Un mythe antique déploie toute sa dimension dans les rites du début du printemps
Le rapport Homme Sauvage/Carnaval a des racines très anciennes et se pose comme conditio sine qua non de nombreuses manifestations célébrées dans les pays de l’arc alpin à l’occasion des pratiques folkloriques qui précèdent et annoncent le printemps. Disons, pour la clarté de notre exposé, que le modèle typique de l’Homme Sauvage, tel qu’il est décrit par l’iconographie récurrente en ces régions, n’est présent sans altération formelle aucune qu’en de rares occasions. En fait, son modèle typique n’a pas subi de modifications substantielles et s’est incarné en d’autres figures, hybrides celles-là, qui indiquent toutefois sa présence, sans altérer sa signification primitive. On constatera que, dans les carnavals traditionnels, l’Homme Sauvage représente une sorte de synthèse de toutes les autres figures que l’on appelle généralement lors du Carnaval et que l’on représente alors par le truchement de masques, comme ceux de l’homme-arbre, de l’ours, de l’arlequin, du fou. Parmi toutes ces figures du Carnaval, l’Homme Sauvage exprime quelques particularités, qu’il symbolise par son image et par les aspects culturels qu’il a suscités. Dans la fête du Carnaval, l’Homme Sauvage est surtout présent dans les Alpes orientales, où il apparaît sous le masque de « Salvanèl », amalgamé, depuis des temps plus récents, à d’autres figures, parmi lesquelles nous pouvons compter, à côté du personnage typique du Sauvage (Selvaggio): Arlequin, la « Capra Barbana » ou encore la « Dame Sauvage ». Presque toujours, nous avons affaire à des masques ombrés et ambigus, comme nous l’apprend dal Taschi, qui a étudié la fête piémontaise de la « Capra, dello stagnino e della barba » (« de la Chèvre, du ferblantier et de la barbe »).
L’Homme Sauvage, que l’on appelle aussi, dans les fêtes du Trentin, « Bilmo » (au féminin « Groastana »), prend toujours un rôle mi-comique mi-dramatique, celui d’une créature crainte mais vaincue, celui d’un être à chasser du noyau de la civilité voire à supprimer. Dans le Val di Fiemme, le Salvanèl finit par être occis après une représentation bien agencée à laquelle participe toute la population. Le rite/spectacle de la battue est calqué sur le modèle du « Meurtre de Carnaval » qui, en pratique, constitue la formule récurrente dans de nombreuses traditions analogues. Le sujet du genre est caractérisé par un déguisement dans lequel on retrouve les éléments symboliques comme les peaux et les feuilles, destinés à mettre en relief les prérogatives du sauvage et son appartenance à la nature.
Les connexions sont extrêmement nombreuses et peuvent s’insérer dans un vaste complexe de traditions qui vont du charivari à la danse de la corne d’Abbats Brohley (dans le Staffordshire), de même qui comprennent les innombrables coutumes relatives à la « Fête des fous ». Dans les vallées tyroliennes, les masques du « Wilder Mann » et, plus rarement, de la « Wilde Frau », sont englobés dans les traditions carnavalesques. Leur typologie a évolué et, au fil du temps, a fini par acquérir des éléments formels très divers, à mettre en relation avec les autres traditions de la même aire géographique. Nous avons certes les traditions du Carnaval dans le Nord de l’Italie mais nous avons aussi les masques de la Commedia dell’Arte, lesquels, bien qu’autonomes, entretiennent néanmoins un rapport de filiation avec l’Homme Sauvage.
A l’occasion de la fête de Saint Grégoire (le 12 mars), ont lieu à Val Venosta les « Gregorispiele » (les « Jeux de Grégoire »), auxquels participe le « Wilder Mann », affublé d’une longue barbe hirsute qui accentue son statut de « sauvage ». Il porte un chapeau à larges bords, couvert de mousse, est vêtu d’un large manteau et, dans une main, tient une grosse branche de pin. Il entre en scène accompagné d’un groupe de jeunes filles du lieu: elles sont allées à sa rencontre en lui proposant une dispute oratoire en vers, à laquelle le « Wilder Mann » ne répond que par des rimes fort plates. Après la joute en vers, les femmes cherchent à ligoter le « Sauvage » à l’aide de rubans rouges; dans ce rituel, certains érudits perçoivent l’écho d’un antique rite nordique et médiéval qui évoque la lutte des forces du bien contre celles du mal, notamment la lutte contre le démon Herlekin, démon malin, représenté, au départ, vêtu d’un costume fait de lambeaux de tissu colorés.
A Termeno, le jour du Mardi Gras, la figure masquée locale, l’Egetmann (l’homme de Mai aux allures d’épouvantail, symbolisant l’esprit de la Nature) est accompagné d’un ours, d’un chasseur et du « Wilder Mann », couvert d’un costume fait de feuilles de lierre; au cours du rituel, une fuite est mise en scène, rapidement arrêtée par le chasseur qui, peu après, tente d’effrayer les spectateurs. Arrivé sur la place principale, le « sauvage » est tué par le chasseur qui, de cette façon, célèbre le rite antique de la fin de la mauvaise saison et du début de la renaissance de la nature, selon le schéma de « l’Eternel Retour ».
Dans les pays de langue et de culture ladines, « l’Om Salvarek » est présent dans de nombreuses traditions liées au rite du Carnaval et est flanqué de la Dame Sauvage et de ses fils. Une variante similaire s’observe dans le Carnaval de Moena dans le Val di Fassa où le personnage central est représenté par le « Manitù » masqué, créé localement dans les années 30, mais dont le modèle correspond au type classique de « l’Om Salvarek ». Sans aucun doute, il s’agit là d’une singulière élaboration moderne, en laquelle le stéréotype le plus archaïque du « Sauvage » s’amalgame à une figure extérieure, enveloppée de sacralité, qui, avec le mythe local, a en commun un lien direct avec le thème du « Seigneur de la Forêt », figure présente dans de nombreuses cultures qui ont maintenu un lien solide avec la Nature.
Pour revenir à la figure démoniaque récurrente, rappelons encore que, toujours dans le Val di Fassa, le « Salvan » est associé au « Strion » (le « Sorcier »), à la « Stria » (la « Sorcière ») et au « Diaol » (le « Diable »). Les costumes rappellent également la typologie de l’être sylvestre mais avec l’ajout de cornes diaboliques qui ont pour rôle de souligner le lien qu’entretient toujours le « sauvage » avec l’univers infernal. Le cas du Krampus frioulan est lui aussi emblématique. Dans cette tradition, on voit apparaître des masques de « diables » qui, le long de l’itinéraire ludico-transgressif du Carnaval, ont pour rôle de modifier les équilibres, en exploitant leur aspect « démoniaque », parfaitement adapté pour souligner l’irruption du mal dans l’espace du bien (dans le langage des anthropologues, on parle d’irruption de la nature dans la culture). On peut en dire tout autant quand on évoque le masque du « Malan » dans le Carnaval de Val Gardena, où le modèle typique du « Sauvage » est entièrement amalgamé à celui du diable.
Massimo CENTINI.
(article paru dans « La Padania », Milan, 22 février 2000; trad. franç.: 2012).