À partir du XVe siècle, les autorités ecclésiastiques commencent à s’inquiéter de ces cérémonies parodiques, dans lesquelles l’inconscient populaire, resté marqué par le paganisme, semble se donner libre cours.
L’Épiphanie
Nous avons rapporté ailleurs1 que la fête chrétienne de l’Épiphanie avait (au moins) une double origine païenne : grecque et égyptienne. En Grèce, le 6 janvier, jour de la répartition (de la re-naissance) du soleil, on fêtait l’« épiphanie » (« apparition, manifestation ») de Dionysos ; celle-ci était censée avoir lieu dans la nuit précédant la fête, dans l’île Andros, où un « vin miraculeux » attestait la présence de la divinité. On mangeait alors un gâteau rituel de forme ronde, et l’on allumait des torches et des feux. C’était aussi le moment où l’on « bénissait » les rivières et les sources.
En Égypte, à la date du 11 Tybi (correspondant au 6 janvier), on célébrait la réapparition d’un « nouveau soleil », et l’on disait que les eaux du Nil étaient changées en vin par Osiris (divinité à laquelle fut d’ailleurs assimilé Dionysos). C’était donc là aussi, par l’intermédiaire d’un dieu (re)naissant, une fête du retour annuel de la vie, une fête de l’eau – et plus spécialement, de l’eau changée en vin (symbole « miraculeux » — et compensatoire — de la fin prochaine des privations de l’hiver).
Par la suite, dans le Koréion d’Alexandrie, on célébrait à la même date l’enfantement par une vierge de son fils, Aïon, l’Éternel, homologue de Dionysos et d’Osiris
Ces traditions bien établies expliquent pourquoi le 6 janvier fut d’abord choisi, aux débuts de notre ère, comme date de la naissance supposée de Jésus. (Sur le plan « astrologique », il est d’ailleurs important de noter que dans l’Antiquité, cette même date du 6 janvier voyait la sortie du Soleil dans la constellation de la Vierge).
Dans la tradition gnostique, Jésus est constamment assimilé au Soleil – un soleil qui, le 6 janvier, viendrait se plonger dans les flots, réalisant ainsi les antiques épousailles de l’eau et du feu, de la Terre et du ciel, attribuées aussi à Dionysos et Osiris.
L’évangile de Marcion (v. 140), selon lequel Jésus « descendit du ciel et apparut à Capharnaüm, ville de Galilée » durant « la quinzième année du règne de Tibère », est très caractéristique à cet égard. Le rite maronite mentionne, lui aussi, l’Épiphanie dans les termes suivants : « En cette nuit, le fleuve Jourdain fut brûlant de chaleur quand la flamme ( le Christ) descendit pour se laver dans les flots. En cette nuit, le fleuve se mit à bouillonner… » Dans sa Catéchèse mystagorique, saint Cyrille de Jérusalem assure, quant à lui, que Jésus, lors de son « baptême » dans le Jourdain, « descendit volontairement dans le lieu où était la baleine symbolique de la mort, pour que la mort vomît ceux qu’elle avait absorbés ». De même, au IIe siècle, Méliton de Sardes compare le Christ à Hélios : « Se baignant dans une mystérieuse profondeur, il pousse de nombreux cris d’allégresse, l’eau est sa nourriture. Il reste un et le même ; mais il rayonne pour les hommes comme un nouveau soleil, renforcé par la profondeur, purifié par le bain. Il a fait reculer l’obscurité de la nuit et il nous a apporté le jour brillant. La danse des étoiles va, en suivant son cours, de même que l’action de la Lune. Elles se baignent dans le baptistère du soleil comme de bons disciples […] Lorsque le Soleil avec les étoiles et la Lune se baignent dans l’océan, pourquoi le Christ ne pourrait-il pas être baptisé dans le Jourdain ? Le roi du ciel, le prince de la création, le soleil levant qui apparut aussi aux morts de l’Hadès et aux mortels de la Terre ! Comme un véritable Hélios, il est allé vers les hauteurs du ciel. »
Les exigences de l’allégorie n’expliquent évidemment pas tout le contenu de ces textes. Une lecture attentive permet, au contraire, de constater l’existence d’un véritable parallélisme structural, d’où il ressort que toute une veine de la tradition christique a pris le relais d’un symbolique païenne antérieure, associant le retour annuel du soleil à sa « purification » (son baptême) par le biais d’un élément aquatique (fleuve, océan, source), lequel, à son contact, se trouve lui aussi enrichi et « transformé » (par exemple en vin).
