Charles Peguy

 

Tous les partis politiques parlementaires, sans aucune exception, parlent un langage conventionnel, tous l'entendent ; l'opposition républicaine ou réactionnaire n'a rien à envier ici aux différentes et pour un temps fructueuses positions républicaines. Apprendre la politique parlementaire, c'est apprendre à parler ce langage, et les plus grossiers démagogues y parviennent. Savoir la politique parlementaire, c'est savoir parler ce langage et les plus grands orateurs y succombent. Quand le président du Conseil, ministre de l'Intérieur et des Cultes, s'écrie théâtralement que nous allons sauver les droits de la société moderne, chacun entend que ça veut dire que nous allons sauver, ou simplement soigner les intérêts politiques de notre ministère. Car les habitués traduisent immédiatement ; ils font immédiatement la réduction nécessaire ; ce langage appris leur est devenu plus cher et plus familier que le langage maternel ; que le patois du pays ; d'abord, ils entendent au sens vrai, réduit, ce qui est dit au sens politique parlementaire ; ils n'ont aucune hésitation.

Quand un droitier, dit que nous défendons toutes les libertés, les libertés communes, les saintes libertés, les libertés nécessaires, les libertés indispensables, les libertés universelles, réciproquement, tout politique parlementaire entend que nous défendons nos intérêts menacés et nos libertés à nous.

 

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Quand le président du Conseil parle de la chaleur communicative des banquets, tout le monde entend que le président du Conseil veut dire que le ministre de la Guerre et celui de la Marine étaient saouls. Et malheureusement quand Jaurès parlait éloquemment de justice et de vérité pendant le premier temps de l'Affaire (Dreyfus), on croyait qu'il s'agissait de justice et de vérité, parce qu'il parlait encore français ; mais aujourd'hui, quand il parle tumultueusement de justice et de vérité, tout le monde entend qu'il parle politique parlementaire, et qu'il s'agit de sauvegarder et de favoriser les intérêts de la politique jaurésiste gouvernementale.

Tout le monde politique parlementaire, car les bons électeurs, paternellement cultivés, soigneusement et patiemment encouragés par les élus, persistent avec une invincible opiniâtreté à comprendre directement, à écouter fidèlement le langage parlementaire ; ils entendent le langage parlementaire en français, et non pas en parlementaire ; ils entendent le langage de M. Combes, le langage des réactionnaires, le langage de Jaurès comme si c'était du français et non pas comme étant du parlementaire. Ils ne font jamais la réduction, la traduction. De là vient la perpétuelle et inouïe confiance du peuple en ses mandataires. De là vient aussi le perpétuel et inouï abusement du peuple par ses mandataires politiques.

Peut-être assistons-nous ici au phénomène le plus important de toute l'histoire parlementaire contemporaine : le peuple des électeurs entend et parle un certain langage politique presque sincère ; la foule des élus entend et parle un autre langage politique, un langage convenu, tout à fait différent du premier, mais correspondant au premier, formé des mêmes mots que le premier.

 

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Si le peuple politique des électeurs et la foule politique des élus parlaient deux langages politiques totalement différents, il n'y aurait qu'un moindre mal ; ces deux parties de la nation vivraient séparément, et par suite assez indépendamment ; si le langage politique des élus n'était pas formé des mêmes mots que le langage politique des électeurs, les électeurs continueraient à ne rien savoir, mais au moins ils sauraient qu'ils ne savent rien ; ils se trouveraient en présence d'une langue étrangère, mais qu'ils connaîtraient pour étrangère. Ce qui fait presque tout le danger de la situation politique parlementaire des élus et le langage politique des électeurs sont deux langages parallèles, correspondants, à la fois totalement étrangers pour le sens, pourtant formés des mêmes mots, deux langages où les mêmes mots figurent, soutiennent les mêmes rapports, mais en des sens totalement différents, totalement étrangers. Ainsi le peuple croit savoir, et il ne sait pas, et il ne sait pas qu'il ne sait pas.

Le peuple suit des discours entiers, des sessions entières, des législatures entières, des régimes entiers sans y entendre un mot ; mais il croit qu'il entend parce qu'il suit tous les mots et toutes les relations formelles des mots entre eux. Il y a ainsi entre le pays et sa représentation non pas un inentendu, ce qui serait grave, non pas un malentendu, ce qui serait plus grave ; mais un faux entendu perpétuel et universel à qui on est sûr que rien ne peut échapper.

Le peuple et les parlementaires disent la République, la liberté, la révolution; mais ce n'est ni la même République, ni la même liberté, ni la même révolution.

Ch. Péguy

Sources : Les Cahiers de la Quinzaine.

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