Eléments – N°50 – Printemps 1984
La dénonciation de l’argent et de ceux qui le possèdent est fréquente chez les premiers chrétiens. L’Epître de saint Jacques est à cet égard révélatrice, dans ses accents apocalyptiques : "Eh bien ! maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous ; elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans vos derniers jours" (1)
L’exemple vient de haut. Les Evangiles témoignent de l’aversion de Jésus pour le culte de l’argent. "Malheur à vous les riches, car vous avez votre consolation", dit-il dans Luc, 6, 24. Et plus loin (18, 24-25) : "Qu’il est difficile à ceux qui ont des richesses de pénétrer dans le Royaume de Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu" (2).
Cette condamnation de l’argent est liée aux aspects dualistes du christianisme primitif : "La morale chrétienne, qui souligne l’opposition entre la chair et l’esprit, entre l’Eglise et le monde, présente des tendances dualistes très affirmées. Elle encourage l’esprit d’ascèse et de mortification. On demande aux fidèles (…) de renoncer au "siècle" (…) de bannir le luxe et la recherche du gain" (3). Exaltation de la pauvreté et dénonciation de la richesse, source de péché – comme tout ce qui se relève d’un monde corrompu, intrinsèquement vicié par sa nature même – voilà qui a de quoi plaire aux déshérités et déracinés qui constituent l’essentiel des premiers groupes chrétiens. Au jour du Jugement, ce qui est au-dessus sera au-dessous, et ils contempleront avec jubilation, eux, les élus - élus parce que pauvres -, les affres de ceux qui, aujourd’hui, les dominent, les narguent et les écrasent de leurs richesses. Ceux qui ont de l’argent périront par l’argent, et ce sera justice.
Tout au long des siècles médiévaux, la suspicion à l’égard de l’argent se maintient au sein du catholicisme. Elle est particulièrement nette dans les milieux monastiques, où elle repose sur des fondements doctrinaux fréquemment rappelés. Pourquoi l’argent est-il le mal (au point que, parmi les trois vœux que prononce tout religieux, figure celui de pauvreté ?) Parce qu’il est l’expression d’une affirmation de l’homme, de sa volonté de puissance face à Dieu. La négation de l’argent, la pauvreté, sera donc une qualité de nature spirituelle bien plus que matérielle. Et l’analyse des mots utilisés, dans le christianisme, pour exalter la pauvreté, est à ce sujet très éclairante. En faisant référence aux sources bibliques, « une première approche du vocabulaire hébraïque, note Jean-Louis Goglin (4), insiste sur le passage d’une réalité économique et sociale à une attitude de l’âme. On part du concret, qui est une pénurie matérielle, pour accéder à une attitude toute d’humilité devant le Dieu d’Israël, et cette interprétation l’emporte ».
La figure biblique de Job est à ce point exemplaire. Lui qui "possédait 7000 moutons, 3000 chameaux, 500 paires de bœufs, 500 ânesses et une très nombreuse domesticité" (Job, 1, 3) est mis à l’épreuve par Dieu. Il perd tous ses biens, et voit même disparaître ses enfants. Il accepte la volonté divine dans un premier temps. Puis, frappé dans sa chair, il s’insurge contre le fait d’avoir été puni sans raison, lui qui a toujours été un juste. Enfin il retrouve la voie de l’humilité, il en vient à accepter ce qu’il ne peut comprendre, il renonce à demander des explications à Dieu, il s’en remet à Lui : il est devenu pauvre en esprit (et il en sera récompensé). Car c’est ce qui est le plus important, pour le Dieu biblique : que cet homme, victime d’une apparente injustice, fasse abstraction de lui-même, accepte, lui qui n’est rien – puisqu’il n’est qu’homme -, que Dieu soit Tout, au-dessus de toute logique, au-delà de toute raison, de toute justification.
L’argent, tout argent, en tant que signe d’une puissance qui peut se dresser contre Dieu, prétendre contester son omnipotence parce que capable d’agir sur les choses, sur l’ordre du monde, contient donc en germe la déviance suprême, le péché d’orgueil, le Veau d’or. L’argent est outil d’émancipation d’un homme qui, par lui, revendique sa capacité de créateur – et conteste donc tout à la fois sa nature de créature et le fait qu’il n’y ait qu’un seul créateur, le Tout-Puissant, Dieu d’Israël. L’argent, ainsi, est païen. L’argent maudit est, aussi, symbole et prix de la trahison : Judas est payé de "trente pièces d’argent" (Mathieu, 27, 3).