Le sens de la transformation de l’eau en vin n’est pas moins clair. Dans le vocabulaire persan, le vin est dénommé nösh, terme dérivé du mot an-aosha, qui signifie « immortel ». En sumérien, le mot « vin » se dit geh-tin, au sens propre — comme la boisson qui re-vigore (la transformation de l’individu induite par l’ivresse produisant un « dédoublement » de personnalité, assimilé à une forme inférieure d’« immortalité »). Il y aurait beaucoup à dire dans ce domaine, tant en ce qui concerne les ivresses divines2 que pour ce qui a trait aux boissons indo-européennes d’immortalité, telles que le coma et le haoma3. Notons seulement que ce symbolisme primaire s’est maintenu vivant jusqu’à nos jours (cf. l’expression française « eau-de-vie » pour désigner l’alcool).
En fonction de ce qui précède, on comprend mieux que les anciennes communautés chrétiennes d’Orient aient fixé au 6 janvier trois événements qui, de prime abord, peuvent sembler n’avoir aucun rapport les uns avec les autres : 1) la naissance de Jésus, assimilée à la (re)naissance du soleil ; 2) le « baptême » de Jésus dans le Jourdain, épisode inspiré par la « purification » du soleil-dans-l’eau4 ; 3) le changement de l’eau en vin aux « noces de Cana », « miracle » prolongeant directement la croyance en la transformation de l’eau en vin par Dionysos et par Osiris.
Ce n’est que dans le courant du XVe siècle, comme on le sait, que la naissance du Christ fut fixée au 25 décembre. Le récit de la Nativité fut alors dédoublé, et la fête de l’Épiphanie, le 6 janvier, fut censée rappeler le seul épisode de l’arrivée des « roi mages » (cf. plus loin) – de pair avec le « baptême » dans le Jourdain et les « noces de Cana ». On sait aussi que l’unification de cette tradition fut longue à réaliser. Nombreux sont les auteurs qui continuèrent longtemps à décrire le « baptême » dans les eaux du Jourdain comme une sorte de « seconde naissance » du Christ. Tandis qu’en 360 (ou 361), Julien l’« Apostat » assistait à Vienne, en Gaule, à une « messe de l’Épiphanie », en 385, le pape Siricius qualifiait encore le 6 janvier de Natalicia. Vers 380, à Chypre, saint Épiphane célèbre lui aussi la naissance de Jésus le 6 janvier – et parle de sources qui, en son temps encore, donnent du vin « à l’heure où Jésus ordonna de porter de l’eau au maître d’hôtel (Jean, II, 8), ces sources miraculeuses étant un témoignage pour les incroyants ». À la même époque, à Brescia, l’évêque Filastrus qualifie d’« hérésie » le fait de célébrer Noël en rejetant l’Épiphanie – mais il exclut de cette dernière fête toute commémoration du « baptême » du Christ. Ambroise, au contraire, définit l’Épiphanie par l’épisode du Jourdain. Augustin, lui, vénère l’Épiphanie comme la « fête des trois miracles » (la venue des rois mages à Bethléem, le « baptême » de Jésus, le changement de l’eau en vin), etc.
Avec le temps, l’Épiphanie perdit de plus en plus d’importance (au profit de Noël) dans la tradition occidentale. Au Moyen Âge, la fête fut à nouveau dédoublée, avec le transfert au 13 janvier de l’épisode du « baptême » dans le Jourdain. Enfin, en 1972, l’Église romaine, rompant complètement avec la tradition, a fait de l’Épiphanie une simple fête « mobile » (à des fins apparemment œcuméniques).
