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Rome fêtait les Saturnales, chaque année, du 17 au 24 décembre. Elles faisaient partie des fêtes agricoles qui, commencées en automne, au moment des semailles, se prolongeaient jusqu’au solstice d’hiver que commémoraient ces fêtes, placé par erreur le 25 décembre lors de la réforme du calendrier par César. Elles étaient également une fête en l’honneur de Saturne dont le culte était attesté à Rome depuis la plus haute antiquité, mais dont les origines sont difficiles à cerner, les tentatives d’explication de celles-ci étant d’invention assez récente[1]. Toutes les fêtes de décembre avaient un caractère agraire.

À l’origine, la fête ne durait qu’un jour, le 17 décembre, date anniversaire du temple de Saturne situé sur le Forum[2] et de sa dédicace au début de la République en 497[3] ou 495 av. J.-C.[4] : à cette occasion, furent instituées une fête avec des sacrifices annuels. La fête reçut son organisation définitive en 217 avant J.-C., sous l’influence des livres sibyllins, avec la réorganisation religieuse qui suivit les désastres de la deuxième guerre punique comme le relate Tite Live[5] :

« Enfin – on était déjà en décembre – on fit un sacrifice à Rome, au temple de Saturne, on ordonna un lectisterne – dont les sénateurs dressèrent le lit – et un banquet public ; on cria par la ville, pendant un jour et une nuit, le cri des Saturnales, et le peuple fut invité à tenir ce jour pour un jour de fête et à l’observer à l’avenir ».

Avec l’influence de l’hellénisme apparût la croyance en un âge d’or, où Saturne, roi du Latium, aurait inauguré une période de paix et de prospérité[6], croyance bien utile en cette période de guerre où la paix se faisait attendre. En effet, selon certaines légendes, Saturne aurait enseigné l’agriculture aux Romains, lors d’un âge d’or mythique où les hommes vivaient égaux dans l’abondance.

A la fin de la République et au début de l’Empire, la durée des célébrations finit par s’allonger[7] : César y ajouta 2 jours après la réforme du calendrier, Auguste un 3ième, et Caligula un 4ième jour : enfin, les Saturnales se déroulèrent sur une semaine à partir de Domitien, jusqu’au 24 Décembre dans la mesure où les fêtes des Sigillaires succédaient aux Saturnales, ce qui prolongeait la durée de ces fêtes jusqu’à sept jours[8]. Ces fêtes se déroulaient dans une ambiance de paix, de partage et de fraternité : c’était une période de trêve marquée par un temps d’arrêt dans les affaires tant publiques que privées[9] : afin que chacun profite de cette fête, les écoles et les tribunaux étaient fermés, aucun procès ne pouvait se tenir, les querelles étaient proscrites.

 

o saturnales

 

Ces journées de fête étaient l’occasion de s’amuser et de sortir dans les rues en criant joyeusement « Io ! Saturnalia ! »Tite Live, dans sa description du premier lectisterne en 399 av. J.-C., semble s’inspirer de la célébration des Saturnales à son époque [10] :

«  Les particuliers célébrèrent aussi cette fête solennelle : dans la ville entière, les portes restant ouvertes, tous les biens étant à la libre disposition de tous, qu’on les connût ou non, on rapporte que l’on recevait les étrangers comme hôtes sans distinction ; on n’avait plus même pour ses ennemis que des paroles de douceur et de clémence ; on renonça aux querelles, aux procès ; on ôta aussi, durant ces jours, leurs chaînes aux prisonniers, et depuis on se fit scrupule de remettre aux fers ceux que les dieux avaient ainsi délivrés ».

Du lectisterne individuel offert à Saturne, accompagné d’un banquet public, et de réjouissances dans les rues, nous passons aux banquets privés qui deviennent un des éléments principaux de la fête au cours du temps. L’élément social prédomine : à cette occasion, les Romains se réunissaient en famille ou entre amis et s’invitaient les uns les autres pour banqueter. Les esclaves n’étaient pas oubliés et recevaient une ration supplémentaire de vin[11]. Dans les grands banquets, un « roi » était tiré au sort parmi les convives, celui-ci pouvait ainsi décider des quantités de vin que les convives devaient boire, ainsi que des activités auxquelles ils devaient s’adonner, ivresse, jeux ou philosophie. Néanmoins, les directives données par ce « roi » restaient dans les limites d’une certaine bienséance[12] Selon d’autres traditions, lors du repas partagé entre les maîtres et les esclaves, une fève était placée dans un gâteau rond ou une galette : celui qui tombait sur elle était ainsi désigné roi du banquet ou roi d’un jour.

