1 – L’Indo-Européen reconstruit
Les concordances régulières entre leurs déclinaisons nominales, leurs conjugaisons verbales, leurs suffixes de dérivation, et une part notable de leurs vocabulaires prouvent l’existence d’une parenté entre les langues dites Indo-Européennes, c’est‑à‑dire celle d’une langue commune qui s’est différenciée et dont les parlers ont divergé d’abord sur place, sous la forme d’ondes d’innovations, puis, à la suite de migrations, sous la forme de scissions que figure l’arbre généalogique, avant de donner naissance à de nouvelles langues communes, selon le schéma universel de l’évolution des langues, qu’on retrouve par exemple avec le latin et les langues romanes qui en sont issues.
2 – L’Indo-Européen «attesté»: l’hydronymie vieil européenne
Les noms de cours d’eau des régions du centre de l’Europe, de la Baltique aux îles britanniques, à l’Italie et à l’Espagne, avec des prolongements asiatiques, présentent une forme unitaire qui n’est pas celle de telle ou telle langue Indo-Européenne, mais qui représente une attestation directe de l’indoeuropéen commun encore indifférencié. Sur ce vaste territoire, qui sera notamment celui des langues baltiques, germaniques, celtiques, italiques on trouve des noms de cours d’eau identiques: tirés d’un nom de l’eau, la Vézère et la Weser ‑ le Var et le Wôrnitz allemand, le Salon et la Saale allemande; tirés d’un nom du flot: le Drac, le Drau et le Dravos, affluent du Danube, tirés d’un nom de la source: les Avance, Avançon, Avenchet et les Avantia, Aventio d’Italie; tirés d’un nom du lit du cours d’eau: l’Amance, les Amantia d’Italie et l’Ems; tirés d’un qualificatif, «blanc»: l’Aube et l’Elbe, l’Argence, l’Argençon et les *Argentia d’Allemagne, l’*Argenti d’Irlande.
Les plus notables des prolongements asiatiques sont le nom de l’Avanti indienne, qui correspond aux Avance, etc., et celui de l’Indus, vieil‑indien sindhu‑, apparenté à celui du Sinn affluent du Main, et du Shannon irlandais; mais leur faible proportion montre qu’il ne s’agit que de l’application de noms anciens à de nouveaux cours d’eau.
Le statut privilégié de l’hydronymie s’accorde avec la théorie de Boettcher (1999) selon laquelle les premiers Indo-Européens, «vikings de l’âge de pierre», se seraient introduits en Europe en remontant les cours d’eau à partir de la mer du nord.
3 – De l’Indo-Européen aux Indo-Européens
Toute langue a des locuteurs: ceux qui la parlent. Ces locuteurs constituent le plus souvent un peuple. Les deux seules exceptions sont celles des langues «véhiculaires» qui servent à plusieurs peuples et les langues mixtes (sabirs, créoles) qui servent à une population mélangée. Ces deux situations sont manifestement inapplicables à l’Indo-Européen: les sabirs et les créoles qui en sont issus ont un système morphologique rudimentaire et souvent flottant. Les langues véhiculaires servent uniquement à communiquer avec l’étranger; chacun des peuples qui l’utilisent conserve sa propre tradition, liée à sa langue nationale, alors qu’il existe une «tradition Indo-Européenne».
4 – La notion de «tradition Indo-Européenne»
Cette notion recouvre un ensemble de concordances entre formules, entre groupes de notions, entre conceptions spécifiques; des images, des symboles, des pratiques, des institutions peuvent leur correspondre.
4.1 – Le formulaire
Plusieurs centaines de concordances rigoureuses entre formules représentées dans plusieurs langues Indo-Européennes ont été identifiées depuis 1850, où l’a été celle de la «gloire intarissable». Une première synthèse publiée par Rüdiger Schmitt en 1967, Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit (Wiesbaden: Otto Harrassowitz) fait l’historique de la recherche (ch. 1) et passe en revue les thèmes principaux qui figurent dans les formules reconstruites: d’abord la gloire «notion centrale de la poésie héroïque indo‑européenne» (ch. 2), les autres traces de la poésie héroïque (eh. 3), la poésie mythologique (ch. 4), la poésie sacrale (ch. 5), diverses concordances phraséologiques (ch. 6), les éléments formels de la langue poétique (ch. 8), le poète et son œuvre (ch. 9); c’est ici qu’on trouve la célèbre concordance formulaire relevée en 1878 par Firaniste James Darmesteter dans laquelle le nom de la parole figure comme complément du verbe *teks «charpenter», lointaine origine de notre désignation du texte. L’ouvrage se termine par quelques indications sur la métrique Indo-Européenne (ch. 10). Le rôle de ces formules traditionnelles est double: elles expriment les idéaux, les valeurs, les préoccupations majeures; elles servent de matériau pour la composition dite «orale et formulaire» des poèmes.
