Après les eaux, la forêt est le grand repaire ou refuge des génies du terroir. C'est un lieu hanté, un espace excentrique plein de violence, un lieu d'exclusion, un refuge des bannis et des proscrits ainsi que des croyances païennes, un lieu de merveilles et de périls, un espace marginal, sauvage, redoutable, et aussi un foyer de la mémoire paysanne. C'est là que, bien souvent, se rencontrent ces fontaines et ces sources dont nous avons fait connaissance : la fée Ninienne, ou Viviane, aime se tenir au bord d'une fontaine de la forêt de Briosques, et Mélusine et ses sœurs près de celle de la forêt de Coulombiers... Là court le sanglier mythique, li blans pors, que chassent les chevaliers du roi Arthur, là passent la Mesnie Hellequin et la cohorte de Diane et Hérodiade.
Siège de phénomènes étranges qui sont autant de théophanies, la forêt est omniprésente dans les littératures médiévales, Le grand Lancelot en prose cite des forêts qui portent des noms évocateurs : Forest Aventureuse, Estrange, Perdue, Périlleuse, Desvoiable (impraticable) et Malaventurose. Tous les textes soulignent son caractère inquiétant par des adjectifs qui sont toujours les mêmes : os cure, sostaine, ténébreuse, estrange, salvage. En outre, la forêt est presque toujours longue et large (longue, lee) et elle est très ancienne (des tens ancienor). Le roman de Claris et Laris dit de l’une d'elles :
Trop est la forest fiere et grande 3292
et plaine de trop grant merveille [...]
les fées i ont lor estage 3317
en un des biaus lieus du boscage...
De Brocéliande, le poète anglo-normand Wace écrit dans le Roman de Rou (v. 6387 sqq.) :
La seut l'en les fées veeir,
se li Breton nos dient veir,
et altres mer(e)veilles plusors.
Bref, la forêt est un véritable conservatoire du paganisme, et c'est pour cette raison que s'y ébattent mille créatures surnaturelles qui s'y sont réfugiées, après avoir été chassées de leur territoire par l'avancée des hommes. En outre, dans toute l'aire allemande, elle s'étend souvent sur des contreforts montagneux, allie donc le caractère mythique de ces deux lieux.
Le problème majeur que rencontre le chercheur est le suivant : dans quelle mesure les nains, géants, dragons et hommes sauvages qu'on y trouve sont-ils la vision romanesque d'anciens génies du terroir ? Pour répondre à cette question, il faut s'appuyer sur les constantes dégagées à partir d'autres sites : personnage veillant jalousement sur sa terre et interdisant qu'on y pénètre ou qu'on y tue du gibier, individu (monstrueux ou non, ou encore remplacé par un monstre) imposant un tribut aux hommes ses voisins, paganisme marqué...
Dans un récit du XIIIe siècle, Virginal, dont nous possédons plusieurs rédactions, la dame qui porte ce nom règne sur un peuple de nains, dans les montagnes boisées du Tyrol, et possède un terrible voisin. Orkîse, qui exige d'elle une jeune fille comme tribut annuel. Qui est ce personnage dont le nom indique clairement qu'il est tenu pour un ogre (orco) ? Sans doute l'avatar littéraire ou légendaire du génie de ces forêts. Je signale que, dans une légende berrichonne, il est dit que les jeunes filles d'Ennordes tiraient au sort, chaque année, pour savoir laquelle irait trouver un monstre qui l'attendait au milieu de la forêt... Plutôt que de me livrer à un jeu de devinettes avec tous les risques que cela comporte, je préfère me tourner vers trois personnages qui entretiennent des rapports particuliers avec la sylve : Merlin, Auberon et Zephir.