En Orient, au contraire, l’Épiphanie n’a pas cessé d’être considérée comme une fête de la plus haute importance. Dans l’Empire byzantin, l’« eau de l’Épiphanie » a longtemps été bénite, puis remise aux fidèles, au cours d’une cérémonie ayant lieu le 6 janvier. Aujourd’hui encore, dans l’Église orthodoxe copte d’Ethiopie, la fête de l’Épiphanie, appelée Timket, c’est-à-dire “immersion dans l’eau” (baptismale), représente le plus haut moment des fêtes civiles-religieuses de l’année. Elle se déroule environ deux semaines après Noël (Genna), qui a lieu le 7 janvier – l’Éthiopie ayant conservé le calendrier « julien »5.
Les rois
Comme on le sait, le Nouveau Testament ne nous dit pratiquement rien sur les « rois mages » venus à Bethléem fêter la naissance de Jésus, après avoir suivi un « étoile miraculeuse »6. L’épisode ne se trouve d’ailleurs mentionné que dans le plus tardif des évangiles synoptiques, celui de Matthieu — où il est fait allusion à des « sages ». Ce récit, probablement adjoint au texte évangélique à l’époque où l’Église avait à lutter contre le culte de Mithra, est donc fort peu explicite. Suivant en cela beaucoup d’auteurs, on est en droit de voir dans les « sages » de Matthieu, les « (rois) mages » de la tradition, des mages au sens propre, c’est-à-dire des « mages » persans, des prêtres iraniens, adorateur de Mithra, venus à Bethléem s’incliner (dans tous les sens du terme) devant le « vrai dieu ». Dans une version arabe des évangiles, on lit d’ailleurs, à propos d’un dieu-sauveur iranien, le Saushyant (qui sera plus tard identifié à Mithra) : « Voyez, les mages viennent d’Orient à Jérusalem, comme l’avait prédit Zoroastre. »7
L’allusion à l’« étoile miraculeuse » renforce cette interprétation, non seulement du fait de l’activité astronomique et astrologique attestée chez les prêtres iraniens, mais aussi par sa nature même. L’étoile en question a en effet été identifiée par Jean Gagé et Franz Cumont comme le « petit roi » de la constellation du Lion, dénommé Regulus chez les Latins, et Basilikos chez les Grecs. Or, dans la tradition iranienne, cette étoile était censée « faire les vocations royales » : elle intervenait dans l’horoscope que dressaient les prêtres pour déterminer le moment exact de la naissance du roi grâce à son lever héliaque.
Avec le temps, la légende des « rois mages » s’est amplifiée d’une façon extraordinaire – qui donne à penser qu’elle s’est recoupée avec les croyances antérieures. Les évangiles étant muets sur leur nombre, leur nom, leur apparence, et même leur qualité, tous les détails les concernant ont été inventés par la suite. En particulier, la tradition réduisant à trois le nombre des « mages ». Et leur attribuant les noms de « Balthasar », « Gaspar » et « Melchior », n’est qu’une création tardive. Le titre de rois qu’on leur a donné est plus intéressant. Dans un premier temps, il a pu provenir d’une confusion avec le nom de l’étoile qu’ils auraient suivie (Basilikos-Regulus, « petit roi ») – et peut-être aussi d’un souci d’accorder le récit évangélique avec les prophéties juives (cf. Iasïe, 49, 23 : « Des rois seront tes nourriciers […] leur front jusqu’à terre se courbera devant toi et ils baiseront la poussière des tes pieds. ») Toutefois, dans un second temps, la légende a pu reprendre à son compte une dévotion à l’endroit des « rois » (et du pouvoir royal) qui plonge ses racines dans l’héritage indo-européen.