4.2 – Les groupes de notions
Il s’agit d’associations d’idées qui constituent le résumé d’une vision du monde, ou celui d’un discours et le schéma d’un type de comportement, à la façon des «devises».
Les trois fonctions (Georges Dumézil): groupement de trois notions, souveraineté magique et religieuse, guerre, production et reproduction, qui n’ont pas d’expression fixée dans la langue, mais dont le groupement est attesté dans une foule de textes (histoire légendaire inventée à partir d’elles, apologues trifonctionnels, comme le jugement de Pâris), de structures (triades divines, panthéons ternaires) et d’institutions (les trois castes des Indo‑Iraniens et des Celtes, les trois ordres de l’Occident médiéval).
Avant de symboliser les trois fonctions, les trois couleurs, blanc, rouge et noir, ont eu leur signification propre, de nature cosmique (§ 8).
Pensée, parole, action: trois notions fréquemment associées dans l’Avesta, dans l’Inde classique, en Grèce, et dans plusieurs autres domaines, l’expression de ces trois notions est en partie fixée, comme celle des formules.
Le rôle de ces groupes de notions est analogue à celui du formulaire: elles servent à la fois à exprimer des préoccupations majeures (la hiérarchie des fonctions) et à fournir une trame narrative (les portraits de héros fondés sur la triade pensée, parole, action).
La triade pensée, parole, action, dans la tradition indo-européenne
Certains groupes de notions se présentent à l’occasion comme des formules : ainsi traverser l’eau de la ténèbre hivernale, dont les attestations consistent soit en récits fondés sur ces quatre notions (la traversée d’une étendue d’eau, la nuit, en hiver) soit en expressions à caractère formulaire.
5 – Le type physique des Indo-Européens
On peut ranger dans la tradition les diverses mentions du type physique idéal, qui s’identifie au type nordique.
Ce type physique est largement représenté chez les divers peuples indo‑européens à date ancienne, même chez les plus méridionaux, et les plus éloignés de l’habitat originel; la récente étude des corps momifiés du bassin du Tarim (Xinjiang) et la confrontation avec les représentations pariétales des Tokhariens historiques (VIIe siècle de notre ère) ont confirmé la présence du type physique «protoeuropoïde», c’est‑à‑dire nordique, dans cette population d’Asie Centrale.
Mais quand bien même les données anthropologiques feraient défaut, les nombreux témoignages concordants des textes anciens suffiraient amplement à démontrer que la couche supérieure de la population présentait le type nordique. Partout, qu’il soit fréquent ou rare dans la population, ce type est associé au statut social, au caractère et à la valeur morale. Et même à une position intermédiaire entre l’homme du commun et le dieu: celle de «héros». Le type nordique de l’homme Indo-Européen n’est pas une hypothèse: c’est une donnée de la tradition. Or l’avantage décisif de ce genre de témoignage est d’être indiscutable: on n’imagine pas que les poètes auraient chanté des hommes grands, à la peau claire, blonds, aux yeux bleus, si leurs commanditaires avaient été petits, bruns, s’ils avaient eu la peau sombre et les yeux noirs.
6 – La paléontologie linguistique
Cette pratique consiste à attribuer aux locuteurs la connaissance des êtres, des notions et des objets dont leur langue possède la dénomination, et à leur dénier la connaissance de tout ce que son vocabulaire ignore, ou ne connaît que par emprunt.
Ses conclusions valent pour le dernier habitat commun, celui qui réunit l’ensemble des réalités nommées dans la langue. Il s’agit des régions tempérées d’Europe, à l’âge du cuivre (néolithique final).
Mais le vocabulaire rassemble des mots d’âge divers; une distinction opérée sur des critères fonnels conduit à opérer une distinction entre des réalités anciennement nommées et des réalités nommées plus tard, donc à établir une chronologie des reconstructions (§ 7).
