Rencontre
avec le gardien de notre plus longue mémoire
Offensive
– N°2 – 2e semestre 1997
Tous
ceux qui ont vu le film phare de John Boorman, Excalibur, ont encore en mémoire l'extraordinaire apparition, dès
les premières séquences, de l'enchanteur Merlin. Sur fond de torches
tourbillonnant dans la nuit, d'épées entrechoquées, de copulation entre le fer,
le feu et le sang. Le spectateur un tant soit peu éveillé pressent qu'il y a,
avec ce surgissement de Merlin, entrée en scène d'un personnage clef, qui ouvre
les portes de l'invisible.
Merlin au
centre de la Table Ronde
Merlin
nous est connu par des textes très anciens. Le premier à mentionner son nom
date de 1148 et a pour auteur un Gallois, Geoffroy de Monmouth. Cet érudit,
écrivant en latin, au service des Plantagenêt, rassemble et utilise des
éléments issus de traditions orales très anciennes, transmises sous la forme de
contes populaires. Merlin y apparaît comme un prophète solitaire, réfugié dans
les bois, témoin et incarnation d'un temps lointain où hommes et bêtes se
comprenaient, habitant le même univers enchanté. Merlin aime se tenir au bord
d'une fontaine. Il aime aussi se déplacer monté sur un cerf et errer en forêt
en compagnie d'un loup gris. Merlin aurait eu pour Maître en sagesse un ermite
nommé Blaise ; or Blaise est la francisation du nom gallois bleidd, qui signifie le loup... Il est
en relation, grâce à un barde, avec l'île d'Avalon, l'île où l'on recueille
l'ambre, l'île des pommiers, gouvernée par neuf sœurs dont la plus belle,
Morgane, enseigne à quoi servent les plantes, pour guérir les maladies. Le
texte de Geoffroy de Monmouth est ainsi truffé de références païennes issues de
la tradition celtique.
Geoffroy
de Monmouth est par ailleurs l'auteur d'une Historia
regum Britanniae qui, adaptée par le Normand Robert Wace sous le titre de Roman de Brut, l'ancêtre mythique des
Bretons, connut une grande diffusion en Occident et constitue la source des
Romans de la Table ronde, en mettant en scène, au premier plan, le roi Arthur.
Un roi dont la figure mythique est revendiquée, comme source de légitimité
sacrée, par Henri II Plantagenêt. Dans son récit, Geoffroy raconte comment
Arthur est né, grâce aux enchantements de Merlin, des amours d'Uther Pendragon
et de la belle Ygerne.
L'enchanteur
Merlin est encore au cœur de textes du XIIIe siècle, tel le Lancelot en prose, présentant sous un
vernis christianisé les grands thèmes de l'épopée arthurienne : le Graal,
l'épée Excalibur, les chevaliers de la Table Ronde qui constituent un
compagnonnage sacré, héritier évident du Männerbund
de tradition indo-européenne, véritable confrérie guerrière placée sous le
patronage d'un dieu.
Maître
de forces secrètes, le tout puissant Merlin choisit, par amour pour la
belle
Viviane, de lui livrer les clefs de ses pouvoirs, tout en sachant
pourtant que
l'aimée va en profiter pour l'enfermer, "l’enserrer" à jamais à
l'intérieur d'un espace magique, au cœur de la forêt, en ce "château de
verre" qui gît au fond du lac, ce lac dont Viviane est la Dame.
L’Homme
qui sait
Figure
emblématique de l'univers arthurien, Merlin est un poète. C'est à dire qu'il
voit « les choses qui sont derrière les choses », petit clin d’œil aux
cinéphiles, en souvenir de Quai des
brumes et à la mémoire du grand Le Vigan... Et, significativement, dans les
poèmes qui lui sont attribués une place privilégiée est donnée aux arbres:
bouleaux, pommiers, frênes... et chênes, bien sûr. Merlin parle aux arbres et
les arbres lui parlent. Cette communion avec la nature, et les forces qu'elle
recèle, assimile Merlin à un druide. Dans des poèmes des XIIe et XIIIe siècles,
présentés comme étant l’œuvre de Merlin, celui-ci aime méditer dans un nemeton, clairière sacrée, au cœur de la
forêt. Il perpétue ainsi une tradition mythologique enracinée dans la plus
longue mémoire. Une tradition intégrée dans un Moyen Age officiellement
chrétien, mais qui charrie en son sein des archétypes bien identifiables,
expressions d'un paganisme toujours latent, intimement lié à une culture
populaire essentiellement orale. Merlin, en effet, comme le note Jean Markale,
"cristallise en lui tout ce qui n'a pu être récupéré par le christianisme
officiel, tout ce qui, pour des raisons très simples, devait être considéré
comme "diabolique" parce que se mettant en travers des normes théoriques
importées d'ailleurs et mal vécues par une population attachée à ses habitudes
ancestrales, à ses structures mentales, à ses croyances profondes enracinées
dans la terre vierge".
