FILE – In this file photo released Friday, Jan. 15, 2021, by Imamedia, a triangle-shaped suicide drone approaches the target during a drill in Iran. Ukraine’s military claimed Tuesday for the first time that it encountered a similar Iranian-supplied suicide drone used by Russia on the battlefield, showing the deepening ties between Moscow and Tehran as the Islamic Republic’s tattered nuclear deal with world powers hangs in the balance. (Imamedia via AP, File)
Alexandre N. poursuit ici sa réflexion sur la bataille en cours. Il revient sur le paradoxe de l'utilisation des drones « volant en essaim » par l'armée russe. Ce qui caractérise la bataille d'Ukraine, ce n'est donc pas une « rupture technologique » mais l'utilisation intelligente d'une arme simple par l'une des deux armées. Nous attendions une panique occidentale du fait des armes hypersoniques mais elle finalement produite par des armes bien moins sophistiquées. Alexandre N. fait même de l'anticipation: il imagine un Dien Bien Phu naval américain au cas où les Etats-Unis s'obstineraient à vouloir provoquer les Chinois sur la question de Taïwan. Pourquoi, en effet, les Chinois n'adapteraient-ils pas les drones iraniens à leurs besoins, comme les Russes ont su le faire?
Guerre conventionnelle – guerre asymétrique
Un peu de théorie d’abord, pour ceux qui s’imaginent qu’ils « connaissent » … Il n’y a en première approche que deux formes de guerre. Celle dite conventionnelle – ce qui déjà veut tout dire – parce qu’issue de la longue pratique qu’il est trop dur de faire évoluer. Conceptuellement, elle n’est en fait que symétrique au sens où les forces s’affrontent avec des armements semblables, les mêmes règles implicites et surtout des chefs qui pensent exactement la même chose. Elle n’a alors d’issue stratégique que la supériorité des moyens, autrement dit la « dissymétrie », en rejetant l’intelligence éventuelle au rang des réalités éphémères.
La guerre de 14-18 en est la quintessence, la pire, la plus inutilement sanglante et aussi la plus caricaturale en même temps dans la mesure où des chefs symétriquement bornés de part et d’autre n’ont su qu’empiler l’acier, la poudre et la chair humaine sur une même ligne de front de quelques milliers de kilomètres, avec pour seul effet de l’immobiliser pendant quatre ans au prix de pertes démentielles, jusqu’à ce que arrivent enfin les Américains à l’Ouest, dont la seule présence assura alors cette dissymétrie tant recherchée, et ce qui a alors suffi à faire comprendre – même aux stratocrates les plus bornés – que c’était « foutu » pour l’Allemagne.
Mais en fait, plus ancienne et rémanente est cette autre forme de guerre dite alors asymétrique où le différentiel ne s’opère plus finalement sur les moyens – n’étant plus qu’une question contingente – mais sur les cerveaux des chefs.
La paresse intellectuelle et le conformisme social tendent à la guerre conventionnelle….
Succédant au crétinisme d’Azincourt et de Crécy, mais cette fois avec les moyens de la banque, l’Occident a depuis cinq siècles idéalisé subconsciemment l’empilement des armements comme mode de guerre nominal, jusqu’à l’absurde: comme disent les Américains: « full spectrum dominance ». La contre-partie cognitive en est, depuis lors, le conformisme inquiétant de chefs militaires réduit à un carriérisme si obtus qu’il leur fait ignorer, oublier ou mépriser cette forme de guerre si particulière du faible au fort, qui pourtant les a toujours vaincus. Et c’est ainsi que même le plus brillant d’entre eux – Bonaparte – est militairement mort en Espagne, la suite n’étant plus qu’agonie inutile et finalement lâchage par ses banquiers lassés.
User le cerveau de l’autre: la guerre asymétrique
En guerre asymétrique, c’est le cerveau de l’autre qu’on use et pas son matériel, idiots (dumb) par nature. Ce sont ses règles qu’on ne suit pas et ses faiblesses rédhibitoires qu’on exploite. Ainsi l’armée française qui ne le sait toujours pas a perdu l’Indochine à cause de ses congaï, ses fumeries, de la soupe de bambou et de la piastre, mais surtout – surtout – des communistes en métropole. Dien Bien Phu n’en fut que l’apothéose. Ceci dit, les Américains n’ont pas fait mieux !