7 – Chronologie des reconstructions
Qu’il s’agisse de la langue ou de la tradition, les reconstructions ne se situent pas sur un seul et même plan chronologique; la chronologie des reconstructions permet de concilier leurs apparentes contradictions.
7.1 – Chronologie des reconstructions linguistiques
Si l’on remonte du français au latin, on trouve parmi les formes héritées des formes datables de la période romane (IIIe‑Ve siècles de notre ère), des formes qui remontent au latin classique (IIIe‑Ier siècles avant notre ère), et quelques résidus antérieurs, comme l’alternance es‑ls‑ dans la flexion du verbe être, qui remonte à l’Indo-Européen. Il en va de même pour la reconstruction de l’indoeuropéen.
Comme celui de l’ensemble des langues Indo-Européennes anciennes, et de plusieurs langues indoeuropéennes actuelles, le système de l’Indo-Européen reconstruit est typiquement flexionnel. Plusieurs faits résiduels bien attestés indiquent un état antérieur agglutinant. Enfin, il semble exister quelques indices d’un état isolant encore plus ancien. De même, le vocabulaire reconstruit réunit des formes très anciennes et des formes plus récentes.
7.2 Chronologie de la tradition Indo-Européenne
On peut regrouper les données relatives à la tradition Indo-Européenne en trois périodes successives, qui ne correspondent pas nécessairement aux trois états successifs du système linguistique, mais qui sont définies par un trait caractéristique et que l’on peut mettre en relation avec un niveau de civilisation: celle de la «religion cosmique», celle des «trois fonctions» (et des quatre cercles), et la «société héroïque» de la période des migrations.
8 – La religion cosmique
J’ai nommé ainsi (Jean Haudry, La religion cosmique des Indo-européens, Paris/Milan: Archè, 1987) un ensemble de conceptions cosmologiques et religieuses centrées autour de la notion de «ciel du jour»: en Indo-Européen, où il n’existe pas de nom ancien du «ciel», un même vocable ‑tantôt masculin, tantôt féminin (cf. ci-dessous) ‑ désigne soit le jour (latin diés), soit le soleil (hittite sius), soit à la fois le ciel et le jour (vieil‑indien dyaus). Cette notion est divinisée (Apiter, Zeus, Dyaus, Sius), et les dieux sont nommés «ceux du ciel du jour»: elle est au centre d’une religion qui peut donc être qualifiée de «cosmique». D’autre part, elle implique l’existence d’une cosmologie particulièrement archaïque qui comporte également un «ciel de la nuit», l’«Ouranos étoilé» d’Homère. Le ciel de la nuit est le domaine des démons et des âmes des morts; sa principale divinité est le dieu Lune, ennemi des démons et roi des morts, en tant que «premier mort». La triade des couleurs (ci-dessus § 4.2) suggère que le ciel blanc du jour et le ciel noir de la nuit étaient séparés par un ciel rouge, le ciel des deux crépuscules. Les principales divinités de ce ciel rouge sont l’Aurore «fille du Ciel du jour» et les Jumeaux divins «fils du Ciel du jour», selon le formulaire traditionnel. Une part de leur mythologie consiste dans le retour de l’Aurore fugitive ou enlevée, et ramenée par ses deux frères.
La mythologie de ces divinités exprime principalement le désir du retour de la belle saison, dite Aurore de l’année, ou Aurores de l’année, comme dans le nom allemand de la fête de Pâques, Ostern.
Plus généralement, la correspondance observée entre les parties du jour de vingt quatre heures et les trois saisons de l’année (le jour et l’été, la nuit et l’hiver, «les aurores» et le printemps), correspondance qui donne un sens à l’union de Zeus Ciel du io-ur ‑ et Hé-ra Belle saison (anglais year, allemand Jahr «année»), indique une familiarité avec les réalités circumpolaires, également attestée par le groupe formulaire de notions traverser l’eau de la ténèbre hivernale (§ 4.2). Le conte scandinave du géant maçon qui demandait pour salaire le Soleil, la Lune et la déesse Freyja, Aurore de l’année, qui a été comparé à la légende grecque de la première destruction de Troie, exprime la crainte d’une éternelle nuit hivernale sans soleil, sans lune, sans aurore.