En 1133, l’archevêque de Tours, Hildebert, décerne aux « rois mages » le qualificatif de « saints ». À la même époque, la légende s’étend à leurs reliques présumées. Celles-ci auraient été déplacées au VIe siècle de Constantinople à Milan. En 1164, l’empereur Barberousse (héros de nombreux récits à caractère « mythistorique ») les aurait fait transférer en la cathédrale de Cologne, où, dit-on, elles se trouvent encore !8
Aujourd’hui, le souvenir des « rois mages » est surtout marqué, le 6 janvier, jour de l’Épiphanie, par la « fête des rois ». Superposée à la légende évangélique, cette fête semble s’être rapidement confondue avec diverses festivités populaires associées au thème du simulacre de royauté. La tradition du « roi de fantaisie » est en effet extrêmement ancienne. On la trouve déjà dans les Saturnales romaines, qui avaient lieu au mois de décembre. Au Moyen Âge, on élisait lors de l’Épiphanie un « roi du vin » — et c’était l’occasion d’innombrables débordements. À partir du XIIIe siècle, l’habitude se répand de coupler l’Épiphanie avec la fête des Fous. Chaque ville élit alors un « roi (ou un évêque) des fous », que l’on promène en grande pompe dans les rue en chantant des couplets bacchiques. Après quoi, chacun se rend à l’église pour la « messe des fous ». Tout, alors, est permis. Le roi peut être n’importe qui. On le désigne, par moquerie, au moyen d’une fève ou d’un haricot. (Mais on se souvient que dans la Grèce antique, l’élection se faisait déjà à l’aide d’une fève). En ce jour d’exception, l’ordre social se défait – ou, plus généralement, s’inverse. Ce qui normalement est en bas passe en haut, et vice-versa. Le « roi » ou l’« évêque des fous » est finalement conduit à dos d’âne, précédé d’un cortège d’étudiants et de musiciens, jusqu’au lieu du banquet où des « bénédictions » de fantaisie sont distribuées à l’assistance. Quant aux prêtres et aux clercs, ils ne sont pas les derniers à participer à ces réjouissances de caractère très libre, et parfois même obscènes.
À partir du XVe siècle, les autorités ecclésiastiques commencent à s’inquiéter de ces cérémonies parodiques, dans lesquelles l’inconscient populaire, resté marqué par le paganisme, semble se donner libre cours. La faculté de théologie de Paris demande, par voie de circulaire, aux évêques d’interdire la « fête des Fous ». Celle-ci ne disparaîtra toutefois que dans le courant du XVIIIe siècle. À cette date, une partie de ses traditions, et notamment sa fonction de mascarade et d’exutoire, sera déjà passée dans le carnaval.
De l’ancienne « élection du roi » (des fous), il ne reste aujourd’hui que la coutume consistant, aux repas du 6 janvier, à « tirer les rois » — à l’aide d’une fève dissimulée dans un gâteau, généralement une galette de forme ronde.
Cette coutume est surtout restée bien vivante en France. Elle n’existe pas en Allemagne. En Angleterre, elle a presque disparu au siècle dernier, et n’est plus observée que dans de rares endroits. Certains auteurs n’hésitent pas à la relier, via le Moyen Âge, aux rites de l’Antiquité païenne. À Rome, le 9 janvier, jour de l’agonium du dieu Janus, on mangeait un gâteau spécial, nommé ianual. Ce trait valut à Janus le surnom de « dieu aux gâteaux » (en grec popanôn – de popana, « gâteaux »). En Grèce, on mangeait également un gâteau de forme ronde lors de l’épiphanie de Dionysos. Aussi M. Guy Breton peut-il écrire que l’habitude de « tirer les rois » « réunit aujourd’hui, sous une étiquette chrétienne, des vestiges des religions grecque et iranienne, des débris de liturgie saisonnière et même quelques bribes de rituels magiques » (Historama, février 1977). Il conclut : « Quand vous tirez les rois, vous adorez le Soleil et Dionysos. »
Au Moyen Âge, l’Épiphanie était le moment où s’acquittaient la plupart des redevances féodales. Beaucoup de tenanciers devaient alors offrir à leur seigneur un gâteau des rois. Cette tradition se retrouve encore au XVIIIe siècle, par exemple dans la commune de Theval (Indre), où les fermiers du seigneur de Saint-Chartrier offraient à ce dernier tous les ans « un gâteau fin de la fleur d’un boisseau de froment à chacune des festes des Roys ». Dans certaines villes, les boulangers, ce jour-là, fournissaient gratuitement le « gâteau des rois » à leurs principaux clients.
