Jacob Jordaens (1593 - 1678) : Le Roi boit !
Pour le chrétien, l’Epiphanie, fêtée le six janvier, célèbre le Messie venu et incarné dans le monde et qui reçoit la visite et l'hommage de mages. Traditionnellement c’est également le jour de la galette des rois et où on « tire le roi et la reine ».
Cette tradition de la galette des rois tire son origine des saturnales, fêtes romaines situées entre la fin du mois de décembre et le commencement de celui de janvier, durant lesquelles les Romains désignaient un esclave comme « roi d’un jour ». Ce roi était désigné par un tirage au sort utilisant la fève d’un gâteau. Il disposait du pouvoir d’exaucer tous ses désirs pendant la journée, comme celui de donner des ordres à son maître, avant d’être mis à mort, ou de retourner à sa vie servile.
Peu à peu cette fête païenne a été absorbée par la religion chrétienne et associée à la célébration des rois mages lors de l'Épiphanie.
Le roy boit !
Mais la coutume païenne subsistera et on continuera à célébrer ces rois d’un jour à qui tout était permis, le temps d’un repas, autour du gâteau dans lequel était cachée la fève qui les avait désignés… Cette fête des rois connut au cours du Moyen-Âge des débordements tels que les autorités, tant religieuses que civiles, furent obligées d’intervenir, sans succès d’ailleurs, en multipliant les règlements et les menaces d’amendes. Les ouvrages dirigés contre la coutume de la fête des rois se multiplièrent, témoin ceux de Jean Deslyons : Discours ecclésiastiques contre le paganisme des Roys de la fève et du Roy-boit, pratiqués par les chrétiens charnels en la Veille & au Jour de l'Épiphanie de N. S. Jesus-Christ. (Paris, Guillaume Desprez) en 1664, suivi d’un autre en 1670, sous le titre de Traitez singuliers et nouveaux contre le paganisme du Roy-boit.
« Le roy boit », c’est bien de cette tradition qu’il s’agit, et que l’esprit chagrin de Jean Deslyons, docteur de Sorbonne et théologal de Senlis, cherche à combattre. Peu après la parution de cet ouvrage, parait en 1655 une Apologie du banquet sanctifié de la veille des Rois, dans laquelle son auteur, Nicolas Barthelemy, prend la défense des festins contre lesquels s’était élevé Jean Deslyons…
« Le roy boit » est une coutume attestée dès le 14ème siècle et son nom reprend l'acclamation, criée par toute la tablée lorsque le roi désigné par la fève boit. A ce moment-là, tout le monde lève son verre à la santé du roi. Et lorsqu'à son tour, un convive boit à la santé du roi, le roi doit vider son verre, et toute l'assistance lève son verre et le vide en criant: « Le roi boit » ! Et ainsi de suite, jusqu'à plus soif... et très souvent, ce qui ne devait être qu’un divertissement, dégénérait en beuveries et débauches… On peut lire dans la Popelinière [1] qu’en 1557 l’amiral de Châtillon fut sur le point de surprendre la ville de Douai, pendant la nuit, parce que la plus grande partie de la garnison s’était enivrée en criant Le roi boit !
Il n’est donc pas étonnant que les autorités, religieuses comme civiles, cherchent à réglementer ces fêtes, à en limiter les excès et contenir les débordements, sans toutefois aller jusqu’à les interdire puisque ces festivités étaient tout de même également la célébration des rois Mages, considérés par l’Eglise comme saints, et dont les reliques étaient arrivées au XIIème siècle à la cathédrale de Cologne…
La coutume du « Königreichen » en Alsace et à Rouffach...
De tels débordements étaient monnaie courante également dans nos régions et de nombreux règlements tentent, toujours aussi vainement, de légiférer cette tradition qui porte en allemand le nom de Königreich, un mot qui désigne le festin au cours duquel est élu ce roi au règne éphémère.
Le règlement, Ordnung, que nous proposons au lecteur dans cet article, est conservé aux archives municipales de Rouffach et date de 1565: il émane d’Erasme de Limbourg, évêque de Strasbourg (1541-1568), qui y relaie une ordonnance impériale promulguée dans tout l’empire sous le règne de Maximilien. Ce règlement comporte plusieurs items dont celui auquel nous avons consacré un article dans ces pages, sur Das Zutrincken, une tradition qui elle aussi se soldait le plus souvent par des beuveries. Les autres items sont consacrés au blasphème, à l’absentéisme aux offices religieux, au concubinage, adultère et prostitution, aux tenues vestimentaires (voir l’article Nobles, riches bourgeois, artisans, ouvriers, journaliers, à chacun sa tenue...) et aux excès alimentaires lors de noces, de baptêmes, etc.