Fils d'un démon incube, diable angélisé, protecteur de la chevalerie, Merlin est un personnage complexe et syncrétique dans lequel demeurent encore bien des zones d'ombre malgré les nombreuses études qui lui ont été consacrées. De son géniteur il tient ses dons d'ubiquité, de métamorphose, de connaissance du passé, mais de Dieu, son don de prédiction. Selon le Perlesvaus, lorsqu'il mourut il fut impossible de l'inhumer dans une chapelle et son cercueil est vide, car lorsqu’on l'y eut placé, le corps disparut, en porté de par Dieu, o par l’anemi. A sa naissance, il est couvert de poils, et une fois qu'il a grandi, il est grand, fort, maigre, brun, velu. Geoffroy de Monmouth nous le montre, pris de démence, vivant comme un homme sauvage (Vita Merlini, v. 1-112) et retournant dans les forêts dès qu'on l’en arrache. Il nous le présente parcourant la forêt à cheval sur un cerf (ibid., v. 451 sqq.) et menant un troupeau de cerfs, de daims et de chèvres sauvages, car il sait se faire obéir des animaux, comme le vilain de l’Yvain de Chrétien de Troyes. Dans le Merlin-Vulgate (1) il est appelé « homme sauvage » et se donne ce nom à lui-même. Il prend aussi parfois l'apparence d'un cerf blanc. Dans le Livre d'Artus (2), il apparaît comme le maître de la fontaine aux tempêtes et il s'abrite dans un chêne creux, et il déclare : « Je veux que tu saches que ma coutume est telle que j'aime à demeurer dans les bois de par la nature de celui qui m'a engendré. » Geoffroy de Monmouth nous dit que lorsque le roi Aurèle envoie chercher Merlin, on le trouve dans un coin de forêt mystérieux, près de la fontaine de Galabes, au pays des Gewisséens. Le Merlin de Robert de Boron (3) souligne aussi le lien étroit qui l'unit à la forêt : Je voil que vos sachiez qu'il me covient par fine force de nature estre par foies eschis [à l'écart] de la gent (p. 149).
Retenons bien les traits qui permettent de voir que le Merlin romanesque remonte sans doute à un génie de la forêt, aspect que les rédacteurs ont largement occulté en faisant du devin le fils d'un incube, histoire d'expliquer ses pouvoirs. Merlin est le maître des animaux, il peut prendre à volonté la forme qui lui plaît. Or nous savons que c'est le propre des génies qui ne prennent forme que pour se montrer aux hommes. Il commande aux éléments, et il y a surtout ce motif récurrent : il ne peut longtemps s'éloigner de ce que nous devons considérer comme son élément naturel. Ce détail n'est pas sans rappeler les légendes mélusiniennes où les fées, qui épousent des mortels, sont contraintes de s'isoler pour se baigner une fois par semaine, parfois sous la forme d'un serpent qui est celle habituelle des génies des eaux.
Par le biais de la croyance aux incubes qui jouit d'une large diffusion à partir du XIIe siècle, le personnage de Merlin est intégré à l’univers humain et au monde romanesque, et les seuls indices qui le rattachent encore à son origine réelle sont ceux cités précédemment. Edmond Faral signale un poème du XIIIe siècle, le Dit de Merlin Merlot, qui présente Merlin comme une sorte de génie des bois, et il ajoute : « Le personnage du sylvain qu'il met en scène, si différent du type que peignent les romans français du cycle arthurien, répondait peut-être à quelques superstitions anciennes, indépendantes des traditions proprement bretonnes (4).» L'intuition de Faral est remarquable car il ne disposait pas encore des études réalisées depuis qui montrent que deux personnages différents se sont fondus pour donner la figure romanesque que tout le monde connaît.
Si nous nous tournons vers Auberon, qui surgit dans Huon de Bordeaux (5) (vers 1220), les déductions faites à propos de Merlin se confirment car nous retrouvons un certain nombre d'éléments communs. Auberon, présenté comme un nain car sa petite taille est due à la malédiction d'une fée à sa naissance, habite « [...] une forêt très vaste et très redoutable [...]. Nul ne peut, une fois entré dans ce bois, lui échapper, si jamais il lui adresse la parole, et dès qu'il aura passé un instant auprès de lui, il ne pourra plus le quitter de toute sa vie », ce qui équivaut à un emprisonnement dans l'autre monde.
Auberon possède de grands pouvoirs : quand il est furieux, il fait pleuvoir et venter, briser les arbres enfin. C'est le maître des prestiges et il est capable de faire apparaître une rivière large. En outre, comme tout bon être féerique, il est en possession d'objets magiques et se rend en un clin d'œil là où il le désire.
Il est présenté comme un chrétien, mais un détail montre qu'il appartient en fait à un autrefois préchrétien : il est né avant le Christ lui-même. Il connaît aussi le passé et n'ignore rien de la vie du jeune Huon. Si les pouvoirs de Merlin sont attribués à sa conception particulière, ceux d'Auberon le sont à des fées, nous restons dans le même registre, mais dans le premier cas il est diabolique, dans le second, simplement merveilleux.
Dernier détail d'importance pour notre enquête, c'est le maître des animaux : « Tous les oiseaux, bêtes ou sangliers, si farouches et si sauvages qu'ils soient, viennent à moi de bon gré dès que je leur fais signe de la main. » En étudiant naguère les strates qui se superposent dans ce personnage, j'ai montré, avec quelque vraisemblance je crois, qu'Auberon n'était pas un nain mais un elfe, mais cela n'exclut pas son caractère de génie sylvestre car, au Moyen Age, toutes ces créatures sont confondues les unes avec les autres, et leurs attributs et leur nature se mêlent pour les besoins romanesques (6). Dans Huon de Bordeaux, le génie est interprété et présenté in bonam partem et devient en quelque sorte l’ange gardien de Huon, mais ses facultés surnaturelles, qui se manifestent essentiellement dans la forêt, je le souligne, sont celles du génie du lieu.