Les convives s’échangeaient également des cadeaux. Dans les premiers temps, ceux-ci étaient très simples mais ils furent peu à peu réglementés afin d’éviter les excès :

«  comme plusieurs personnes, à l’occasion des Saturnales, arrachaient par avarice des présents à leurs clients, fardeau qui devenait onéreux pour les gens d’une modique fortune, le tribun du peuple Publicius décréta qu’on ne devait envoyer aux gens plus riches que soi que des flambeaux de cire » [13].

Selon plusieurs sources, ces présents consistaient effectivement en chandelles de cire[14] destinées à éclairer les banquets mais elles symbolisaient surtout le retour de la lumière durant l’hiver. Les cadeaux étaient plus ou moins modestes[15], variés ou coûteux[16] selon la personne qui les offraient ou les recevaient. Martial nous en offre une description pittoresque[17] :

« Les Saturnales ont fait de Sabellus un homme opulent : Sabellus en est tout fier, et ce n’est pas sans motif ; il ne croit pas, et il le dit bien haut, qu’il y ait un avocat plus heureux que lui. Ce qui donne à Sabellus cet orgueil, cette forfanterie, c’est un demi-muid de farine, ce sont des fèves écossées, trois demi-livres d’encens et de poivre, des mortadelles de Lucanie, des saucissons du pays des Falisques, une bouteille de Syrie pleine de vin cuit, des figues confites dans un vase de Libye, des oignons, des huîtres, du fromage. Il a reçu encore d’un client du Picenum un petit baril d’olives ; plus une cruche de terre grossièrement tournée par un potier espagnol, et qui contient sept mesures de vin de Sagonte ; enfin un laticlave de diverses couleurs. En dix ans, Sabellus n’a pas eu de Saturnales si productives ».

Auguste, lui-même faisait preuve de plus ou moins de générosité :

«  Aux Saturnales, et, selon sa fantaisie, dans toute autre occasion, il distribuait des présents : tantôt c’étaient des habits, de l’or, de l’argent ; tantôt c’étaient des monnaies de toute espèce (…) ; d’autres fois, il ne donnait que des étoffes grossières, des éponges, des spatules, des pinces et d’autres choses semblables, en y mettant des inscriptions obscures et à double sens »[18].

Lors de ces fêtes, la hiérarchie était abolie, l’ordre social était bouleversé[19] : tous se réunissaient autour des mêmes tables[20] en souvenir de l’âge d’or où l’esclavage n’existait pas, les maîtres pouvaient également les servir à table avant de prendre leur propre repas[21] : chez Macrobe, le maître et ses invités se mettent à table lorsque les esclaves ont terminé de manger. Les esclaves ne recevaient plus d’ordre et se permettaient vis-à-vis des maîtres une certaine liberté de langage comme le montre Horace en s’adressant à l’un de ses esclaves : « Eh bien ! nous sommes en décembre : profite, comme l’ont voulu nos ancêtres, de ta liberté ; parle » [22]. Mais cette « liberté » restait circonscrite à la demeure du maître.

Les citoyens ne portaient pas la toge[23], mais une tunique qui laissait libre les mouvements, et coiffaient même parfois le pileus[24]bonnet en feutre qui faisait partie du costume romain dans les temps anciens et que les esclaves portaient le jour de leur affranchissement. Il est devenu ensuite le symbole de la liberté. C’était aussi à cette époque que se faisaient certains affranchissements d’esclaves. Les Romains pouvaient également s’adonner à des jeux collectifs ou aux jeux de hasard, interdits les autres jours. Les jeux de dés étaient très prisés de tous[25]  : les plus riches misaient de l’argent, les esclaves et les pauvres se servaient de noix. Martial nous donne un aperçu des occupations en ces journées de fêtes :

«  Tandis que chevaliers et sénateurs se parent de la robe des festins, que notre Jupiter se coiffe du bonnet, que l’esclave, dès qu’il voit les eaux sur le point de se couvrir de glace, agite son cornet et ses dés sans craindre d’être vu par l’édile, reçois ces lots divers, partage du riche et du pauvre : que chacun fasse son présent à ses convives. – Ce sont des bagatelles, des riens, moins que cela peut-être. – Qui l’ignore, ou qui nie une vérité si palpable ? Mais que faire de mieux dans ces journées d’ivresse que le fils de Saturne a consacrées à son père en échange du ciel ? Veux-tu que je raconte les guerres de Thèbes et de Troie, ou bien les crimes de Mycènes ? – Joue aux noix, me dis-tu. – Je ne veux pas perdre mes noix » [26].

