Mai 1968 est un jalon central dans la formation de notre monde. Un événement qui est souvent célébré comme le seuil d'une nouvelle ère: celle de l'individu libéré et pleinement émancipé. Un exploit progressiste associé à l'héritage sentimental et moral de la gauche. Mais pour être précis, c'est le néolibéralisme - plutôt que la gauche en tant que telle - qui est le véritable héritier de Mai 1968.
Le néolibéralisme se place dans la zone de confort de l'histoire. D'une part, il revendique l'attitude subversive, non-conformiste et rebelle typique des intellectuels. Mais d'un autre côté, son caractère rebelle fonctionne au profit des intérêts dominants. D'une part, il fournit l'illusion d'être en faveur de l'histoire, d'être le porte-parole d'un avenir qui viendra de toute façon. Mais d'autre part, il adopte un air agonisant, comme s'il était en lutte douloureuse avec les forces obscures du passé. En bref: le clinquant de la transgression plus le confort de la domination. « Les partisans du néolibéralisme - écrit le politologue mexicain Fernando Escalante - se sont toujours sentis, quoi qu'il arrive, rebelles (...) il est impossible de lire Hayek et de ne pas avoir l'impression, à un moment donné, qu'il est le dernier homme libre dans le monde de cauchemar décrit par Orwell ou par Huxley. Son travail, comme celui de Popper, Becker et Buchanan, est écrit contre l'establishment. Les partisans du néolibéralisme peuvent toujours se présenter comme des rebelles, des iconoclastes, des marginaux, des défenseurs de la liberté contre l'ordre bureaucratique établi. Et c'est pourquoi ils sont véritablement les héritiers de l'esprit de protestation des années 1960 ».
L'idée néolibérale de base de la liberté et de l'émancipation est, au fond, assez simple: « nous sommes tous des entrepreneurs, ou nous le serions tous si nous n'étions pas opprimés par un État qui nous en empêche » [1].
L'homme comme start up
Contrairement aux stéréotypes de l'extrême gauche, le néolibéralisme ne se réduit pas à un ultra-capitalisme sauvage, ni à une machination de financiers sans scrupules, ni à un démantèlement des services publics. Le néolibéralisme possède certaines de ces choses, mais elles ne constituent certainement pas son essence. Il ne s'agit pas non plus d'une idéologie répressive et rétrograde (comme le prétend régulièrement la gauche). Bien au contraire, le néolibéralisme est révolutionnaire, émancipateur et libertaire, et ce sont précisément les pouvoirs publics - les pouvoirs de l'État - qui poussent à cette « libération ». S'il y a répression au sein du néolibéralisme, c'est celle que le sujet s'impose à lui-même de manière autonome. Si exploitation il y a, c'est celle que l'individu exerce sur sa propre vie.
Le néolibéralisme est avant tout une vision du monde, une façon d'être et d'être dans le monde. Le néolibéralisme va un peu plus loin que l'homo oeconomicus du marxisme ou du capitalisme. Le prototype du néolibéralisme est l'homme-entrepreneur ; ou plus précisément : l'homme-entrepreneur de lui-même. « Chaque être humain a un entrepreneur dans l'âme ! » chantent les rhapsodes du néolibéralisme. Le néolibéralisme - souligne le sociologue français Christian Laval - prend toujours un air d'évidence, de conformité à un mouvement naturel de la société, à une réalité à laquelle gouvernants et gouvernés doivent s'adapter. Mais cette « réalité » (et c'est là que réside le piège du néolibéralisme) est « faite de situations créées, de règles établies, d'institutions construites qui encouragent les comportements » [2]. Le néolibéralisme n'est pas la « main invisible » du libéralisme classique, mais est un volontarisme et un constructivisme. C'est la main très visible de l'État qui agit - quand il le faut - pour parfaire l'ingénierie sociale nécessaire et adapter la société aux moules néolibéraux.
Le néolibéralisme a un rêve: étendre de manière illimitée « un modèle de compétitivité auquel les sujets devront s'adapter en fonctionnant comme des entreprises, c'est-à-dire comme des unités de capitalisation privée. Dans ce contexte, le marché n'est plus un fait ou un moyen naturel, mais un espace normatif qu'une politique économique et législative permet de devenir, de maintenir, de corriger et d'étendre » [3]. L'extension illimitée du marché: c'est là que réside le caractère émancipateur et progressiste du néolibéralisme.
L'homme néolibéral est obligé de se réinventer, de s'optimiser, de s'adapter à la dynamique du marché, s'il veut accéder au paradis des opportunités. La précarité généralisée prend ainsi un air libérateur. Bien sûr, tout cela nécessite un préalable: l'abolition de tous les obstacles qui s'opposent aux relations mercantiles entre individus, y compris les domaines jusqu'ici régis par des archaïsmes éthiques, religieux, nationaux ou culturels. Parce qu'il n'y a plus de peuples, de nations, de cultures, de religions ou de sexes. Ou plutôt : il y en a, mais en tant que « kits » identitaires de consommation particulière, en tant que réalités fluides et malléables, en tant que mode-fusion, simulacre et vintage. Le « dernier homme » de Nietzsche est une startup individuelle qui pense globalement et s'identifie par sa fidélité à ses marques.
Adriano Erriguel
Notes:
[1] Fernando Escalante Golzalbo, El neoliberalismo, Ediciones Colegio de México (édition Kindle).
[2] Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, Éditions la découverte 2018, p. 60.
[3] Christian Laval, Œuvres citées, p. 66.
Tiré de : https://elmanifiesto.com/.../deconstruccion-de-la...