Les habitants de l’espace balte actuel avaient quitté depuis longtemps le stade de la prédation lorsque les Européens de l’Ouest, les Scandinaves ou les Rus’ les rencontrèrent, du IXe au XIIIe siècle. Ils travaillaient la terre, commerçaient avec leurs voisins slaves et scandinaves, utilisaient le bronze et le fer, tant pour des armes que des objets d’art, enterraient ou incinéraient leurs morts et entretenaient un panthéon de dieux foisonnant. Bien qu’ils aient été dépourvus d’écriture, leur histoire, fascinante et méconnue, se laisse appréhender grâce aux récits des conquérants et aux résultats de l’archéologie. C’est à la reconstituer que s’emploie Sylvain Gouguenheim dans son nouvel ouvrage intitulé Les derniers païens, Les Baltes face aux chrétiens (XIIIe-XVIIIe siècle) paru aux éditions Passés Composés.

 

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Pour ce faire, l’auteur ouvre la réflexion par les mythes et les images qui entourent les habitants et les lieux de cet espace « barbare », avant de s’intéresser aux conquérants, chevaliers Teutoniques notamment, et à l’édification d’un véritable État païen en Lituanie. Puis vient le temps de la christianisation et des luttes, souvent violentes, contre le paganisme. Un monde meurt, les dieux s’effacent, mais le paganisme survit dans la culture populaire, ce que l’auteur restitue avec finesse dans ce livre profondément original et novateur.

Nous l’avons interrogé pour partir à la découverte de l’ouvrage.

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ces Baltes, finalement méconnus de nous, Européens de l’Ouest ?

Sylvain Gouguenheim : Au moins trois raisons : puisque je travaillais sur les Teutoniques j’étais amené à les rencontrer fréquemment dans les documents. Ensuite, cela remonte à une très ancienne attirance pour l’histoire comparée des religions et pour les croyances et coutumes dites « populaires », étudiées par exemple par Mircea Eliade. La résistance de ces peuples à la christianisation, l’essor d’un Etat indépendant, dominé par des polythéistes, capable de s’imposer dans le jeu international, est un fait historique passionnant qui amène à lire un peu autrement l’histoire de l’Europe. J’ajoute que cette étude permet de combiner les apports de l’Histoire et de l’archéologie ce qui me renvoie à ma vocation première, dont je me suis éloigné par la force des choses. Certaines enquêtes effectuées au XVIIe ou au XVIIIe siècle recèlent une grande quantité d’éléments formidables sur les croyances populaires, souvent dénoncées, voire diabolisées par l’Eglise catholique ou par les Protestants, mais qui ouvrent des perspectives fascinantes sur les idées, les coutumes, les rites de ces populations, essentiellement paysannes, accrochées avec ténacité à des cultes de fertilité-fécondité (pour d’évidentes et compréhensibles raisons de survie), et à tout ce qui témoigne de la Puissance de la Nature.

 

Breizh-info.com : Quelles sont les caractéristiques principales de ces populations qui peuplent l’espace balte durant les siècles étudiés dans votre ouvrage ?

Sylvain Gouguenheim : D’abord ces peuples sont distincts : Prusses, Lettons et Lituaniens ne parlaient pas les mêmes langues et n’avaient pas les mêmes croyances ou les mêmes dieux. On rencontre par exemple en Lettonie le cas exceptionnel d’une religion centrée autour des « Mères » : chaque élément naturel, et de nombreuses fabrications humaines, vivent sous l’action d’une « mère » : il y a ainsi la Mère du blé, celle des arbres, celle du sureau, mais aussi celle des marchés ou celle des chemins, ainsi que la « Mère des Esprits » etc. On retrouve par ailleurs dans leurs croyances et leurs pratiques religieuses des éléments propres aux peuples indo-européens : culte des forces naturelles qui se manifestent à travers certains éléments (le feu, le tonnerre, les arbres, les eaux, les pierres), crémation des morts… Quelques pratiques peuvent surprendre, en particulier le culte des serpents domestiques (non venimeux…) qui pourrait renvoyer à des croyances attestées dans la Grèce antique, et dont on a pu observer la survivance encore dans la seconde moitié du XXe siècle. Le serpent est lié au monde des morts (il peut vivre sous terre), à l’idée de permanence de la vie (il se dépouille de sa peau et semble ainsi ressusciter) etc.