Le rejet de l’argent va donc caractériser, parmi les chrétiens, les purs – ceux qui refusent de transiger avec l’ordre d’un monde terrestre marqué par le péché. Ils sont conscients de constituer « l’avant-garde du peuple de Dieu, déjà parvenue aux portes du Royaume » (5) Dans le silence des cloîtres, on médite sur la nécessité du mépris du monde, ce contemptus mundi que prônent saint Anselme, Jean de Fécamp, Bernard de Morlaas et bien d’autres auteurs, s’appuyant à l’envi sur un Evangile de saint Jean dont on retient surtout la condamnation sans appel d’un monde marqué par le mal. Ermites retirés dans leurs solitudes forestières ou croisés en guenille partant vers Jérusalem (l’un des chefs improvisés de la "croisade populaire" est appelé, significativement, "Gautier Sans Avoir"), ils gagnent leur paradis par la rupture avec les biens matériels. Et si, au passage, la croisade populaire se livre à des pogroms, c’est bien sûr parce que les Juifs sont le peuple déicide mais aussi – et peut-être surtout – parce qu’ils sont les hommes de l’argent, ceux qui vivent par et pour le commerce de l’argent. Dans une société, notons-le, où l’argent (en tant qu’espèces) joue, depuis le haut Moyen Age, un rôle réduit dans l’économie. Mais peu importe la quantité de numéraire en circulation. C’est sa signification idéologique qui compte.
C’est ce qu’ont bien compris les groupes qui contestent une Eglise dont la richesse, alors même qu’elle en condamne le principe, s’étale avec impudence. "Pauvres de Lyon" (qu’on appellera bientôt "vaudois", du nom de leur fondateur), cathares languedociens, "Humiliés" de Lombardie : tous affirment vouloir vivre la pauvreté évangélique, mettre leurs pas dans ceux des Apôtres. Accusés d’hérésie, ces groupes sont persécutés : l’Eglise n’admet pas que l’on prétende pratiquer certaines valeurs en dehors des cadres qu’elle a tracés et qui lui permettent de canaliser et contrôler les "vocations". Par ailleurs il est hors de question de laisser les hérétiques s’emparer d’un thème aussi mobilisateur, aussi "porteur", dans les masses, de celui de la sainte pauvreté. Surgissent donc des "ordres mendiants", qui doivent incarner l’exigence de pauvreté replacée dans les cadres institutionnels de l’Eglise, en utilisant les formes d’action pratiquées par les hérétiques et qui frappent l’imagination des bonnes gens : vêtements d’une extrême simplicité, repas frugaux obtenus de la charité publique, etc. L'histoire des ordres mendiants sera cependant agitée : les Franciscains, en particulier, seront vite divisés sur l’acception que l’on doit donner au terme de "pauvreté" (faut-il ou non conserver le point de vue très rigoriste du fondateur, François d’Assise ? Et refuser, par exemple, la compromission qui consisterait, en jouant sur les mots, à accepter des donations faites non à des individus mais à la communauté ? Certains Franciscains, refusant de tricher, de transiger avec l’idéal originel de leur ordre, se verront acculés, du coup, à l’hérésie). Eternel dilemme, pour l’Eglise : comment prendre en mains une société si on n’y est pas pleinement immergée – avec toutes les adaptations que cela suppose ?
L’Eglise répond par l’ambiguïté, le compromis, quelquefois le paradoxe. En particulier lorsqu’il s’agit de prendre en compte l’homme d’argent par excellence, le marchand. Question brûlante, à partir du XIIIe siècle, où l’essor des villes, du grand commerce, d’une économie redevenue monétaire donne au marchand un rôle de premier plan (le fondateur des Franciscains, rappelons-le, était fils d’un riche marchand d’Assise ; Pierre Valdo, avant sa "conversion" qui allait le conduire à l’hérésie, était un puissant marchand lyonnais). Mais le problème est aussi vieux que le christianisme lui-même. Il est posé dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, lorsque, l’Eglise se développant grâce à l’habile propagande d’intellectuels ralliés à sa cause, aux pauvres hères qui constituaient les premières recrues de la nouvelle secte sont venus s’adjoindre des hommes et des femmes de milieux aisés, voire opulents.