L’habitude – au sens strict – de tirer les rois à l’aide d’une fève placée dans une galette est attestée dès le XIIIe siècle, dans la région du Mont Saint-Michel. Pour l’Angleterre, on trouve une référence au King of the Bean (« roi au haricot ») dans les chroniques d’Édouard II, en 1316. En 1432, un texte de l’université de St Andrews décrit même les tenues à porter lors de la « fête des rois ». Marie, reine d’Écosse, aurait assisté à une telle fête en 1563, à Holyrood ; on trouve une description de cette cérémonie dans le livre d’Agnes Strickland, Lives of the Queens of Scotland, paru entre 1850 et 1859.
En France, le « gâteau des rois » est presque toujours une galette (sauf dans le Sud et Sud-Ouest de la France). En Angleterre, c’est le twelfth cake (le « gâteau des Douze »). Le déroulement est le même, ici et là. Le sort – en l’occurrence, la fève – désigne un « roi » que l’on couronne, et qui, ensuite, procède à la nomination de sa « reine ». Si c’est une femme qui tombe sur la fève, elle nomme aussi un « roi ». Après avoir été désigné, le « roi » boit un grand verre de vin, tandis que les assistants s’écrient : « Le roi boit ! » Cette « intervention » du vin est tout à fait logique dans une tradition dont les origines (et les arrière-plans) « bacchiques » sont bien établies.
La fève intervient aussi dans les chants de « quêtes » d’Épiphanie. Ainsi, dans ce refrain noté à Rouen : « Monsieur de céans, et madame aussi / Donnez de vos biens à ce pauvre ici / Que l’âme de vous / Aille en paradis / Et la nôtre aussi / Planti ! Planti ! / Autant de fèves que de pois / La part de Dieu, ma bonne dame, s’il vous plaît ! » Ou encore dans cette complainte, enregistrée à Dijon au siècle dernier : « Les trois rois semblablement / Qui apportent leurs présents / Qui aura la fève noire ? / Le rossignol de gloire / Plantez, semez, jusqu’à la Saint-Jean d’été / Les trois rois nous mandent d’y aller en France… » etc. (On remarquera l’allusion au solstice de juin).
Dans certaines régions, par exemple en Normandie, les parts de la galette sont attribuées « à l’aveuglette » par un enfant, qui, caché sous la table au moment où l’on découpe le gâteau, répond par un nom à une question formulée en ces termes : « Phoebe Domine, pour qui la part ? » Cet enfant, personnification naïve du sort (et de son « aveuglement »), porte le nom d’enfant-arbitre ou encore d’enfant-soleil. Cette dernière dénomination, particulièrement intéressante, fait le lien entre l’ancienne tradition et la galette ronde et dorée qui en est comme la réminiscence. Elle s’explique par les termes de la question : Phoebe Domine est en effet une claire allusion à Phoebus, c’est à dire au Seigneur Soleil. La coutume de l’« enfant-arbitre » est citée au XVIIe siècle par Étienne Pasquier (Les recherches de la France, 1621). La même tradition veut que l’on mette de côté des parts de gâteau « pour Jésus » ou « pour Marie », mais aussi « pour les pauvres » ou « pour les absents ». Cette coutume a pris le relais de l’habitude païenne consistant, les jours de festins et de banquets, à laisser de la nourriture à l’intention des ancêtres morts et des génies du foyer.
Quelques coutumes de janvier : Épiphanie et Jour de l’An
Les étrennes
L’offrande réciproque de cadeaux en début d’année appartient à tous les temps. En Égypte, une sculpture du temple d’Hathor à Dendérah montre le pharaon offrant, à l’occasion du Nouvel An, les fruits de la terre à la déesse Hathor. À cette période de l’année, écrit Plutarque, les Égyptiens « s’offraient les uns aux autres des présents et mangeaient ensemble des figues et du miel ». À Rome, ajoute-t-il, les cadeaux de Nouvel An se composaient principalement de figues sèches et de branches d’olivier cueillies dans les bois de la déesse Strenna. C’est d’ailleurs du nom de cette déesse que provient le mot « étrennes » (français médiéval estreines ou estraines, italien strenna, espagnol estrena – la graphie moderne étant apparue au XVIIe siècle ; le verbe étrenner, au XIIe).