En dehors du domaine religieux, on sait que leurs sociétés ignoraient l’écriture avant leur contact avec les chrétiens : les seuls documents écrits qui nous informent sur leur religion ou leurs coutumes sont donc de la main de leurs adversaires et c’est l’archéologie (celle des sites funéraires, mais aussi celle du paysage en plein essor) qui nous vient ici en aide, même si les fouilles ne livrent pas toujours des informations claires et certaines. Il n’existait pas vraiment de développement urbain avant la conquête chrétienne (sauf en Lituanie où un tissu urbain se forma peu à peu). Leurs populations n’avaient pas encore formé d’unité nationale ; elles étaient dispersées dans un vaste espace, largement couvert de forêts marécageuses où les communications étaient difficiles. Leur économie était essentiellement agricole, avec quelques aspects commerciaux en liaison avec les mondes russe et scandinave (commerce de l’ambre).

 

Breizh-info.com : Parlez-nous de la période des chevaliers teutoniques. Qui sont-ils ? Quelles sont leurs relations avec le monde balte ?

Sylvain Gouguenheim : Il s’agit d’un ordre militaire, fondé en Terre Sainte à la fin du XIIe siècle, et qui s’installa à la frontière entre la Pologne et la Prusse vers 1226-1230. Il parvint à conquérir la Prusse et la Lettonie actuelle (ainsi que la partie méridionale de l’Estonie) au cours du XIIIe siècle, et y bâtit un Etat indépendant, d’un genre unique en Europe. Ses relations avec le monde balte furent conflictuelles : guerre de conquête et d’évangélisation, puis domination des populations converties, ou opposition permanente contre le dernier pays païen, la Lituanie, jusqu’à la conversion de celle-ci à la fin du XIVe et au début du XVe siècle. Il est intéressant de constater, d’un point de vue géopolitique, que le choc entre Teutoniques et Lituaniens a ainsi mis aux prises deux Etats absolument uniques chacun dans leur genre : une principauté dite – à tort d’ailleurs – « monastique », un duché païen.

 

Breizh-info.com : Comment émerge l’Etat païen de Lituanie ? Comment se caractérise-t-il ?  A quels défis est-il confronté ? Est-ce un modèle unique dans l’histoire de l’Europe ?

Sylvain Gouguenheim : Oui c’est un cas absolument unique puisqu’une élite païenne, représentant le noyau ethnique original du peuplement, mais devenue démographiquement minoritaire à la suite des conquêtes de terres chrétiennes, pour la plupart orthodoxes, dirige un Etat souverain. Le paganisme acceptait le maintien des croyances chrétiennes des populations conquises (on peut parler de tolérance politique) mais bloquait les tentatives missionnaires. La base en a été jetée au milieu du XIIIe siècle (notamment par celui qui fut le seul roi de Lituanie, Mindaugas), mais la construction de l’Etat est due à la dynastie des Gediminides, représentée par Gediminas et ses fils (Algirdas, Kestutis) au XIVe siècle. Développement économique, instauration d’une véritable religion d’Etat autour du culte du feu (cet élément qui vit de ce qu’il détruit, est à la fois maîtrisable et insaisissable etc.), impressionnantes conquêtes (Ukraine dont la ville de Kiev, principautés slaves des régions de Minsk, Briansk, Smolensk etc.). La Lituanie menaça même Moscou. Frontalière de la Pologne, des Teutoniques, de la Horde d’Or mongole, elle fut capable de résister à tous les assauts et mena une diplomatie efficace, s’imposant comme interlocuteur inévitable dans la région. La Papauté l’accepta, se laissant même berner par des promesses fallacieuses de baptême… Du point de vue économique l’habileté de Gediminas et ses successeurs consista à faire fructifier la position de la Lituanie sur les routes commerciales joignant l’empire allemand, le monde de la Hanse, et l’espace russe et mongol.