C’est à ceux-là que s’adresse un Clément d’Alexandrie, au début du IIIe siècle. En leur expliquant qu’il faut savoir interpréter les solennelles condamnations portées par Jésus contre les riches. Il faut se livrer à une exégèse. Par exemple, cette terrible phrase mentionnée dans Luc et Marc ("Il est plus facile à un chameau…") qui fait frissonner, dans l’auditoire de Clément, riches hommes d’affaires alexandrins et jolies femmes couvertes de bijoux… Eh bien, assure Clément, "il ne faut pas la prendre étourdiment à la lettre !" (6). Que les riches se rassurent : "L’effroi dont ils tremblent est dépourvu de fondement et il ne tient qu’à eux d’être reçus dans la joie du Seigneur !". Tout est affaire d’interprétation, du sens que l’on donne aux mots. Ainsi, quand Jésus répond à un riche qui lui demandait comment gagner la vie éternelle : "Vends ce que tu possèdes, distribue-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens et suis-moi". Restons calme, dit Clément, et évitons les contresens : "Que veulent dire ces mots ? Certains les prennent à la lettre et croient que le Maître nous ordonne d’abandonner tous nos biens et d’y renoncer définitivement, alors qu’ils veulent seulement extirper nos préjugés sur la richesse, notre passion, notre rage, notre angoisse, ces épines qui déchirent nos existences… Elle n’est point d’un grand exemple, cette pauvreté inconsidérée qui ne regarde pas à la vie éternelle. Les pauvres hères qui mendient et traînent sur nos routes, sans rien savoir de Dieu ni de sa justice, sur le seul motif de leur misère, de leur indigence et de leur dénuement absolu, seraient les plus heureux et les plus chrétiens des hommes et mériteraient seuls la vie éternelle ? Ce n’est point une grande innovation que de renoncer aux richesses et de les distribuer aux besogneux et aux indigents. Beaucoup l’ont fait avant la venue du Sauveur… Quel est donc ce précepte nouveau qui ne vient que de Dieu et qui donne la vie, miracle impossible aux anciens ?… Il veut que nous purifions nos âmes et nos cœurs des passions, que nous déracinions et jetions loin de nous les choses étrangères". Autrement dit – et en clair : ce qui compte c’est d’être pauvres "en esprit". Et bien sûr, de savoir faire de larges aumônes. Qui trouveront leur juste récompense. Clément engage sans complexe ses auditeurs à faire un judicieux calcul pour se réserver, grâce à leur argent (une partie de leur argent, n’exagérons rien…) une place parmi les élus : "O le beau commerce ! O le divin marché ! On achète l’immortalité pour de l’argent, on échange les biens caducs de ce monde contre une éternelle demeure dans les cieux !". Que les riches, complexés par leur richesse et soucieux de leur salut, s’en remettent aux conseils d’hommes d’Eglise qui sauront trouver la réponse adéquate à leurs préoccupations, qui seront leurs directeurs de conscience : "Il est par conséquent indispensable, vous qui vous enorgueillissez de votre puissance et de votre richesse, que vous choisissiez pour directeur un homme de Dieu qui fera office de maître de gymnase et de timonier".
On peut considérer que l’Eglise établit, dès la fin de l’Antiquité, vis-à-vis du monde de l’argent, le compromis qu’elle réalise par ailleurs avec le pouvoir d’Etat, à partir de Constantin – et avec le principe de la guerre et la figure du guerrier (7). C’est-à-dire qu’elle utilise un double langage (l’un ou l’autre étant privilégié, mis en avant, selon les circonstances, les opportunités). Ainsi, si l’on prend au pied de la lettre certains textes, l’Eglise met à l’index le marchand et "l’état de marchandise". Ces textes sont résumés par une phrase, souvent citée, qu’on peut relever dans une addition au décret de Gratien (8) : "Le marchand ne peut plaire à Dieu – ou difficilement". Jacques Le Goff (9) remarque : "Les documents ecclésiastiques – manuels de confession, statuts synodaux, recueils de cas de conscience – qui donnent des listes de professions interdites, illicita negocia, ou de métiers déshonorants, inhonesta mercimonia, y font presque toujours figurer le commerce". On s’appuie souvent sur une phrase d’une décrétale du pape saint Léon le Grand, qui affirme : "Il est difficile de ne pas pécher quand on fait profession d’acheter et de vendre". Saint Thomas d’Aquin estime que "le commerce considéré en lui-même, a un certain caractère honteux". Le marchand se retrouve sur la même liste d’infamie, établie par l’Eglise (et dont l’application se perpétuera, au moins en théorie, au-delà du Moyen Age), que les prostituées, jongleurs et comédiens, cabaretiers, chirurgiens, bouchers, soldats, etc.
