MM Husson-Raynal
Les conclusions du rapport d’information du Sénat sur le dérapage du déficit public sont sans appel : « Irresponsabilité budgétaire », « double discours », « un attentisme et une inaction dommageables », « mystification », « sentiment général d’irresponsabilité et de déni collectif »… Les mots sont durs pour les gouvernements précédents.
« Une irresponsabilité budgétaire assumée, un Parlement ignoré ». Le titre de cette saison 2 de la mission d’information du Sénat sur la dégradation du déficit public, entre fin 2023 et 2024, donne le ton. Il met en cause les deux gouvernements précédents, ainsi qu’Emmanuel Macron, les jugeant responsables de la situation budgétaire.
Les sénateurs, sous la houlette du rapporteur général de la commission des finances, le sénateur LR Jean-François Husson, et du président de la commission, le sénateur PS Claude Raynal, avait déjà mis sur le gril une partie des acteurs de ce drame budgétaire, lors d’une première série d’auditions, entre mars et juin dernier. Leur pouvoir de contrôle sur place et sur pièce avait permis de récupérer plusieurs notes de Bercy où l’alerte était donnée, d’abord par quelques signaux faibles, puis de façon de plus en plus précise.
Après l’annonce d’un déficit encore pire que prévu, en septembre dernier, les sénateurs ont décidé de remettre le couvert. Une manière aussi de prendre les députés de court. La décision de relancer cette mission d’information a été prise après que les députés ont créé leur propre commission d’enquête. Les sénateurs voulaient, au fond, garder la primeur sur le sujet, ne pas se faire doubler alors qu’ils avaient fait le gros du travail… et couper ainsi l’herbe sous le pied des députés, qui vont seulement entamer leurs travaux. Entre-temps, la donne politique a changé et Jean-François Husson se retrouve dans la même majorité, avec le socle commun, que ceux qu’il a interrogés. Situation pour le moins baroque.
Reste qu’il y avait matière à revoir l’ex-ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, et l’ancien ministre des Comptes publics, Thomas Cazenave. Avec en guest star, dans cette seconde saison, deux anciens premiers ministres : Gabriel Attal et sa prédécesseure, Elisabeth Borne.
Les données sont aujourd’hui connues. Alors que lors du vote du budget 2024, la prévision de déficit était de 4,4 % du PIB, le déficit a connu un dérapage continu pour finalement atteindre les 6,1 %. Soit environ 50 milliards en quelques mois. Un trou d’air financier qui impacte directement aujourd’hui les mesures en débat au Parlement, dans le cadre du projet de loi de finances (PLF).
Le rapport pointe les responsabilités des ministres Bruno Le Maire et Thomas Cazenave mais aussi d’Elisabeth Borne, sur la fin 2023
Selon le rapport de la mission d’information, c’est à nouveau l’idée d’un sérieux retard à l’allumage qui ressort. « Le gouvernement connaissait l’état critique des finances publiques dès décembre 2023, il aurait dû réagir vigoureusement et il ne l’a pas fait », dit le rapport dès le début. Les éléments étaient là, assez tôt. « A partir du 30 octobre 2023, les notes produites par la direction générale des finances publiques concernant les prévisions de recettes des grands impôts vont toutes dans le même sens : celui d’un fort risque de dégradation par rapport à la prévision », remarque le rapport. Les premiers signaux faibles venaient notamment des moindres recettes liées à la TVA. Les ministres sont alertés, mais « aucune mesure d’ajustement n’a été prise en décembre 2023 », alors qu’il était encore temps de modifier le PLF 2024. Le Parlement n’a ainsi pas été informé du risque de dérapage.
Ce sont deux notes qui ont particulièrement attiré l’attention des sénateurs. D’abord celle du 7 décembre 2023 de la direction générale du Trésor et de la direction du budget adressée aux ministres Le Maire et Cazenave. Si les services alertent sur la situation, « il n’est pas recommandé de communiquer sur cette mise à jour encore entourée de nombreux aléas » dit la note. Les ministres s’appuient sur cela pour justifier leur absence de décision en fin d’année. Mais seulement six jours après, les mêmes ministres proposent, dans une note datée du 13 décembre et adressée à Elisabeth Borne, de « partager largement le caractère critique de notre situation budgétaire, à la fois au sein du gouvernement, mais également dans l’opinion publique »… Ils proposent « une série d’actions pour nous assurer de la maîtrise des dépenses l’année prochaine », dont une « augmentation de la fiscalité de l’énergie au 1er janvier 2024 » et une réduction de 300 millions d’euros du montant des crédits dans le PLF 2024 et 300 millions en moins sur les dépenses de personnel. Pas de quoi « contenir significativement le dérapage inédit du déficit public observé en 2024, mais cela aurait à tout le moins permis d’engager un mouvement en ce sens », note le rapport.
