Les réactions au monde moderne sont venues d’abord des chrétiens et des rousseauistes (dixit Fukuyama qui a bien raison). Puis elles ont gagné les rangs des scientifiques, des historiens, des sociologues, avant finalement de ne plus intéresser personne. C’est entre 1920 et 1970 que les plus intéressantes réflexions ont été faites avec des noms comme Rostand, Ellul, Jünger, Duhamel, Onimus. J’ai un faible surtout pour Mumford et Huizinga, qui a bien souligné l’effarant déclin du sport à notre époque dans son classique Homo Ludens. Depuis, plus rien ou presque, ou l’expression marginale d’une pensée souvent trop verbeuse. L’Angleterre ne fut pas en reste avec Chesterton, Belloc, et un auteur moins connu, Arthur Penty, théoricien de la révolution médiévale et du retour des guildes médiévales !
La réflexion sur les masses, celle de Canetti ou d’Ortega Y Gasset, est souvent riche de promesses. Ortega voit poindre cet homme-masse qui ne demande qu’à s’assembler, qu’à s’agréger aux autres au supermarché, au stade ou bien ailleurs. Vassili Grossman voit dans la physique quantique l’expression du fascisme politique de la première moitié du siècle écoulé (comme c’est loin déjà tout ça !). Les critiques venues de gauche ou de droite se ressemblent beaucoup et ont valu à leurs auteurs bien des critiques. Aujourd’hui il est recommandé d’encenser le système.
J’ai redécouvert Henri de Man, un penseur belge qui publia en 1952 un excellent livre sur l’Ère des masses. A l’époque de Disney Land, de Lady Gaga et du buteur Messi, il me paraît bon de relire cet ouvrage qui montre que, comme toujours, notre bon vieux monde moderne est un sacré truqueur : il fait croire qu’il évolue alors qu’il fait du surplace, recyclant et remixant les mêmes fadaises. Je revoyais hier De sang-froid du très bon Richard Brooks, adapté en 1967 de Truman Capote ; il montre qu’Hollywood recycle tout le temps ses classiques, avec en toile de fond l’assassin psychopathe, la police scientifique, l’espace gris et déshumanisé, et ne fait quasiment rien d’autre. Même les zombis finalement si à la mode datent des années 60… Henri de Man souligne comme d’autres avant lui, y compris des Américains d’ailleurs (Edgar Poe, Sinclair Lewis), l’américanisation de l’homme moderne.
C’est cependant dans ce pays qu’on voit le plus clairement comment, du point de vue technologique, la masse est le produit de la mécanisation ; du point de vue économique, celui de la standardisation ; du point de vue sociologique, celui de l’entassement et du point de vue politique, celui de la démocratie.
Il n’y a aucun cadeau à faire à la démocratie moderne, je dis bien aucun. C’est un régime plutôt plus méphitique qu’un autre, qui correspond bien à cette homogénéisation ou pour mieux dire pasteurisation de l’humanité moderne ; on a parlé, Bernanos surtout, de la robotisation de l’homme démocratique moderne. Evoquons plutôt la standardisation et l’entassement. Je repense aussi au chef-d’œuvre de Welles, le Procès, tourné en 1962 à Paris et en Croatie communiste et même titiste (les scènes des bureaux sont stupéfiantes). De Man écrit à ce sujet :
De nombreux employés de bureau n’ont jamais pénétré dans une salle des machines ni vu une machine-outil, mais leur vie n’en est pas moins mécanisée à l’extrême. Plutôt que le travailleur de l’industrie, l’employé peut même être considéré comme le prototype de l’homme de masse moderne.
On attend toujours de voir un robot transformé en être humain. De Man voit, lui, qu’il est plus facile de transformer l’être humain en machine, et il écrit d’ailleurs à l’époque du très grand et pessimiste penseur et ingénieur américain Lewis Mumford (celui qui voyait l’espace de la terre se recouvrir de détritus urbains, et de rien d’autre) :
C’est la machine sociale tout entière qui, telle un rouleau compresseur géant, écrase et uniformise son mode de vie personnel et le standardise lui-même comme s’il était le produit d’une énorme machine invisible. On ne peut même pas dire qu’il faut aller dans les usines pour voir des robots : il suffit de se représenter un instant le cadre dans lequel se déroule la vie du citadin moderne pour conclure que nous sommes tous des robots à un titre quelconque.
De Man voit aussi l’homogénéisation frapper les esprits grâce aux médias de masse et à l’adoration du sport ou du people. Il parle de sa vision de pavillons de banlieue et leur audition, à ces habitants qu’il croyait bien logés, d’une seule émission :
Tous les habitants de ces maisons particulières écoutaient en même temps la même retransmission. Je fus pris de cette angoisse… Aujourd’hui ce sont les informations qui jouent ce rôle par la manière dont elles sont choisies et présentées, par la répétition constante des mêmes formules et surtout par la force suggestive concentrée dans les titres et les manchettes.
Le mot de suggestion est utilisé à la même époque par Julius Evola dans l’Homme au milieu des ruines. Le monde moderne et sa puissance suggestive… Sega c’est plus fort que toi.
De Man souligne l’entropie intellectuelle généralisée liée à la recherche bien sûr du plus petit dénominateur commun :
Les pauvres essaient comme par le passé d’imiter les riches ; mais, étant donné que les riches eux-mêmes deviennent sans cesse plus vulgaires, ce résultat final ne s’en ramène pas moins à un progrès généralisé de la vulgarité… Le défaut de contact personnel entre les entreprises industrielles et une masse de consommateurs anonymes accroît encore la tendance à viser plutôt trop bas que trop haut en cherchant à aller, par principe, aussi loin que possible dans le sens supposé du goût de la couche inférieure.
Un peu à la manière de Céline dans son Voyage, De Man plonge dans une vision vertigineuse de la nullité de la vie moderne, du quotidien, comme disait Lefebvre :
L’expression sociologique de cette vérité est le sentiment de nullité qui s’empare de l’homme d’aujourd’hui lorsqu’il comprend quelle est sa solitude, son abandon, son impuissance en présence des forces anonymes qui poussent l’énorme machine sociale vers un but inconnu. Déracinés, déshumanisés, dispersés, les hommes de notre époque se trouvent, comme la terre dans l’univers copernicien, arrachés à leur axe et, de ce fait, privés de leur équilibre.
Mais non : comme le prévoyait Debord, Nietzsche ou Dostoïevski, les hommes ont bien digéré tout cela et ils se sont très bien adaptés ! Comme me le disait Ambroise, le fils d’un vieil ami, on a les chips et la télé !
Nicolas Bonnal
Henri de Man, L’Ère des masses. Traduit par M. Delmas.