Pourquoi cette mise en quarantaine ? Parce que le but du commerce est le gain, son motif la soif de l’argent. Le commerce, assure saint Thomas, "est blâmé à bon droit parce que de lui-même il satisfait à la convoitise du lucre qui, loin de connaître quelque borne, s’étend à l’infini". L’une des figures les plus caricaturées, dans la littérature médiévale, est celle du marchand qui ne vit que pour son or. Le héros du Credo de l’usurier, qui va mourir, fait apporter devant lui un amas de monnaies, qui sera sa dernière vision, et demande à être enterré avec son plus gros sac d’argent (c’est l’arrière-grand-père d’Harpagon…) ! A San Gimignano, les fresques réalisées par Taddeo di Bartolo représentent la danse des damnés, où les marchands sont en bonne place, leur argent dans les bras et torturés par des diables grimaçants.
Cupide, le marchand est tenté de pratiquer l’usure (l’Eglise entend par là toute transaction entraînant le paiement d’un intérêt). Or l’usure est formellement condamnée par les autorités ecclésiastiques, qui invoquent deux versets du Deutéronome (XXIII, 19-20) : "Tu n’exigeras de ton frère aucun intérêt ni pour argent ni pour vivres, ni pour aucune chose qui se prête à intérêt". (Les auteurs qui font référence à ce texte biblique oublient en général de citer le verset suivant : "A un étranger, tu feras des prêts à intérêt, mais à ton frère tu n’en feras pas"…). Reprenant à son compte l’opinion d’Aristote, saint Thomas, dans sa Somme théologique (question 78) dénonce l’auto-fructification de l’argent comme un acte contre nature, le bénéfice obtenu par le prêt à intérêt n’étant pas le fruit d’un travail. Par ailleurs – et c’est là une raison idéologiquement déterminante – par la pratique de l’intérêt on vend du temps (puisque c’est le laps de temps qui s’écoule entre le prêt et le remboursement qui produit, seul, la somme d’argent que représente l’intérêt). Or le temps ne peut, ne doit appartenir qu’à Dieu. On retrouve ici le vieil interdit biblique : l’homme qui revendique l’appropriation du temps, et aussi de l’espace – donc de l’histoire – blasphème à la face de Dieu.
Et pourtant, malgré injonctions et tabous, le marchand vit pour l’argent. Qu’il soit d’Arras – "on y aime trop l’argent", dit au XIIIe siècle Adam de la Halle –, de Florence – où Dante dénonce "une gent cupide, envieuse, orgueilleuse", vivant pour le seul florin, cette "fleur maudite" -, de Toulouse ou de Rouen, comme ces marchands étudiés par Philippe Wolff (10) et Michel Mollat (11), le négociant médiéval partage le point de vue de ce Florentin du XIVe siècle qui affirme sans complexe : "Ton aide, ta défense, ton honneur, ton profit, c’est l’argent". Dans la mentalité marchande qui s’affirme, l’argent est, selon la formule de Michel Mollat, "le fondement d’une société". D’où une morale où prévaut un égoïsme tranquille. "Tu ne dois pas servir autrui pour te desservir dans tes propres affaires" assure Paolo di Messer Pace da Certaldo. Et un individualisme qui rejette toute solidarité communautaire, qu’elle soit corporative, municipale ou même familiale. Lorsqu’il s’agit de choses sérieuses – c’est-à-dire de ses affaires – le bon marchand, le marchand efficace ne doit faire confiance à quiconque. Au XVe siècle, Léon Battista Alberti lui recommande de dissimuler à ses proches les tenants et aboutissants des opérations qu’il mène (attention aux confidences sur l’oreiller !) et lui conseille d’aménager dans sa maison portes et escaliers dérobés, pour dissimuler, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, la qualité des gens que l’on reçoit, clients, informateurs, complices plus ou moins avouables. Et puis foin de vains scrupules : tout est bon pour "faire de l’argent". Un Florentin du XIVe, auteur de Conseils au marchand, trouve une précieuse justification dans la Bible : "Les cadeaux rendent aveugles les yeux des sages et muette la bouche des justes" (Deutéronome, XVI, 19).
