Orange mécanique reste le meilleur Kubrick d’un point de vue inactuel. Ce n’est pas un hasard si Kubrick s’était fait traiter de fasciste et qu’il avait failli devoir quitter l’Angleterre. L’Angleterre Orange mécanique que nous évoquons ici dépasse de loin la dénonciation d’une insécurité qui ne sert que le pouvoir.
Je commence comme d’habitude par la conclusion :
– Le ministre tory, en l’occurrence l’incarnation d’un pouvoir machiavélien et bien ancien, récupère le voyou pour le faire entrer dans le système et collaborer à l’établissement d’un régime de terreur. On sait maintenant que les semeurs d’insécurité sont des agents doubles et qu’ils travaillent pour les pouvoirs forts. Ils sont là pour terroriser les honnêtes gens, et ce n’est pas bien nouveau. Il est temps que les bons tremblent et que les méchants se rassurent, dit Badinguet en 1851… C’est le meilleur moyen que l’on ait trouvé pour que les gens se tiennent bien. Ce ne sont pas les socialistes qui nous contrediront.
– Le film est une étude aussi du contrôle mental, avec le fameux traitement Ludovico. Les médias et les pharmacies contrôlent les sociétés modernes (relire Huxley, Orwell, etc.). La saturation de sexe et de violence, avec les triviaux-comiques clins d’œil au nazisme, produit chez le jeune Alex une nausée et il devient plus facilement contrôlable. On ajoute à cela la drogue pharmaceutique et l’on tient notre bonhomme. Kubrick avait parfaitement analysé la volonté politique d’utiliser le porno et la violence à des fins narcotiques à la fin des années 60. La libération sexuelle fut un emprisonnement dans le sexe, à la fois ordurier et ridicule (revoir l’excellente scène de copulation tournée en accéléré).
– Toute l’esthétique expressionniste et saturée du film est pré-Illuminati ; j’entends Illuminati au sens du spectacle et des chorégraphies actuelles (c’est un fait, pas un jugement). Voyez les clips musicaux sur les chaînes musicales ou prétendus telles. Pensez à Nick Knight (photo), filmeur de Gaga, ancien photographe des skinheads, actuellement donc l’artiste visuel le plus prestigieux au monde. Relation sado-maso, poignards, pyramides, œil qui voit tout, symbolisme égyptien, violente chorégraphie, esclavage sexuel et références aux poupées, tout est déjà en ligne comme plus tard dans Shining, ce film testamentaire sur l’Amérique blanche américaine.
– Dans le film, on s’intéresse plus au bourreau qu’à ses victimes. Et alors ? Il est plus intéressant, plus simplement. Qui connaît le nom d’une des victimes de Brevik, qui avait programmé son storytelling sur face de bouc ? Qui peut citer mille juifs tués par Hitler, qui a fait l’objet de 7000 biographies recensées (cent millions d’occurrences Google pour le Führer)? Qui se souvient des Ukrainiens martyrisés par Staline ? Le bourreau est l’avenir de l’homme. Aujourd’hui le vrai bourreau, c’est vous, le spectateur: voyez le carnage de Kadhafi organisé à cet effet (la moindre image que l’on regarde aujourd’hui nous rend en effet complices d’un crime ou d’un délit ou d’une obscénité visuelle).
– Orange mécanique liquide la démocratie-marché et dégoupille la grenade du futur : le futur c’est l’éternel présent-dystopie de Stark (Robert). Le film décrit une société futuriste, c’est-à-dire identique à la nôtre. Tout y est laid, horrible même et complètement inepte sur le plan architectural. Les parents ne sont plus des parents, comme les gens de la télé réalité, ils changent de famille et de fils (il y a aujourd’hui un jeu MTV comme ça). Ils passent leur temps devant la télé ou à lire les journaux. Et le résultat de tout cela est désastreux, mais c’est la vie, ou c’est plutôt la vie postmoderne. Les parents d’Alex deviennent les héros du film.
– Le jeune Alex est séquestré et tourmenté par les intellos d’extrême-gauche qui utilisent sa faiblesse pour Beethoven pour le pousser au suicide. Pour l’extrême-gauche, tout est objet de manipulation et tout est objet puisqu’il n’y a plus de sujet chrétien à sauver. L’important est d’embêter le pouvoir, de le faire baisser dans les sondages. Une fois qu’on a pris le pouvoir…
– Alex devient un monstre parce qu’il aime la culture classique, comme les nazis amateurs de classique ou de Schiller : Beethoven. Regardez bien les films hollywoodiens et vous verrez que cela finit toujours de la même manière : un amateur de culture ne peut-être qu’un monstre fascisant, à la manière d’Hannibal Lecter. L’humanisme est subversif.
– Dans Orange mécanique, rien n’est pris au sérieux. On l’a reproché à Kubrick sans rien y comprendre. Or ce n’est pas lui qui ne prend rien au sérieux, c’est cette société. En réalité, c’est comme les désastres politiques et financiers ; il y avait des scandales, mais il n’y en a plus, a-t-on dit en Italie à la fin des années 80. On se moque donc de tout et on passe très vite à autre chose. Pour dormir tranquille après les atrocités de la télé, il y a les somnifères.
– Le seul acteur moral est le clergyman. Il défend très bien le point de vue chrétien sur le libre-arbitre, petit Chesterton aussi rond que son modèle. Evidemment il est un peu ridiculisé, mais c’est normal. Kubrick disait à Michel Ciment qu’il devait en être ainsi à notre époque. Dostoïevski fait d’ailleurs la même chose dans l’Idiot ; le porteur de vérité (je pense à Lebedev sur le rôle eschatologique des réseaux) est une caricature. Il va aboyer, la caravane du monde moderne passe.
Nicolas Bonnal