Alors que les ministres ont répété et justifié, lors de leurs auditions, la décision de ne pas prendre de mesures de freinage budgétaire, les sénateurs en concluent sur un « double discours de Bruno Le Maire et Thomas Cazenave ». « En mai 2024, les propos tenus par Bruno Le Maire et Thomas Cazenave devant le Sénat sont en totale contradiction avec ce qu’ils ont défendu au sein du gouvernement », constate le rapport.
Mais celle qui est aujourd’hui députée du Calvados se retrouve aussi mise en cause. « La première ministre Elisabeth Borne ne saurait s’exonérer de ses responsabilités. En effet, la note du 13 décembre 2023 l’invite à prendre des mesures qu’elle a décidé d’exclure. À cette époque, comme elle l’a confié à la mission d’information, sa priorité était de trouver un compromis dans le cadre de l’examen du projet de loi immigration », relève le rapport. « L’essentiel de mon énergie était mobilisée à essayer de trouver un compromis entre l’Assemblée nationale et le Sénat » a en effet déclaré l’ex-premier ministre. Au final, « cette absence de communication ne résulte pas de la seule responsabilité de Bruno Le Maire et Thomas Cazenave, mais tout autant de celle d’Élisabeth Borne », insiste le rapport, qui dénonce « un attentisme et une inaction dommageables ».
En 2024, Bruno Le Maire, Gabriel Attal et Emmanuel Macron responsable de ne pas faire de PLFR, à l’approche des européennes
Le rapport revient ensuite sur une décision connue : le choix du « gouvernement » et du « président de la République » de « refuser de présenter un projet de loi de finances rectificative (PLFR), pourtant seul à mème de redresser la situation, d’après le ministre des finances ». Les sénateurs élargissent donc le champ des responsabilités dans cette affaire à Emmanuel Macron.
En 2024, le déficit va suivre le toboggan. La dégradation s’accélère. « Selon Thomas Cazenave, trois quarts de l’écart par rapport à la prévision s’expliquent par des recettes moins élevées que prévu, et un quart par des dépenses des collectivités plus dynamiques qu’anticipé », souligne le rapport. « Cette explication, bien que techniquement valide, est incomplète », selon les conclusions des sénateurs, qui pointent des prévisions « trop optimistes ». « La mission estime que la mauvaise qualité des prévisions est en partie due à une forme d’inconscience budgétaire après les années de surplus fiscal de 2021 et 2022 », note encore le rapport.
Le gouvernement réduit bien la voilure en février, par un décret du 21 février 2024, en annulant 10 milliards d’euros de crédits, mais pas suffisamment. Au passage, la commission des finances n’est informée que dans la nuit du 21 au 22 février. « Un respect purement formel de l’obligation » d’information du Parlement. Par ce levier du décret d’annulation, le gouvernement ne pouvait de toute façon pas aller au-delà de 12,5 milliards d’économies. Le PLFR s’imposait donc. C’est même ce que Bruno Le Maire a demandé à Emmanuel Macron dans une note du 6 février 2024. Manière aujourd’hui, pour l’ex-ministre de l’Economie, d’ouvrir le parapluie et de renvoyer la responsabilité sur le chef de l’Etat.
Ce PLFR aurait aussi permis de traduire les mesures annoncées en parallèle aux agriculteurs notamment. Autrement dit, à ce moment-là, le gouvernement freine et accélère en même temps, en économisant d’un côté et dépensant de l’autre… Autre élément, que relève le rapport : « Ces décisions sont par ailleurs présentées par Bruno Le Maire comme « les seules susceptibles de nous éviter la dégradation de la note française par Standard & Poor’s le 31 mai 2024, à quelques semaines des élections européennes ».