Cet ensemble de conceptions remonte à une période très ancienne de la communauté linguistique et ethnique, et à une culture mésolithique ou paléolithique, où la vie était précaire et dépendait étroitement du cycle de saisons. Le cheval n’était pas encore domestiqué: les Jumeaux divins, qui seront ultérieurement associés au cheval (les Advins indiens, les Dioscures cavaliers, Hengest et Horsa), le sont à l’élan, comme en témoigne le nom des Dioscures germaniques, les jumeaux Alces de la Germanie de Tacite. La société ne connaissait aucun groupe supérieur à la «bande» primitive: seule sa désignation est sûrement ancienne, celles du lignage et de la tribu sont plus récentes (§ 9). On supposera donc une société peu différenciée, donc peu concernée par le politique, sans autre stratification que celle des sexes et des classes d’âge. Les rites de passage de l’enfance à l’âge adulte des garçons ont laissé des traces à l’époque historique, notamment dans la cryplie lacédémonienne. C’est aussi à cette forme ancienne de la société que remontent les légendes de jumeaux (humains) expulsés en compagnie de leur mère et qui vont fonder une nouvelle communauté ou reviennent dans leur communauté d’origine pour y punir leur persécuteurs et s’emparer du pouvoir. Leur légende comporte souvent des traits similaires à ceux des contes merveilleux, dont l’origine paléolithique a été démontrée. Enfin, les vestiges de filiation matrilinéaire, comme le rôle privilégié de l’oncle maternel ou la transmission du pouvoir au gendre (la succession des rois du Latium), qui sont en contradiction avec le caractère exclusivement patrilinéaire de la filiation dans les époques historiques, ont chance de remonter à cette période, et de concorder avec le genre féminin de la divinité suprême, le Ciel du jour, qui sera remplacé par le «Ciel père», Jùpiter, Zeus patér, etc.
Identification archéologique probable: la culture de Maglemose, avec ses prolongements circumpolaires (Carl‑Heinz Boettcher, Der Ursprung Europas, St.Ingbert, 1999).
9 – Les trois fonctions et les quatre cercles
Contrairement à celle de la période antérieure, l’idéologie des trois fonctions (§ 4.2) repose sur des préoccupations de nature politique, et suppose une société différenciée et hiérarchisée: les rapports entre les fonctions sont hiérarchiques, et cette hiérarchie est essentielle, comme le rappellent les apologues trifonctionnels, qui ont pour objet de montrer que la première fonction l’emporte sur les deux autres, et la deuxième sur la troisième.
En revanche, l’aspect cosmique passe au second plan: les trois fonctions ne sont à l’œuvre dans le monde que de manière figurée, en raison d’une homologie entre le monde et la société. La cosmologie a changé: l’alternance entre ciel du jour et ciel de la nuit a cédé la place à un ciel fixe identifié aux nuages. Et elle s’est différenciée selon les peuples: la terre est placée tout en bas, et séparée du ciel par un espace intermédiaire, ou entre le ciel et le monde des morts. Ces mondes fixes sont structurés horizontalement par les quatre points cardinaux, qui définissent un espace carré (parfois appliqué à la terre), et verticalement par un étai cosmique (poteau, colonne, arbre), par un géant ou un dieu.
Le meilleur exemple de l’idéologie des trois fonctions est le dharma indien, la loi de la caste, qui concerne non seulement les droits et les devoirs sociaux, mais presque toutes les circonstances de la vie privée. Le respect du dharma conditionne à la fois l’ordre social et l’ordre cosmique; s’il n’était pas suffisamment respecté, le monde entier serait anéanti, selon une formule de Kautilya.
Une telle idéologie émane nécessairement d’une société stratifiée en castes. Mais il n’est pas sûr que castes et fonctions se soient superposées, les détenteurs du sacré ont pu constituer une caste sacerdotale comme celle des brahmanes indiens, des àthravans iraniens, des druides celtes, ou (plus vraisemblablement) s’identifier à la noblesse. La fonction guerrière peut avoir été réservée à la noblesse ou partagée entre nobles et hommes libres, paysans soldats. La troisième fonction a pu s’identifier à une caste, comme celle des serfs germaniques, ou se répartir entre des hommes libres appartenant à la communauté ethnique et une caste d’esclaves qui en sont exclus comme non aryens (les ùdras indiens). Par delà les questions institutionnelles de compétences respectives et d’organisation de la société se pose la question essentielle des rapports entre «autorité spirituelle» et «pouvoir temporel». Elle ne se pose que là où existe une caste sacerdotale, qui prétend à la suprématie politique, et qui, parfois, y parvient: chez les Celtes, la position des druides est forte face au roi lié par divers interdits. En revanche, la question ne se pose pas là où la noblesse, et le roi qui en est issu, sont les détenteurs de la tradition. L’Inde védique conserve des traces indubitables de cette situation: on y voit des nobles affronter des brahmanes sur des questions de théologie, et même des brahmanes se déclarer leurs disciples. Les «rois poètes» légendaires représentent une réalité ancienne également attestée par le nom de la dynastie iranienne des Kavi «Poètes» et celui de Thule «Orateur», roi des Rondings, du poème anglais Widsith.