Si vous ne comprenez pas le sens de « guerre asymétrique », alors révisez utilement celles du Vietnam, d’Algérie aussi, avec ses blessures toujours pas résorbées, et celle trop récente d’Afghanistan si cuisante qu’on s’est dépêché de l’oublier, à tort.
Quand on ne comprend pas quelque chose, la tendance est alors de lui coller un mot comme font les cuistres. Ainsi est apparu le terme de guerre « hybride » pour croire surmonter celui d’asymétrique. Foutaise, celle-ci ne désigne que le délire américain d’étendre sa guerre déjà éternelle à tous les domaines de lutte. Ils appellent ça « weaponisation » et les néo-conservateurs en ont fait leur dogme. Mais ceci ne fait que rendre compte que la guerre n’est plus que le dernier secteur économique marchand qui fonctionne encore aux États Unis.
Pourquoi l’Occident aurait bien besoin de savoir conduire « une guerre asymétrique »
Il ne faudrait cependant pas déduire de ce qui précède que la guerre asymétrique ne serait que la seule dont seraient capables les populations « moins évoluées » comme le sous-tend manifestement ce racisme systémique occidental*, enfoui sous son écœurante glose humanitaire. La guerre asymétrique est d’abord celle de la nécessité objective et l’Occident en compte autant de praticiens qu’ailleurs. Sauf que l’ambiance qui y prédomine fait que le conformisme se doit de les étouffer, de les trouver en cas de besoin et de les oublier à la distribution des prix de fin d’année.
On nous bassine ainsi avec des unités dites d’élite quand d’autres ont « fait le boulot », du (mythique) capitaine Conan au très réel capitaine Léger avec son incroyable « bleuite », de la « Brandebourg » de l’Abwehr au Chindits de Wingate, des SAS de Stirling aux maquis H’mongs de Sassi, … la guerre asymétrique à l’occidentale est d’abord celle des « atypiques », ce qu’implicitement l’armée US admet quand elle recommande – sans succès – de penser « out of the box ».
Application au cas de la guerre en Ukraine
Il faut commencer par rappeler que tout ce que font les Américains dans ce conflit, directement ou via leurs proxys otaniens et ukrainien, n’était que totalement prévisible. Mais tout aussi prévisible était aussi le fait que la stratégie russe s’articulerait d’abord sur la déstabilisation progressive des certitudes occidentales, si stupidement relayées par une propagande qui ne comprend même pas qu’elle est contre productive en s’aliénant totalement le reste du monde ( ou « RoW » selon les Américains, *expression hautement révélatrice pour désigner sans le dire « les Indiens », soit tout ce qui n’est pas eux ).
Et c’est ainsi qu’est apparu subrepticement et en plein tintamarre médiatique de défaite russe un début de panique du coté occidental qui depuis se confirme. Mais de quoi s’agit-il ?
Début de panique occidentale
Cette panique a débuté quand les forces russes commencèrent à employer un drone jugé ridicule car il ne répondait pas aux sacro-saints critères occidentaux en la matière : ce n’était pas un F-35 sans pilote ! Vu des médias non-occidentaux, il en ressort que : « Au bout de huit semaines de combats aériens à coup de drones et alors même que les pays de l’OTAN même à l’aide de leur DCA multicouche, dit Patchwork de radars n’ont pu contrer l’assaut asymétrique russe ». Oups !
C’est en effet après un temps de latence typiquement russe – six mois tout de même – que ceux-ci entament enfin la destruction lente, patiente mais systématique et apparemment irréversible, de tout le « barnum » guerrier pentagono-otano-ukrainien, une vraie torture chinoise …
Un drone iranien banal utilisé en essaims
Mais la nouveauté réside en fait dans le moyen employé à cet effet, à savoir un drone iranien banal, principalement utilisé en mode destruction (dit stupidement « kamikaze »), mais surtout en essaim, mais surtout face auquel aucun des super-systèmes occidentaux de DCA n’a trouvé la parade.
Mine de rien, il s’agit là d’une véritable percée du projectile contre le boulier, et en l’occurrence technologique.
C’est tout le concept américain de défense aérienne qui ainsi se retrouve mis en cause.
C’est d’autant plus énorme que cette surprise -et il s’agit bien de cela au sens stratégique – n’a strictement rien de nouveau, ni en terme de moyen ni en terme d’idée.