Il y a là, apparemment, de quoi étayer et justifier les prétentions de l’Eglise à l’égard des hommes d’argent. Mais il y loin des principes aux réalités. Car, dans les faits, l’Eglise participe pleinement au monde de l’argent. Nous avons vu, plus haut, quelle argumentation utilisait Clément d’Alexandrie. Ce prélat mondain, soucieux d’apaiser la conscience de ses riches fidèles, aura de nombreux successeurs. Illustre exemple : au IIIe siècle, Calixte, esclave chrétien qui deviendra pape, dirige pour le compte de son maître Carpophore une banque à clientèle chrétienne. Il n’a apparemment pas de complexes à recevoir des dépôts qui sont ensuite placés à intérêt auprès des juifs de Rome.
L’Eglise médiévale, certes, tonne contre l’usure (tout en utilisant largement les services, en particulier au moment de la papauté d’Avignon, d’usuriers juifs que leur religion met à l’abri des réglementations chrétiennes). Mais dans la vie quotidienne, elle n’intervient pratiquement pas contre les procédés usuraires, sauf lorsque ses intérêts sont en jeu. "Le plus souvent, note Jacques Le Goff, l’Eglise ferme les yeux" (12). Elle feint d’ignorer les multiples astuces trouvées par les marchands pour tourner l’interdit officiel. "Quand la lettre était respectée, l’Eglise acceptait plus facilement que l’esprit fût trahi. Tantôt l’intérêt payé par l’emprunteur était présenté comme un don volontaire, tantôt il prenait la forme d’une amende payée à l’expiration du délai de remboursement fixé exprès à une date trop rapprochée, amende forfaitaire payée annuellement en échange de laquelle les Lombards (13) recevaient une licence autorisant la pratique des opérations théoriquement interdites. Parfois l’usure était camouflée de telle sorte qu’il était très difficile de la déceler, comme dans le cas du change sec s’opérant à l’aide d’une lettre de change fictive mentionnant des opérations de change qui n’étaient pas réellement effectuées."
Cynisme intéressé. L’Eglise, riche, très riche, apporte une justification théologique à l’argent (qu’elle vilipende dans d’autres textes : la tradition du double langage). La monnaie est, écrit Thomas d’Aquin, "la mesure de la valeur des choses" ; elle sert, ajoute-t-il, d’intermédiaire des échanges, et elle est une réserve de valeur, "un lien pour l’homme entre le présent et l’avenir" - saint Albert le Grand en est d’accord, lui aussi. Il est significatif que, dans le mouvement d’expansion monétaire qui marque l’économie de l’Europe occidentale aux XIIe et XIIIe siècles, une place de premier choix soit occupée par les grandes seigneuries ecclésiastiques. L’exemple de Cluny, bien étudié par Georges Duby (14), est frappant. Dès le début du XIIe siècle, la grande abbaye bénédictine accumule de nouvelles ressources en monnaie, provenant des prestations annuelles en argent fournies par ses très nombreuses filiales (implantées en plusieurs pays d’Europe) et des aumônes en numéraire (à lui seul, le don annuel des rois espagnols procure une masse d’or valant au moins 400 livres clunisiennes…). De ces ressources métalliques, la plus grande partie n’est pas capitalisée : "Mieux vaut, disait l’abbé Hugues, dépenser l’or et l’argent que de les garder intacts et tout rutilants". Du coup, Cluny attire les marchands, qui viennent peupler l’active ville commerçante développée autour de l’abbaye. Les âpres critiques d’un saint Bernard, dénonçant l’opulence, le goût du luxe, l’âpreté au gain des clunisiens ne seront pas sans fondements…