Les feux d’artifice
En Allemagne, une coutume extrêmement répandue consiste à saluer l’avènement de l’An Nouveau de façon bruyante, essentiellement par des pétards et des feux d’artifice. La presse locale indique à partir de quelle date il est possible d’acheter ces engins, quels sont les modèles figurant sur le marché, quelle est la législation en vigueur, etc. (cf. par exemple Feuerwerkskörper : Ab heute kann gekauft, in Husumer Nachrichten, 29 décembre 1977).
Les « quêtes »
Les quêtes — démarches ambulatoires accompagnées de chants, ayant pour but de recueillir de menues offrandes — sont une tradition bien établie, qui accompagne presque toutes les fêtes saisonnières européennes. L’Épiphanie et le Jour de l’An n’échappent pas à la règle. Les chants de quêtes du 1er janvier sont les guilanées 9. Entre mille exemples, citons Lou Guilaneu, branle occitan dont le texte a paru dans Périgord-Magazine (juin 1977) : « Riba, riva, sount arriba / Lou Guilaneu lour faut Jounâ / Gentil seignour ! » De ce chant, Paul Charreire, dans un livre publié à Limoges en 1890, dit : « Nous ne lui avons trouvé d’analogue que dans les chants irlandais et écossais publiés à la suite du Myviriam gallois. » Autre guilanée attestée au XIXe siècle dans la Manche : « A guilauneu, a fleur de lys ! Nous irons en paradis ! Il y fit si bon, si bel ! Ah ! Donnez moi la guilaneu… » etc10.
À Liège, en Wallonie, la quête du « jour des rois » s’appelait naguère le héii ou héli. (Faut-il y voir une allusion au soleil, hélios ?) La quête était faite par les femmes du peuple, qui portaient leurs jupons relevés sur la tête afin de ne pas être reconnues. Elles pénétraient dans les corridors des maisons, agitaient une sonnette et chantaient ce refrain : « Le maître d’ici est un brave homme / Il a nourri trois cochons gras / Un aux carottes, deux aux navets / Une petite part, Madame, s’il vous plaît ! »
Tradition particulières à l’Angleterre
Twelfth Night Fires
En Angleterre, la vigile et la fête de l’Épiphanie portent les noms de Twelfth Night et Twelfth Day. Ces termes évoquent sans équivoque possible la clôture du cycle des Douze Nuits (Twelfth, « douzième »). À noter d’ailleurs que, selon les régions, l’Épiphanie est considérée soit comme le douzième, soit comme le treizième jour, en fonction de l’inclusion ou de la non inclusion de Noël dans le compte général ; cette ambiguïté est intéressante, car elle atteste la maintien ou la disparition de l’habitude germanique consistant à compter, non par jours, mais par nuits.
À la fin des Douze Nuits, les Anglais ont donc coutume d’allumer des feux de joie dans les champs. Ces feux portent le nom de Twelfth Night Fires. Ils sont surtout répandus dans la partie ouest des Midlands. Jusqu’au milieu du siècle dernier, le fermier, accompagné de sa famille et de ses serviteurs, allumait dans l’un de ses champs douze petits feux et un grand. Ces feux étaient tantôt disposés en ligne, tantôt (le plus souvent) en cercle. L’allumage était suivi de grandes clameurs de joie, qui résonnaient de ferme en ferme dans la nuit. Après quoi, chacun retournait chez soi pour un grand festin. Dans le Herefordshire et le Worcestershire, à cette cérémonie s’en ajoutait une autre, consistant à faire des libations — en pleine nuit ! — sur le tête ou sur le dos du plus beau bœuf de la ferme. On plaçait aussi un « gâteau des rois » sur le bœuf, et l’on attendait que celui-ci le jette à terre : selon l’endroit où tombait le gâteau, on présumait que l’année serait bonne ou mauvaise, la récolte abondante ou non, etc. Dans d’autres régions, une fois les feux consumés, les assistants devaient rentrer chez eux dans le noir… pour y trouver porte close. On ne leur ouvrait qu’après qu’ils eussent chanté quelques gais refrains ! Une coutume similaire a été observée en Irlande au XVIIe siècle – les feux de joie étant remplacés par des bougies (cf. Sir Henry Piers, Description of the County of Westmeath, 1682 ; cité par T. Thistleton Dyer, British Calendar Custom, 1876). À cette époque, la répartition des treize bougies en douze petites et grande était interprétée comme une représentation symbolique de Jésus et ses douze apôtres. Il faut plus vraisemblablement y voir une allusion aux douze mois de l’année, accompagnés du soleil renaissant (d’autant que « Jésus » était parfois remplacé par une figure bizarre, fort peu chrétienne, surnommée Old Meg).