Traduction de l'item « von Königreichen » :
Item, il y a bien longtemps, il arrivait parfois dans notre région que lors de rassemblements de personnes on élisait, le jour de la fête des Trois rois, un Roi. Cette tradition n’était pas, à l’origine condamnable, mais on finit par en faire un usage abusif au point qu’on ne la fêtait plus uniquement dans des compagnies honorables comme celles du Conseil ou du poêle du Magistrat mais qu’on élisait un roi dans chaque taverne et parfois dans des lieux peu recommandables où l’on se livrait à toutes sortes d’excès alimentaires…
C’est pourquoi nous avons décidé que dorénavant ces fêtes du Königreich ne peuvent se tenir dans aucun autre lieu que les poêles du Magistrat, du Conseil ou des corporations et sans excès, uniquement avec un seul repas qui ne dépassera en aucun cas 4 plats.
Tout excès sera puni d’une amende de 30 schillings.
Cependant il sera permis à chaque père de famille de fêter les Rois selon l’usage ancien, mais avec humilité et mesure, en compagnie de ses enfants et de ses domestiques.
Transcription du texte original « von Königreichen »:
« Ferner, nachdem lannge Zeitt hero, inn dieser Ortt, hin und wider der Gebrauch gewäsen das mann uff das Fest der heiligen dreier Königenn, sunder zweÿfell, ahnfangs ohne einichen Missbrauch (allein dem gemeinen Volckh zue Errinerung des Fests) beÿ Versammlungen der Leüthen, König erwölt, unnd aber das von guetter Gewohnheit, in ein sollichenn Missbruch gerathen, das man nitt allein inn ehrlichen Versamblungenn, als uff Rads und ann dern Stuben, sunder etwann in jeden Würtzhaus, unnd zue Zeitten ahn leichtfertigen Orten Königreich, unndt demnach mitt überflissiger Gesellschafft offentlichenn gehalten hatt, alles zu Mehrung verderblicher Zehrung / so sitzenn wöllen unndt mainen wür, das mann hinfürter solliche Königreich niergendt andersschwa dann allein uff gemeinen Herrenn, Rhadts unnd Gerichts oder Zunfft Stuben, ahn jedem Ort samentlich fürnemenn / auch dieselbenn volgendts ohne Uberfluss, allein mit einer Malzeit, und zue derselben zuem höchstenn mit vier gekochter Richtenn oder Trachtenn haltenn mögen, aber aller annderer nebenn königreichenn soll mann sich genntzlich enthalten, unnd die underlassen, beÿ Peen dreißig Schilling Pfennig.
Doch soll einenn jedenn Haussvatter, mit seinen Khünndern unndt Gesindt, mit Beschaÿdenheit denn altenn Brauch zue halten unvervotten sein. »
« Le roi boit » ou « Königreichen »: la tradition s'est perdue aujourd'hui, supplantée par la fête des Trois Rois, où l'on déguste, le plus souvent en famille, une galette « des Rois » . Elle cache toujours, dans une des portions, la fève en porcelaine, qui désignera « Roi » ou « Reine » celui ou celle qui l'aura « tirée » et que l'on coiffera, le temps d'une soirée, d'une couronne en carton doré... Et si l'on boit, c'est un chocolat chaud ou peut-être un gewürztraminer V.T., mais avec mesure !
Et on aura oublié que, ce jour-là, les chrétiens célèbrent la fête de l'Epiphanie qui correspond au jour où les rois mages, guidés par la lumière d'une étoile, arrivèrent jusqu'à Jésus, dans l'étable où il est né.
Et rappelons ici que C+M+B inscrit à la craie sur les linteaux des portes en Allemagne par les Sternsinger, le jour de l'Epiphanie, ne sont pas les initiales des rois mages, Caspar, Melchior et Balthasar, mais l'abréviation de Christus mansionem benedicat, que le Christ bénisse cette maison !
Gérard MICHEL
Note :
[1] Lancelot du Voisin (ou Voësin), sieur de La Popelinière, né vers 1541 à Sainte-Gemme-la-Plaine en Bas-Poitou (actuel département de la Vendée) et mort le 8 janvier 1608 à Paris, est un homme de guerre, historien et écrivain français.
Source : Obermundat