Cette société se divise aussi en quatre «cercles d’appartenance»: la famille de trois générations (le grand-père paternel, ses fils, leurs épouses et leurs enfants, et ses filles non mariées); le village clanique, désigné par le terme qui s’appliquait antérieurement à la bande primitive; le lignage, qui porte des noms tirés de la même racine, mais dont le suffixe est différent, ce qui montre que la désignation est plus tardive ‑; enfin la tribu, dont le nom n’est attesté avec son sens technique que sur l’aire de la «vieille Europe» de l’hydronymie héritée (§ 2), celle dont le centre correspond au dernier habitat commun. Chacun de ces quatre cercles a un chef, désigné soit par un composé comme le grec despotés ouun dérivé comme le latin dominus, qui signifient l’un et l’autre «chef de famille»; le chef de la tribu est le roi.
La filiation qui est à la base du lignage et de ses subdivisions est patrilinéaire. Cette réalité se reflète dans la conception de l’homme comme «semeur» et de la femme comme «champ ensemencé», celle qui s’exprime dans les Lois de Manou et dans les Euménides d’Eschyle; cette conception en vient à nier toute parenté entre l’enfant et sa mère.
Le ressort principal de cette société est la gloire intarissable du formulaire traditionnel (§ 4. 1), mais cette gloire est celle de la lignée. Ce n’est pas celle de l’individu, qui n’a pas encore d’existence sociale; il n’existe que par sa position dans le système des trois fonctions et des quatre cercles: par son lignage et par sa caste.
Cette période peut correspondre à la culture néolithique des gobelets en entonnoir.
10 – La société héroïque
Ce que l’on nomme «société héroïque» apparaît à l’âge du bronze et se développe à l’âge du fer; notre moyen âge en est le prolongement. Elle ne correspond donc pas à la dernière période de la communauté qui se situe au néolithique final. Mais d’un peuple à l’autre, on observe des évolutions parallèles au cours de cette période. Les plus significatives sont la «religion de la vérité», l’émergence de divinités assurant une protection individuelle, et l’apparition d’un nouveau type d’hommes: les «contempteurs des dieux».
10.1 – La religion de la vérité
J’ai nommé «religion de la vérité» (Haudry 1992: 62 et suiv.) une innovation indo-iranienne attestée par la désignation nouvelle du culte positif (sacrifice, louange, prière) par une racine qui signifie originellement «ne pas offenser», et s’applique donc initialement au «culte négatif». Parallèlement apparaît un ensemble de dieux nouveaux, issus d’abstractions, et le culte de ces dieux est d’abord un culte négatif, consistant à «ne pas les offenser»: Mitra «Contrat d’amitié», Varuna «Parole donnée», Bhaga «Juste répartition» et «Destin». De tels dieux doivent, avant même toute prière, toute louange, tout sacrifice, «être respectés», «ne pas être offensés». Cette «religion de la vérité» couvre une part essentielle des religions de l’Inde védique et de l’Iran ancien: de grands dieux comme les Àdityas indiens, comme Ahura Mazdà et Mithra en Iran en relèvent directement.
Ce renouveau a des parallèles indépendants (plutôt que des prolongements par emprunt) dans le monde germanique. Par exemple, le remplacement du terme hérité désignant les dieux par le nom de la libation, *guda‑ (neutre) ne peut s’expliquer que par là: on ne passe de «libation» à «dieu» que par l’intermédiaire de «respecter ses libations», c’est‑à‑dire les engagements qu’elles accompagnent et symbolisent, et les dieux qui en sont garants.