Burning the Old Year Out
Sous le nom de burning the old year out, les Anglais désignent la tradition des grands feux de joie communaux, que l’on allume dans le soirée du 31 décembre, et qui sont censés consumer l’année finissante. Cette coutume (qui évoque d’assez près l’habitude de « brûler l’hiver » au moment du carnaval) s’est maintenue jusqu’à nos jours, notamment dans les villes comme Biggar (Lanarkshire) ou Wick (tout à fait dans le nord de l’Écosse). À Biggar, le feu est allumé solennellement le jour de la Saint-Sylvestre, dès la nuit tombée, de façon à pouvoir être terminé à minuit. À ce moment-là, on tire des feux d’artifice ; les assistants chantent Auld Lang Syne (« Ce n’est qu’un au revoir »), et les cloches se mettent à sonner. Ailleurs, comme à Comrie, dans le Perthshire, le feu de joie est remplacé par une retraite aux flambeaux, où chacun doit participer en portant un déguisement. Ailleurs encore, comme à Stonehaven, dans le Kincardineshire, on a recours à des « boules de feu » faites avec du goudron et de l’osier — et que l’on accroche à des perches.
First Foot
Le premier visiteur mettant le pied dans une maison privée après le début de l’année reçoit, en Angleterre, le nom de First Foot (« premier pied »). Toutefois, dans le Yorkshire, on lui donne le nom de Lucky Bird (« oiseau porte-bonheur ») ; dans l’île de Man, celui de Quaaltagh. Cette coutume se retrouve, avec quelques variations, dans plusieurs pays d’Europe. Partout, on considère que ce premier visiteur « annonce » en quelque façon ce que sera l’année nouvelle. Il joue, en d’autres termes, un rôle de bon ou de mauvais présage – aussi demande-t-on parfois à un voisin ou à un ami de jouer le First Foot d’une façon arrêtée par avance ! En général, le visiteur apporte avec lui de menus cadeaux (souvent remplacés par des fleurs, du gui ou du houx), qu’il distribue à toute la maisonnée. On le reçoit, bien sûr, avec effusion.
Dans certaines régions d’Écosse, le First Foot ne doit pas prononcer un seul mot avant d’avoir remis du bois ou du charbon sur le feu – ou avant d’avoir donné un rameau de gui à chacun. Cette « entrée silencieuse », ajoutée au fait que le « visiteur » doit d’abord se diriger vers le foyer, pourrait bien renvoyer à une forme très ancienne de rite. (On sait que le silence, sous ses formes immédiates ou symboliques, est lié à cet « hiver du temps » qui correspond au solstice de fin et de début d’année. En d’autres endroits, le First Foot doit satisfaire à certaines conditions concernant son apparence physique, ses liens de parenté avec les habitants de la maison où il se rend, etc. En Angleterre, il ne peut s’agir que d’un homme ; par contre, en Écosse, au Pays de Galles et dans l’île de Man, il peut être une femme. (Est-ce à mettre en rapport avec la place de la femme dans les pays celtiques ?) D’intéressantes descriptions de cette tradition ont été données par Lawrence Whistler, dans English Festivals (Londres, 1947).
Handsel Monday
En Écosse, on appelle Handsel Monday (« lundi des étrennes ») le premier lundi survenant après le 12 janvier (date du Jour de l’An dans le calendrier julien). Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce jour était chômé et c’était l’occasion de réjouissances de toutes sortes. Les employés et les domestiques recevaient des étrennes de leurs patrons ; les pauvres n’étaient pas non plus oubliés, de même que les maîtres d’école. Certaines coutumes liées ailleurs au 1er janvier se trouvaient ainsi reportées au Handsel Monday. Des compétitions sportives avaient également lieu. Parfois, le fête se prolongeait jusqu’au jour suivant, qui prenait alors le nom de Handsel Tuesday.