Avec le Roman de Perceforest, c'est un autre personnage extraordinaire qui surgit, Zephir, présenté comme un lutin malicieux et farceur. Alors qu'Estonné chevauche dans la Selve Carbonnière, son cheval s'arrête soudain et le démon qui est en lui, Zephir, se présente comme un ange déchu. C'est un démon assez haut placé dans la hiérarchie des esprits, il a le don de se métamorphoser à volonté, ce qu'il fait pour, dit-il, cacher sa laideur :
Et pour ce me convient il transmuer en autre forme pour couvrir ma laideur, quant je veuil estre familier a une personne (II, 97v°).
Il prend donc en général l'aspect d'un vieillard vêtu d'une cape de bure, ce qui rappelle les « génies encapuchonnés » (genii cucullati). Il possède un corps dont la substance semble être l'air, le souffle auquel renvoie son nom : Tu n'as néant plus pouvoir de toy vengier sur moy, déclare-t-il à Estonné, que tu auroiez ci ung fort vent s'il te hurtoit a ung fossé (II, 96v°). De plus, il se transporte à son gré là où il le souhaite. Il rend de grands services à son protégé et à d'autres chevaliers et, lorsque les Romains veulent envahir la Grande Bretagne, il les tourmente et les empêche de débarquer, acte qui le rapproche très exactement d'un genius loci, d'un landvaettr.
Chez les trois personnages dont nous venons de faire connaissance, les points communs et les différences sont révélateurs. Tous trois ont une origine surnaturelle, diabolique ou féerique ; tous aiment le séjour des forêts et viennent en aide aux élus de leur choix ; tous disposent de pouvoirs merveilleux, mais c'est chez Merlin, « le salvage », que les traits anciens, voire païens, sont les mieux conservés, A partir des informations recueillies, on peut tenter de dresser une typologie du génie de la forêt, tel qu'il apparaît dans les romans :
1. C'est un marginal qui ne reste jamais bien longtemps dans le monde des hommes.
2. Il existait bien avant le christianisme, mais il est réintégré dans l'univers médiéval chrétien par le biais de légendes religieuses - mythe des anges déchus -, de croyances savantes et cléricales - pouvoir générateur des incubes -, en l'existence des fées - origine d'Auberon, fils de Jules César et de la fée Morgue selon certains textes.
3. Les actes bénéfiques de ces personnages contredisent leur origine et sont le reflet de leur intégration au monde courtois, de leur mise en conformité avec la civilisation d'une époque. On peut aussi y voir, dans le cas de Merlin et de Zephir, une sorte de rachat de leur tare originelle.
4. Le génie de la forêt est en même temps le maître des animaux et il a pouvoir sur le temps qu'il fait.
5. Il est aussi bien zoomorphe qu'anthropomorphe.
Bref, s'il est apprivoisé, il reste néanmoins une créature ambiguë, inquiétante, qui conserve un soupçon de diablerie : Zephir adore jouer des tours, Merlin aime mystifier ceux qu'il sert, Auberon est prompt à s'encolérer et se laisserait aller au pire quand on le contrarie, s'il ne se trouvait quelqu'un de ses vassaux pour le tempérer. Au-delà de leur transformation littéraire, parallèle du reste à celle des fées, ces personnages témoignent de la persistance des croyances anciennes, même si les romans ont tendance à faire de l’un ou l'autre d'entre eux une sorte de deus ex machina ou un élément burlesque.
Claude Lecouteux
Notes :
- O. Sommer, The vulgate version of the arthurian romances, T. II, Washington, 1908.
- Ibid,VII, Washington, 1913.
- A. Micha, Paris/Genève, 1980 (TLF281)
- Faral, la légende arthurienne, op. cit., supra, T. II, p. 45. Le texte, tiré de la Vie des pères (milieu du XIIIe siècle), a été édité par Méon dans : Nouveaux recueil des fabliaux, T. II, p.236.
- P. Ruelle, Bruxelles/Paris, 1960 ; trad.fr. de F. Suard, Paris, 1983.
- C. Lecouteux, Nains et les Elfes au Moyen Age, Paris, 1988.
Sources : Démons et génies du terroir au Moyen Age - Ed. IMAGO, 1995.