Dans les grandes entreprises de défrichement, qui associent souvent plusieurs "entrepreneurs-promoteurs" - une maison religieuse et un seigneur laïc – (contrats de pariage), presque toujours le laïc apporte la terre et les droits de ban sur l’espace à défricher, tandis que les religieux fournissent l’argent (15). Elle-même puissance d’argent, l’Eglise s’appuie sur la force montante de la classe sociale qui incarne le pouvoir de l’argent – la bourgeoisie marchande. A la fin du XIe siècle, le pape Grégoire VII somme, sous menace d’excommunication, le roi de France Philippe Ier de rendre à des marchands italiens, peu scrupuleux, les marchandises qu’il leur a confisquées (16). C’est la première d’une longue liste de mesures par lesquelles l’Eglise prend sous son aile les marchands. Ainsi, en 1179, le concile de Latran, réglementant la trêve de Dieu, ordonne aux chevaliers de considérer comme intouchables, en priorité, les clercs et les marchands. En lutte contre la féodalité laïque et des souverains qui refusent la théocratie pontificale, le courant ecclésiastique incarné par Grégoire VII (et qualifié, de ce fait, de "grégorien") va "chercher des alliés dans le monde de l’argent, du commerce, auprès de marchands, puissances nouvelles" (Jacques le Goff). Autrement dit, l’Eglise joue la carte d’une nouvelle société, marquée par la montée en force de l’argent et des hommes d’argent, contre l’ancienne société terrienne et guerrière. C’est, bel et bien, une révolution culturelle. Et c’est aussi, pour reprendre l’expression de G. Le Bras (historien renommé et chrétien convaincu), "l’usure au service de l’Eglise".
L’Eglise participe d’ailleurs directement au commerce de l’argent : "De même que les monastères, pendant le Haut Moyen Age, avaient pu jouer le rôle d’établissements de crédit, ceux des abbés et des évêques qui possédaient des capitaux suffisants, faisaient au mépris des interdictions, office de prêteurs, d’usuriers. Tolérés souvent, ils agissaient parfois au grand jour (…) L’Eglise, de la compromission avec la féodalité, passa à la compromission avec le capitalisme" (17). On sait quel rôle de pionnier, en matière de techniques bancaires, a joué l’ordre du Temple (18). Et c’est le franciscain Luca Paciolo qui écrit le premier traité, en 1494, sur la comptabilité en partie double (19).
L’Eglise a ainsi réalisé au cours des derniers siècles du Moyen Age, comme l’écrivent si pudiquement des auteurs chrétiens, "une certaine adaptation aux nouvelles conditions économiques" (20). Mais avec les siècles modernes, le rapport du christianisme à l’argent prend une nouvelle dimension. Par l’encyclique Vix pervenit de Benoît XIV (1745), reconnaissant la licité du prêt à intérêt, l’Eglise catholique entérine avec beaucoup de retard, au plan des principes, une réalité qu’elle vivait depuis des siècles.
Mais surtout le christianisme est désormais pleinement confronté au capitalisme – aux réalités du capitalisme et à la mentalité qui les sous-tend – mentalité qui "regarde le gain comme une fin en soi et l’accroissement de la richesse comme le but de la vie terrestre", et qui "n’envisage pas que la recherche des biens matériels puisse être un obstacle à l’entrée au paradis après la mort" (21). Se pose ici la question du rôle du protestantisme : est-il responsable, d’une certaine façon, de l’avènement d’un tel état d’esprit ? Le sujet a été débattu par de nombreux auteurs (22).
On sait que Marx fait commencer l’ère capitaliste au XVIe siècle (23). Le siècle de la Réforme serait, pour Max Weber, celui qui aurait aussi légitimé l’esprit capitaliste, essentiellement grâce à Calvin. Les calvinistes, acceptant le principe du prêt à intérêt, auraient justifié les activités lucratives par la notion de "vocation" et le dogme de la prédestination : en lui envoyant le succès en affaires, Dieu désigne clairement celui qu’il a décidé de ranger parmi ses élus. A un individualisme religieux correspond un individualisme économique et social.
W. Sombart attribue, lui, la source de l’esprit capitaliste au judaïsme. Avant lui, Ernest Renan écrivait déjà : "Le saint-simonisme et le mysticisme industriel et financier de nos jours sont sortis pour moitié du judaïsme" (24). Mais, fait remarquer Louis Rougier, le protestantisme n’est-il pas un nouveau judaïsme ? (25). Il semble conforté par certains auteurs juifs. Ainsi, assure Bernard Lazare, "la Réforme en Allemagne comme en Angleterre, fut un de ces moments où le christianisme se retrempa aux sources juives. C’est l’esprit juif qui triomphe ave le protestantisme". Et Henri Heine : "Un protestant, c’est un catholique qui quitte l’idolâtrie trinitaire pour marcher vers le monothéisme juif".
