient la Vierge, que revient le règne de Saturne. Voici qu’une race nouvelle est envoyée du haut du ciel », Bucoliques, 4,6 et suiv. Il semble qu’Hésiode ait partagé cette espérance, sinon, comme l’observe Vernant (1988 : 23), pourquoi exprime-t-il le regret (Travaux, Vv. 175) de n’être pas mort plus tôt ou né plus tard ? Cet âge d’or sera-t-il stable, comme l’assure la tradition mazdéenne ou, comme dans la conception brahmanique, le monde entrera-t-il une fois de plus dans le cycle de la décadence, jusqu’à une nouvelle catastrophe ? C’est ici que divergent les traditions, car ce n’est pas l’essentiel : peu importe pour l’homme d’aujourd’hui et pour son action dans le monde. Qu’il s’agisse de l’espace ou du temps, de l’histoire de l’univers ou de celle de l’humanité, tout revient invariablement à la question des rapports entre les parties constitutives de la communauté : tout ordre est le reflet de l’ordre social, toute évolution a pour modèle celle que présente la vie de la société. C’est en cela que la conception de l’univers, comme celle de l’individu, peut être politique.
Mais, à l’inverse, l’ordre social est homologue de l’ordre cosmique : les castes, qui réalisent les trois fonctions dans le monde indo-iranien, y sont dites « couleurs », en vieil indien varna, en avestique pistra, et ces couleurs sont celles des trois ciels : le blanc du ciel diurne, le rouge du ciel auroral et crépusculaire et le noir du ciel nocturne. De plus, ces couleurs symbolisent également les divisions de sociétés dont la tripartition n’est pas fonctionnelle : ainsi la société germanique. L’homologie peut donc se lire dans les deux sens. Qu’il s’agisse du formulaire ou des schèmes notionnels, la tradition privilégie le politique : elle est tournée vers l’action, ayant pour objet principal de guider la conduite des chefs. Mais les réalités politiques et sociales changent et les institutions, quoique censées éternelles, évoluent : la structure trifonctionnelle n’est pas commune à toutes les sociétés indo-européennes et les sociétés organisées sur un autre modèle peuvent connaître la tripartition des couleurs symboliques. Il y a donc, sous-jacente à la forme explicite de la tradition centrée sur l’action des hommes dans la société, une vision du monde informulée selon laquelle les trois ciels et leurs couleurs, les principaux cycles temporels et en particulier le cycle annuel, tiennent une place centrale. Ici encore le caractère cumulatif de la tradition est manifeste. L’eschatologie se fonde sur l’homologie des cycles temporels, qui remonte à la période la plus ancienne. Mais la partie descendante du cycle, seule prise en considération pour l’histoire de l’humanité, a été mise en relation avec la hiérarchie des fonctions et des castes ou classes qui leur correspondent dans la société des quatre cercles. De plus, avant de s’exprimer dans les textes dont nous disposons, les conceptions eschatologiques ont traversé la société héroïque et les phases initiales des sociétés d’époque historique qui leur ont imprimé leur marque. Le combat eschatologique est attribuable au caractère guerrier de la société héroïque, la divergence des traditions signalée ci-dessus aux différences entre les sociétés qui les ont véhiculées aux temps historiques.
Sources : RENAISSANCE EUROPEENNE - Secrétariat : Molenstraat 83, 2018 Anvers. Belgique et pour tous contacts :
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