En grec classique, le culte divin est dénommé au moyen d’un verbe qui, chez Homère, signifie «avoir honte» ou «avoir scrupule», et notre désignation de la religion a suivi une filière sémantique analogue en latin.
Ces évolutions dans la terminologie religieuse correspondent à des préoccupations nouvelles, qui sont celles de la société héroïque: le respect des traités, la fidélité au seigneur, et la juste rétribution des services rendus par les compagnons sont désormais plus importants que les liens lignagers qui se distendent et que la hiérarchie des fonctions. C’est qu’une nouvelle forme d’appartenance sociale s’est développée: le compagnonnage autour d’un seigneur, soit au sein d’un lignage (les trois cent Fabii de Tite Live), soit au sein d’une tribu (Achille et ses Myrmidons), soit en dehors des cercles antérieurs: les tyrans des cités grecques, représentants de cette forme de société, s’entourent plus volontiers d’étrangers que de concitoyens. Ainsi, la fidélité au seigneur et les relations loyales entre seigneurs dans un monde en mouvement, où les risques de conflits deviennent plus fréquents tendent à être considérées comme des facteurs essentiels de la cohésion sociale: solidarités électives, dont la désignation générique, *swe, finira par s’appliquer au «sien» et au «soi».
10.2 – Divinités protectrices, héros protégés
Dans la société lignagère, on connaît de nombreux exemples de divinités tutélaires. Mais elles protègent un lignage, non un individu. Les poètes du Rigvéda mentionnent souvent leurs «liens héréditaires» avec le dieu dont ils font la louange; dans le monde scandinave, les anges sont des gardiens familiaux. Mais dans la société héroïque une nouvelle relation s’établit entre dieux et humains: certains héros sont à titre individuel les protégés d’un dieu ou d’une déesse. Cette protection peut s’étendre aux fins dernières: dans la Grèce posthomérique, certains héros doivent à une telle protection de survivre après leur mort sur les Iles Fortunées. Ces héros jouissent d’une survie individuelle, alors que les gens du commun survivent collectivement, mais surtout leur survie est réelle, et non fictive, comme le sont la survie par la descendance (la «voie des pères») et la survie par la gloire intarissable (la «voie des dieux»).
10.3 – Les contempteurs des dieux
Dans cette nouvelle forme de société, une autre innovation se fait jour dans le domaine religieux: un rejet délibéré des cultes traditionnels de la société lignagère et tribale par certains héros. Une telle attitude est liée à la sophistique et à la philosophie dans la Grèce classique, mais non dans la Grèce homérique, ni dans le monde indo-iranien. Or, une expression formulaire signifiant «haïr les dieux», qui se retrouve dans la désignation du «blasphème» en gotique, donne à penser que l’attitude du «contempteur des dieux», comme le Mézence de Virgile, était connue. Mézence, dont le nom signifie «chef», est un tyran étrusque expulsé par son peuple et reçu en allié par Turnus, l’ennemi d’Énée. Contrairement au «pieux Énée», il proclame son mépris des dieux, notamment dans ses dernières paroles: «Nous ne craignons pas la mort, et ne nous soucions d’aucun dieu». Au combat, il n’invoque pas les dieux, mais son propre bras et son arme: «Puisse ma dextre, ma divinité, et le trait que je brandis me venir en aide maintenant». Or plusieurs auteurs anciens attestent une pratique de serment par les armes dans les tribus germaniques, par exemple chez les Quades (Ammien Marcellin 17,12,2 1): «Alors tirant leurs épées, qu’ils vénèrent comme des dieux, ils jurèrent de demeurer loyaux». Ainsi cette forme de mépris des dieux peut être celle de héros qui ne se fient qu’à leur destin, leur «puissance», conformément à une formule scandinave qui survit dans l’expression anglaise with might and main. L’antiquité classique désapprouve fortement cette attitude que les Grecs nomment hybris et les Romains superbia. Hésiode la projette dans un passé mythique, en l’attribuant à l’âge d’argent; mais elle appartient en propre à l’âge des héros, ceux de la guerre de Troie et ceux du cycle thébain.
Ce bref aperçu ne constitue pas un état de la question; il vise uniquement à rappeler les fondements linguistiques de la notion d’Indo-Européen et, en partie sur la base de travaux personnels, à présenter une chronologie de la préhistoire culturelle des Indo-européens.
Jean Haudry
Source : Centro Studi La Runa