En fait, bien avant la naissance de la Réforme, certains catholiques avaient entrepris la justification idéologique du précapitalisme. Dans un poème qu’il consacre aux marchands, un chanoine de Tournai, au XIVe siècle, explique en quoi les nécessités du grand commerce international sont voulues par Dieu (26). Un exemple parmi tant d’autres… Par ailleurs, il faut rappeler que si Calvin accepte, sous certaines formes, le prêt à intérêt, nombre d’autres réformateurs – et Luther le tout premier – y sont hostiles. De plus la doctrine capitaliste du "laissez-faire" a fleuri dans les milieux du protestantisme puritain après Calvin. Il reste, cependant, que parce qu’elle a "en quelque sorte laïcisé la sainteté" (27), la Réforme a apporté avec elle une mentalité nouvelle. Et "pour triompher, le capitalisme avait, en tout cas, besoin de cette mentalité nouvelle comme il avait besoin de la réconciliation théologique entre la religion et l’argent qu’a apportée Calvin" (28). C’est en cela, sans doute, que le protestantisme mérite le plus d’être présenté comme un prolongement et une résurgence, au sein du christianisme, du vieux fond judaïque. Car, comme pour le marchand puritain de Boston, « pour le génie juif le profit économique (et sa maximisation) n’est rien d’autre que le substitut matériel de la récompense divine – au sens allégorique de la terre de Chanaan – ou, de façon réversible, la récompense divine, la métaphore du rapport d’échange mercantile » (29). Dieu est d’abord "un dieu comptable".
Aujourd’hui reste posée avec acuité la question des rapports entre argent et christianisme. Les vicissitudes des intérêts bancaires du Saint-Siège (30), spectaculairement mises en évidence par des scandales politico-financiers (krach du Banco Ambrosiano, mort mystérieuse de Roberto Calvi, etc.) contrastent étrangement avec les proclamations d’une "théologie de la libération", destinée aux peuples démunis du Tiers monde et qui en appelle au message d’un Christ pauvre parmi les pauvres. Mais est-ce un hasard si, au moment où le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la congrégation romaine pour la doctrine de la foi, dénonce avec violence les théologiens de la libération (31), le Père Juan Miguel Garrigues publie un livre où, au nom de l’anti-communisme est exaltée l’intrinsèque communauté de vue entre christianisme et capitalisme libéral ? (32). Le christianisme, depuis bientôt vingt siècles, oscille en permanence entre un idéal de détachement, d’ascèse, et la volonté de puissance de l’institution ecclésiale. Celle-ci l’a toujours, en dernier ressort, emporté.
Ainsi aujourd’hui triomphe le reagano-papisme. Au-delà des divergences – insurmontables - que l’on a avec eux quant à leur idéologie, on peut admirer la force morale des chrétiens qui, de François d’Assise ou de Vincent de Paul aux prêtres-ouvriers et aux prêtres-guerilleros, ont voulu vivre un christianisme en rupture avec l’argent alors que l’Eglise, leur Eglise, a depuis bien longtemps fait le choix inverse. Parce qu’il faut bien vivre, ont toujours expliqué les habiles… Vivre, mais à quel prix ? Au prix de son âme ? C’est cher payé.
1 - Epître de saint Jacques, traduction de la Société biblique de Jérusalem, Cerf, 1956.
2 - Même affirmation, mot pour mot, dans Marc 10, 23-25.
3- Marcel Simon et André Benoît, Le judaïsme et le christianisme antique, PUF, 1968.
4 - Jean-Louis Goglin, Les misérables dans l’Occident médiéval, Seuil, 1976.
5 - André Vauchez, La spiritualité du Moyen Age occidental, PUF, 1975.
6 - Le texte de Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?, a été traduit par F. Quéré-Jaulmes dans Riches et pauvres dans l’Eglise ancienne, Grasset, 1962. Il est cité par Michel Clévenot, Les Chrétiens et le pouvoir, Fernand Nathan, 1981.