New Year Water
L’« eau de la nouvelle année » (new year water) est celle que l’on tire pour la première fois, dans la journée du 1er janvier, d’un puits, d’une rivière ou d’un source. En Grande-Bretagne, où on la dénommait parfois cream of the well, ou encore flore of the whell, cette eau était réputée porter bonheur et être à la source d’une quantité de bonnes choses. Les jeunes filles qui la buvaient étaient sûres de se marier dans l’année, les paysans qui lavaient avec elle leurs outils et même leurs bêtes étaient assurés de leur prospérité pour l’année, etc. Dans certains cas, on la mettait même en bouteille de façon à la conserver toute l’année ! Comme cette eau devait pouvoir être tirée dans un endroit public, de véritables compétitions opposaient parfois les familles les plus désireuses de se la procurer. Certains n’hésitaient pas à s’installer aux abords des puits, pour y passer toute la nuit de la Saint-Sylvestre et être sûrs ainsi d’être sur place aux premières minutes de l’an nouveau ! Comme ils n’étaient pas les seuls, cela se terminait régulièrement par des pugilats aussi énergiques qu’amicaux…
Extrait du livre Les Traditions d’Europe d’Alain de Benoist
Notes :
1 – Petit dictionnaire de Noël, in Études et recherches N° 4-5, janvier 1977, pp. 121-124 et 126-127.
2 – Philippe de Félice, Poison sacrés, ivresses divines, Albin Michel, 1936.
3 – R. Gordon Wasson, Soma. Divine Mushroom of immortality, Harcourt Brace Jovanovich, New York, 1975.
4 – Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le thème du « feu (ou du soleil) dans l’eau ». Ce thème joue un rôle important dans la mythologie indo-européenne – en liaison avec une divinité « source des eaux » que l’on a identifiée, avec Dumézil, au dieu irlandais Nechtan, à l’Iranien Apam Napât et au Romain Neptune, puis, avec C. Scott Littleton, au dieu grec Poséidon. Les mythes où interviennent ces divinités associent l’élément liquide à un élément brûlant, qu’il contiendrait (cf. l’Expression aquam exstinguere, « éteindre l’eau », employée par Tite-live dans le passage où il cite un avis de l’oracle de Delphes à propos du lac Albain). On pense évidemment à un « feu sous-marin » tel que peut en produire une catastrophe naturelle, par exemple un éruption volcanique sous la mer. Et ce, d’autant plus que Poseidon (dont le dieu frison Fosite/Posite est sans doute l’homologue) est souvent décrit comme enosichthon, c’est-à-dire comme “faisant trembler la terre” (cf. Iliade, 13, 34 ; 15, 184, etc.). C. Scott Littleton, qui propose pour « Poseidon » une étymologie signifiant « époux des eaux » (posis = « époux » + racine indo-européenne °dâ-, « eau courante »), pense que tous ces éléments pourraient renvoyer aux grandes catastrophes du XIIIème siècle av. notre ère (Poseidon as a Reflex of the Indo-European « Source of Waters » God, in Journal of Indo-European Studies, I, 4, hiver 1973). D’autre part, le rapprochement s’impose entre cet ensemble de mythèmes et les rapports, évoqués dans ce même bulletin (p.11) entre Janus (dieu des débuts, lié à un élément aquatique) et Vesta (déesse des achèvements, liée au feu).
5 – A ce sujet, cf. Pascal Wasungu, Le « Timket » ou l’Épiphanie éthiopienne, in Ethno-Psychologie, XXXII, 4, octobre-décembre 1977.
6 – Petit dictionnaire de Noël, art. cit., pp. 144-145.
7 – Martin Vermaeseren, Mithra, ce dieu mystérieux, Sequoia, 1960.
8 – Pierre Lefeuvre, Courte histoire des reliques, Paris, 1932 ; et aussi Patrice Boussel, Des reliques et de leur bon usage, Balland, 1971, pp. 139-140.
9 – (« Au gui l’an neuf ! », in Petit dictionnaire de Noël, art. cit., pp. 114-115).
10 – Cité par Oscar Havard, Les fêtes de nos pères, Mame, Tours, 1898.