Un drone de conception ancienne et rustique
Le drone dont il s’agit ici est de conception ancienne et rustique, il vole bas et lentement mais longtemps, et avec un bruit d’enfer, toutes choses qui amènent à croire qu’une simple kalach’ suffirait à l’abattre. Mais que nenni : la surprise est donc dans le cas présent du pur style « asymétrique » en ce qu’elle prend à contre-pied toutes les certitudes de l’Occident dans sa technologie miraculeuse, celle-là même qui rend l’homme obsolète dans la guerre. Un à un, tous les systèmes – dit stupidement anti-missiles – ont échoué à le contrer, y compris le dernier arrivé allemand – l’Iris-T – ainsi que le très surfait « Dôme de Fer » (israélien) qui n’ose même pas s’y frotter.
Variante russe d’un drone iranien
Le Goran 2 (variante russe du drone iranien Shahed 136) non seulement détruit entre autre les radars en utilisant leurs lobes verticaux en phase terminale, mais également aussi leurs véhicules lanceurs associés (TEL) par simple identification IR/visible en phase terminale toujours. Manifestement, ce drone est difficilement repérable, ce qui est dû à un profil de vol et des matériaux qu’aucun industriel occidental n’aurait accepté de développer. Plus subtile encore mais pas nouveau est l’attaque en essaim – sorte de remake aérien de l’attaque de cavaliers mongols – qui en fait garantit la saturation de la défense adverse tout en déboussolant les système C3ISR (Commandement, Contrôle, Communications, Intelligence, Surveillance, Reconnaissance).
Pour une poignée de dollars
Le gain militaire d’un tel engin est immense. Outre la destruction tactique comme effet immédiat recherché, il se crée une désorganisation stratégique avec son pendant, la panique psychologique dans la recherche éperdue d’une parade. Mais c’est surtout d’un désastre financier qu’il s’agit quand un engin de quelques 20 000 $ en détruit sans barguigner d’autres coûtants plusieurs dizaines, voire centaines de millions de $. Voilà qui n’est pas sans poser un grave problème à l’arrogant complexe militaro-industriel occidental qui ne peut plus exporter … sa camelote sophistiquée !
Incidents à la parade
Le fait même de tirer sur ce drone pose problème. Un chasseur qui s’y est essayé a explosé en vol, un missile qui le poursuivait l’a raté pour aller s’écraser sur des troupes amies, et les armes d’infanterie – conformément à ce que disent les statistiques -n’ont fait que tirer dans le vide. Le goran 2 agit comme un maraudeur qui repère ses cibles sur une grande zone avant de foncer dessus sous la couverture radar, tout en faisant un bruit caractéristique de « mobylette » qui, en terme d’effet psy, l’assimile cependant plus à un Stuka qu’à cet engin à deux roues.
Ce drone n’a cependant rien de nouveau. À la base c’est un drone iranien déjà ancien et donc issu des capacités d’une nation sous embargo total. Il a de plus déjà fait ses preuves au Yémen face aux forces saoudo-américaines, ainsi que du côté d’Israël notamment à Karish où le Hezbollah l’a mis en œuvre. Malgré l’excellence de sa réputation en la matière, Israël n’a cependant toujours pas trouvé la parade.
Mais avant même les Iraniens, l’expérimentation d’un tel système a été conduite aussi dans les Balkans au cours des années 1990. Bien qu’au tout début des drones de guerre, les mêmes conclusions terrain qu’on constate aujourd’hui en avait été tirées, y compris l’attaque en essaim. Toutefois, cela n’a pas eu l’heur de plaire aux petits marquis poudrés d’état-major qui malheureusement avaient à en décider. La défaite est d’abord inscrite dans le cerveau des futurs chefs.
Le bilan, c’est le général britannique Martin, une éminence otanienne, qui le tire dans The Telegraph : « Nous ne pouvons plus prétendre que nous contrôlons l’espace aérien. Nous ne pouvons plus estimer que nous jouissons encore de la supériorité aérienne ou du contrôle aérien au Moyen-Orient comme c’était le cas auparavant ».