 

Breizh-info.com : Comment le monde balte vit-il, par la suite, les tentatives de christianisation et les guerres qui en ont découlé ?

Sylvain Gouguenheim : Il y a eu une longue lutte, environ deux siècles de guerre. Le christianisme bannissait les anciens dieux, alors que le paganisme acceptait l’existence du dieu des chrétiens comme un dieu parmi d’autres. Le rapport était donc dissymétrique. La christianisation chamboulait les cadres de la société traditionnelle : rapport au temps modifié par l’adoption d’un calendrier chrétien, rapport aux morts et aux ancêtres (l’inhumation dans les cimetières chrétiens rompt le lien entre la famille et le défunt dont les restes reposaient auparavant dans une urne ou un champ près de sa demeure), rites funéraires, pratiques matrimoniales (abandon de la polygamie). Ce bouleversement allait bien au-delà de la simple adoption d’un autre dieu et suscita donc une vive opposition : il sapait les fondements de la société traditionnelle pour les remplacer par d’autres, importés de l’extérieur. La soumission à une hiérarchie d’hommes non mariés et sans enfants (les évêques et les membres de l’Ordre teutonique) paraissait inacceptable à ces populations. Leur refus était accentué par le fait que les chrétiens étaient finalement largement représentés par un ordre militaire, par des combattants, dont les pratiques (guerre, fiscalité, domination politique) pouvaient sembler contradictoires avec le message du Christ. La christianisation a fini par s’accomplir, ou à la suite de la défaite militaire (Prusses, Lettons), ou par la conversion d’un prince, pour des raisons d’ailleurs politiques et non religieuses (le grand-duc de Lituanie Jagiello, devenu roi de Pologne : Ladislas Jagellon).

 

Breizh-info.com : Quel héritage ont laissé, aujourd’hui encore, ces Païens Véritables de Lituanie et des pays Baltes ?

 

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Sylvain Gouguenheim : Il y a en Lituanie un mouvement néo-païen, incarné notamment par « Romuva », qui souhaite être reconnu comme une religion authentique. Il se centre sur un culte des éléments naturels, en particulier autour du feu sacré (fête du solstice), et fait appel à certains dieux mais confond parfois, semble-t-il, des dieux authentiques, attestés dans les sources médiévales, et des divinités inventées par des lettrés à l’époque moderne, ou au XIXe siècle. Je ne porte pas de jugement sur la légitimité de leurs croyances, mais du point de vue de l’historien une partie de leurs références, souvent puisées dans le folklore des siècles récents, ne correspond pas – ou du moins pas entièrement – à des croyances médiévales authentiques mais à des fictions littéraires. Il ne s’agit donc pas d’une résurrection à l’identique du paganisme médiéval (d’autant que celui-ci n’est pas totalement connu ; il reste des zones d’ombre, des incertitudes), mais d’une recréation contemporaine.

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Breizh-info.com : Y a-t-il des livres, des films que vous conseilleriez sur la question?

Sylvain Gouguenheim : A ma connaissance rien en français qui soit à la fois scientifique et accessible. Les meilleurs travaux sont en anglais (ou en lituanien ou en russe). Dans le film sur la bataille de Tannenberg du cinéaste polonais Aleksander Ford (1960), les Samogitiens païens sont présentés comme beaucoup plus frustes que les Lituaniens et, bien sûr, les Polonais.

Propos recueillis par YV

Source : Breizh-info.com : 22/01/2022

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