Ce décret d’annulation est en réalité apparu davantage comme « une mesure d’affichage et de communication », car « peu de temps après, le gouvernement décidait d’ajouter 16 milliards d’euros supplémentaires de crédits en dépenses en 2024, par reports de crédits non consommés en 2023 », rappelle le rapport, qui ajoute qu’il aurait alors fallu faire « 30 milliards d’euros d’économies en 2024, soit le triple de l’effort affiché ».
Bruno Le Maire se défend en soulignant qu’il avait annoncé une hausse des tarifs d’accises sur l’électricité le 21 janvier représentant 5 milliards d’euros en 2024. Mais les sénateurs soutiennent que cela avait été annoncé bien avant la mi-février, « les recettes supplémentaires attendues étaient donc déjà intégrées ». Et alors que l’ex-ministre de l’Economie maintenait des objectifs de déficit qui paraissaient de plus en plus hors sol, « le maintien d’une communication ferme autour de l’objectif de 4,4 % relevait donc de la mystification ou de l’espoir de convaincre le président de la République et le premier ministre fermés à cette idée », peut-on lire dans le rapport.
Cette absence de PLFR a été prise par Gabriel Attal, alors premier ministre, en lien avec le chef de l’Etat. Il justifie cette décision par l’encombrement du calendrier législatif. Pour répondre au déficit, il a préféré geler des crédits pour 10 milliards d’euros supplémentaires. Mais pour les sénateurs, ce sont des raisons beaucoup plus politiques qui auraient guidé ce choix. « Le plus probable est que le refus de déposer un PLFR ait procédé de calculs à courte vue afin d’éviter, d’une part, de prendre des mesures difficiles à l’approche des élections européennes et, d’autre part, la menace d’une éventuelle motion de censure », soutient le rapport, pour qui « cette décision (de ne pas présenter de PLFR) porte une responsabilité essentielle dans la dégradation du déficit public ».
Si les sénateurs pointent bien « le refus, par le président de la République et par le premier ministre, d’un PLFR », ils épinglent celui qui est parti enseigner en Suisse : « La réalité, c’est qu’en restant en poste, Bruno Le Maire se doit d’assumer le bilan catastrophique de ses sept années passées à Bercy en termes de finances publiques : un déficit passé de 3 % à plus de 6 %, en contradiction totale avec les engagements qu’il n’a cessé de réaffirmer ».
Troisième acte : la dissolution qui finit d’achever les finances
Avec sa décision de dissoudre, annoncée le soir des européennes, Emmanuel Macron n’a fait que repousser, et ainsi aggraver, le problème. « La dissolution de l’Assemblée nationale, après le refus d’un collectif budgétaire, montre que le président de la République a choisi de repousser à plus tard les difficultés budgétaires auxquels l’État était confronté, alors que la situation catastrophique des finances publiques imposait une action rapide », dit le rapport. Puis la nomination du gouvernement, qui a tardé, n’a évidemment rien arrangé. Dans leurs conclusions, Jean-François Husson et Claude Raynal se font durs : « Le sentiment général d’irresponsabilité et de déni collectif sur la situation des finances publiques, déjà constaté par la mission d’information au printemps dernier, est ressorti avec encore plus de netteté des auditions tenues par la mission d’information ».
Les sénateurs ont aussi peu apprécié que lors des auditions, Bruno Le Maire, Thomas Cazenave comme Gabriel Attal pointent la responsabilité du gouvernement actuel, que soutient Jean-François Husson. « L’inaction passée ne peut être masquée par cette tentative de détournement de responsabilité en direction du nouveau gouvernement », qui n’a eu « que quelques jours » pour boucler son budget, pointe le rapport.
L’arrivée d’une catastrophe ne s’explique en général pas par une seule chose, mais plutôt par une succession de décisions, d’événements, qui s’enchaînent et conduisent dans le mur. C’est ce qui ressort au final du rapport d’information du Sénat. « Au fond, au moment où le déficit budgétaire s’envolait dangereusement, le changement de premier ministre par deux fois, le ralentissement de l’action publique pour cause d’élection puis de dissolution et enfin une trop longue attente dans la désignation du nouveau premier ministre ont été autant de mois perdus pour le rétablissement de nos comptes publics », résume les sénateurs. Les conséquences de ce dérapage sont aujourd’hui bien concrètes pour les Français, au moment où le gouvernement Barnier décide de geler les retraites, d’ajouter un jour de carence pour les fonctionnaires ou de moins rembourser les soins.
François Vignal - Public Sénat - 19/11/2024