A la fin des Saturnales se tenait la fête des Sigillaires dont le nom venait des sceaux (sigilla) et des figurines et petits objets de terre cuite que les Romains s’échangeaient entre autres présents, ou du diminutif de signum (statue). Il existait d’ailleurs à Rome un quartier des Sigillaires[27]. Cette fête ne s’adressait pas à une divinité en particulier et concluait les festivités du mois de décembre. Macrobe[28] donne à la fête des Sigillaires une origine religieuse, selon un rite d’offrandes de substitution de victimes humaines, consistant à offrir des chandelles de cire et des figurines en terre cuite sur l’autel de Saturne et de Pluton :

«  De là est venue la coutume de s’envoyer, pendant les Saturnales, des flambeaux de cire, et celle de fabriquer et de vendre des figurines d’argile sculptée, qu’on offrait en sacrifice expiatoire, pour soi et pour les siens, à Dis-Saturne. Le commerce de ces objets s’étant établi durant les Saturnales, la vente se prolongea durant sept jours »

Cette fête des Sigillaires donnait également lieu à des festins lors desquels les maisons étaient décorées de verdure, notamment du houx, du gui et des guirlandes de lierre.

Ainsi, la fin de l’année était une période de réjouissances dans la Rome antique et nous avons hérité de ces fêtes un certain nombre de traditions encore vivaces aujourd’hui.

Marie-Odile Charles-Laforge (Université d’Artois) 

 

Notes:

[1]Macrobe, Saturnales 1, 7 et 10. Macrobe est un auteur païen né vers 370 apr. J.-C.

[2]Macrobe, Saturnales 1, 8.

[3]Denys d’Halycarnasse, Antiquités romaines 6, 1, 4.

[4]Tite Live, Histoire romaine 2, 21, 1.

[5]Tite Live, Histoire romaine 22, 1, 19-20.

[6]Denys d’Halycarnasse, Antiquités romaines 1, 38, 1.

[7]Macrobe, Saturnales 1, 10.

[8]Macrobe, Saturnales 1, 10.

[9]Macrobe, Saturnales 1, 7 : « La religion défend de commencer la guerre durant ces fêtes ; et on ne pourrait, sans expiation, supplicier en ces jours un criminel ».

[10]Tite Live, Histoire romaine 5, 13, 7-8.

[11]Caton, De l’agriculture 57.

[12]Tacite, Annales 13, 15.

[13]Macrobe, Saturnales 1, 7, 33.

[14]Paul Diacre p. 27L. Varron, De la langue latine 5, 64.

[15]Martial, Epigrammes 14, 1.

[16]Suétone, Claude 5 : Tibère offrit à Claude « quarante pièces d’or pour les Saturnales et pour les Sigillaires ».

[17]Martial, Epigrammes 4, 46.

[18]Suétone, Auguste 75.

[19]Dion Cassius 60, 19 : « … attendu qu’au temps des Saturnales, les esclaves, pour célébrer la fête, changent de rôles avec leurs maîtres ». Macrobe, Saturnales 1, 7 : « … l’usage où l’on est, pendant les Saturnales, d’accorder toute licence aux esclaves ».

[20]Macrobe, Saturnales I, 7, 33 : « c’est d’eux que nous est venue la coutume que les maîtres, en ce jour, mangent avec les esclaves ». Idem,  1, 11, 1.

[21]Macrobe, Saturnales 1, 12, 7 ; 1, 24, 23.

[22]Horace, Satires 2, 7.

[23]Martial, Epigrammes 6, 24.

[24]Martial, Epigrammes 11, 6.

[25]Martial, Epigrammes 11, 6.

[26]Martial, Epigrammes 14, 1.

[27]Aulu Gelle, Nuits attiques 2, 3 ; 5,4 ; Suétone, Claude 16.

[28]Macrobe, Saturnales 1, 11.

 

Citer cet article comme : Marie-Odile Charles-Laforge, à propos de Les Saturnalia de décembre, in : Actualités des études anciennes, ISSN format électronique : 2492.864X, 17/12/2020, https://reainfo.hypotheses.org/22008.

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