7 - Cf. Pierre Vial, L’idéologie de guerre sainte dans l’Europe médiévale et l’ordre du Temple, in Etudes et recherches, 2, automne 1983.
8 - On appelle décret de Gratien la collection de textes canoniques (le droit canon est l’ensemble des règles juridiques et des pratiques coutumières organisant la vie de l’Eglise) mise au point, vers 1140, par le moine camaldule Gratien, sous le nom de concordia discodantium canonum. Cette classification et synthèse de textes nombreux, divers – voire divergents -, émanant des conciles et des Pères de l’Eglise, est vite devenue la référence de base en matière de droit canonique. Elle a été mise à jour et complétée au XIIIe siècle.
9 - Jacques Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen Age, PUF, 1962.
10 - Philippe Wolff, Commerces et marchands de Toulouse (vers 1350-vers 1450), Plon, 1954
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Michel Mollat, Le commerce maritime normand à la fin du Moyen Age, Plon, 1952
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Jacques Le Goff, op. cit.
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Les Lombards étaient, avec les Juifs, les spécialistes du commerce de l’argent.
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Economie domaniale et économie monétaire ; le budget de l’abbaye de Cluny entre 1080 et 1155 dans Annales. E.S.C., 1952.
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Cf. Georges Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, 2 vol., Aubier, 1962.
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L’historien américain Roberto Lopez a montré le rôle déterminant joué par les monnayeurs dans le succès de Grégoire VII. Certains auteurs assurent que ce pape était l’arrière-petit-fils de Baruch le Banquier, Juif qui s’est fait baptiser, en 1030, à l’âge de soixante-dix ans. Au XIIIe siècle, le pape Innocent IV est, lui, issu de la grande famille marchande génoise des Fieschi.
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Jacques Le Goff, op. cit. H. Lüthy, La banque protestante en France, 1959-1960, note de son côté : « La condamnation dogmatique de « l’usure », trouée de toutes parts, se dégradait en manteau d’hypocrisie, charitablement jeté en manteau d’hypocrisie, charitablement jeté sur toutes les pratiques de l’usure vraie ».
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Cf. Jules Piquet, Des banquiers au Moyen Age : les Templiers. Etude de leurs opérations financières, Hachette, 1939. Et M.A. Tessier, Des comptables au Moyen Age : les Templiers dans Bulletin de la société de comptabilité en France, n° 222, mars 1968.
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Cf. Gérald Hervé, Le mensonge de Socrate, L’Age d’homme, 1984.
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Cent points chauds de l’histoire, Desclée de Brouwer, 1979. Les auteurs de cet ouvrage, au nombre d’une quarantaine, appartiennent aux « Equipes Résurrection », qui regroupent des catholiques militant en milieu universitaire.
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Jean Delumeau, Naissance et affirmation de la Réforme, PUF, 1968.
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Parmi les principaux : Werner Sombart, Le Bourgeois, 1913, traduc. franç. Payot, 1928, rééd. 1966 ; Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904, trad. franç. 1964 ; R.H. Tawney, La religion et l’essor du capitalisme, 1926, trad. franç. 1951.
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Karl Marx, Le capital, éd. de la Pléiade, Gallimard, 1963
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Ernest Renan, L’Ecclésiaste, Calmann-Lévy, 1881.
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Le protestantisme et la philosophie de l’histoire, dans Mercure de France, janvier 1929.
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Cf. Jacques Le Goff, op. cit.
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Jean Delumeau, op. cit.
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Ibid.
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Gérald Hervé, op. cit.
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Les finances du Saint-Siège constituent depuis toujours ce que Charles Pichon appelle joliment « le royaume inconnu », au sein de l’organisation pontificale. Cf. Charles Pichon, Le Vatican, Fayard, 1960. Paul Poupard, recteur de l’Institut catholique de Paris et Pro-Président, à Rome, du Secrétariat pour les Non-Croyants, reconnaît (Le Vatican, PUF, 1981) l’absence totale d’information officielle, de source vaticane, aussi bien quant au contenu de l’administration financière qu’en ce qui concerne les sommes manipulées.
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Cf. Le Monde, 6 avril 1984.
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Juan Miguel Garrigues, L’Eglise, la société libre et le communisme, Julliard, 1984.