Si le drone m’était conté
Au stade actuel, même s’il convient de rester prudent, il n’en est pas moins vrai que les quelques 8000 sorties de Goran ont créé une véritable percée du projectile contre la cuirasse, et dans le cas présent la défense (anti-) aérienne occidentale et plus précisément où elle se croyait supérieure : la technologie. La vue infra en montre le résultat mais plus encore la crise d’hystérie déclenchée en Occident qui va jusqu’à accuser l’Iran de participer à la guerre, comme si lui-même n’y participait pas directement. Délirant et pitoyable!
Bien sûr les Américains réagiront à cela, et de la pire manière qui soit, comme l’intensification du terrorisme. Mais sur le sujet lui-même, force est de constater qu’ils sont « secs » et que même s’ils trouvaient une quelconque parade – et à court terme il n’y a que la guerre électronique –, le mécanisme asymétrique des mesures / contre-mesures n’en est pas moins enclenché. Plus intéressant encore sera le temps nécessaire aux « crânes d’œufs » pentagonaux pour évaluer l’étendue d’un phénomène qui remet – tout simplement – en cause tout leur dispositif militaire, et partant leur supposée supériorité éponyme : le drone est devenu un élément essentiel de la guerre. Les Anglais ont semble-t-il commencé à l’intuiter, en suggérant au passage une refonte complète du dispositif sol-air. L’enjeu est donc de taille et on n’a pas fini d’en rire, la pire erreur étant par exemple d’en confier la résolution aux armées de l’air qui ne sont plus que des syndicats de pilotes maintenant qu’il a été démontré que le F-35 est très momentanément amphibie.
Et la drôlerie ne manquera pas de toucher aussi les « crânes d’œuf » de BigTech, ces gens qui ne croient plus qu’en l’IA et le transhumanisme.
N’oublions pas en effet cette formidable réflexion d’un stagiaire de l’École de guerre d’avant 14 qui ne prévoyait aucun avenir militaire à l’aéroplane, ou celle de ce général qui, en 1938, ne voyait aucun avenir non plus au porte-avion. Il faut prendre conscience que le problème ici posé est moins d’ordre technologique ou conceptuel que d’abord culturel avec une telle concentration de conformistes dans les institutions pseudo-guerrières des puissances occidentales aujourd’hui dépassées.
Applications au cas de Taïwan: vers un Dien Bien Phu américain?
Ce pourquoi, et sans beaucoup se tromper, on peut largement anticiper un Dien Bien Phu de la flotte US du Pacifique face à Taïwan. Explications.
On sait les Américains sinophobes au dernier degré depuis toujours. Ce sont eux en particulier qui ont inventé le « mal jaune » il y a plus d’un siècle, la russophobie n’étant pour eux qu’un virus tardif venu d’Europe de l’Est. Or il s’avère que les néo-cons US viennent de subir une très lourde défaite au dernier congrès du PC chinois qui a vu l’élimination – manu militari – de la 5° colonne occidentaliste.
La guerre de Taïwan est donc virtuellement déclarée et il est important pour les US de la déclencher avant que la Chine – selon eux – n’y soit prête. Rassurons d’emblée le lecteur covidiste et ukrainophile, deux guerres – l’une contre la Russie, l’autre contre la Chine – ne sauraient effrayer le gâteux de la Maison Blanche, bien au contraire. Il y aura donc très rapidement du coté US provocation, puis rapidement une montée aux extrêmes dans les aiguës médiatiques, puis menace de déploiement de la flotte du Pacifique, puis déploiement d’icelle, puis ….
Et c’est précisément à ce moment-là que la Chine, faisant alors preuve d’une grave faiblesse apparente, pourrait par exemple déclencher opportunément la sortie de – rêvons un peu – quelques 10 000 drones pas chers puisqu’il s’agira alors de shahed 136 sinisés. Contre 200 barcasses quasi immobiles au milieu de l’océan, et bardés – on le sait désormais – d’une technologie inutile, le Dien Bien Phu naval américain est dans ces conditions quasi assuré. Statistiquement, un tiers au moins sera coulé et prioritairement les porte-avions. On sait en effet depuis longtemps qu’aucun de ces monstres ne peut résister à une attaque combinée de drones en essaims. Mais l’arrogance US étant ce qu’elle est, seule la sanction la plus durement ressentie – c’est à dire médiatiquement – pourrai préparer les esprits à l’idée même – horresco referens – de la défaite probable.
On sent frétiller d’ici les mânes du Grand et du Petit Timoniers.
Alexandre N
Source : Le Courrier des Stratèges (25 octobre 2022)