La Forêt
et l’Eau
La
dimension sacrée de Merlin va de pair avec celle de Viviane. Si Merlin règne
sur la Forêt, Viviane règne sur l'Eau. La Dame du Lac est une Dame Blanche, une
fée. C'est à dire la grande Déesse Mère source de toute vie et de toute
fécondité. Cette fée, cette Dame, cette déesse solaire devient, une fois que le
christianisme est censé avoir triomphé, sainte reine. Une sainte reine qui,
comme par hasard, élit comme séjour de prédilection le bord des sources, des
fontaines, des rivières. Merlin, si l'on veut comprendre le personnage dans
toutes ses dimensions, y compris les plus ésotériques, n'est pas séparable de
Viviane. Ils forment en effet un couple proprement divin, dont l'élément
masculin est indo-européen, l'élément féminin pré-indo-européen.
L’harmonie
du Monde
En
tant que conseiller du roi Arthur, Merlin a indiqué le chemin. Il a dit quelle
était la voie à suivre pour que l'équilibre du monde, l'harmonium mundi, fût assuré. Sa mission terminée, il entre en
dormition. Il laisse un enseignement, destiné à être chuchoté à l'oreille de
ceux qui savent écouter. La "maison de verre" où Viviane a enfermé Merlin
est, en fait, l'Autre Monde. Un Autre Monde où règne la Femme Soleil, mère des
hommes et des dieux. C'est de là que Merlin, qui est en fin de compte une des
incarnations du dieu générateur, organisateur du monde, du panthéon
indo-européen, voit la déraison des hommes. Jusqu'au jour où il interviendra
pour venir remettre de l'ordre, de l'harmonie, en rappelant qu'on ne saurait se
moquer longtemps des lois de l'univers.
Ces
lois rythment la vie de la nature et le mythe de Merlin est
l'expression, à
travers le temps, d'une religion cosmique. C'est pourquoi Merlin est
d'abord et
avant tout l'Homme des bois, l'Homme de la forêt. Les auteurs latins
insistent
d'ailleurs, lorsqu'ils évoquent les druides, sur le fait "qu'ils
habitent
dans des bois profonds et sacrés". Ils y donnent leur enseignement,
destiné "aux plus nobles de la nation". Merlin le sage, Merlin le
voyant est frère de
ces ermites qui, dans une société théoriquement chrétienne, tirent eux
aussi
leur réputation et leur prestige de leur retraite forestière, qui en
fait des
êtres à part.
L’Axe du
Monde
Doté
de pouvoirs chamaniques, Merlin assure la communication entre le ciel et la
terre. Cette liaison avec le divin passe par l'Arbre du Monde, "arbre de vie
et d'immortalité" pour Mircea Eliade sur lequel Merlin monte pour vaticiner.
Un tel arbre s'enracine en des lieux privilégiés. Le plus sacré de tous est
sans doute la fontaine de Barenton, au cœur de la forêt de Brocéliande. Cette
source est, bien sûr, source de vie. Au sens physique du terme, comme toute
source, mais plus encore au sens spirituel. Car si la fontaine apporte la
pluie, la semence céleste qui féconde la terre, elle donne aussi à qui en est
digne la force, mystérieuse et sacrée, que procure l'amour total.
Merlin
est assimilé, dans certains récits, à un personnage appelé "le Fou de
la Forêt". Expression révélatrice. Dans un monde où, dès le Moyen Age,
la ville est
présentée comme le lieu par excellence de civilisation, opposé au monde
"sauvage", c'est au plus secret de la forêt que se réfugient l'antique
sagesse
et la force sereine. C'est pourquoi, dans le monde de démence et de
stérilité
qu'a apporté avec elle la modernité, Merlin est plus que jamais un
signe
d'espérance. Merlin porte en lui nos valeurs, notre vision du monde.
Merlin
reviendra. Nous l'attendons. Et nous préparons son retour.