Cet après-midi de juin débutait comme d'habitude par une promenade collective en poussette sous les arbres des jardins d'Oslo. J'étais accompagné par deux autres pères en congé parental. Nous profitions des siestes de nos bébés pour partager des conseils éducatifs et planifier les prochaines sorties de baby swimming. En s'arrêtant dans un café, nous devenons officiellement des caricatures de la Scandinavie, ces "latte-dads" qui adorent boire des latte (café au lait) pendant leurs congés tandis que leurs femmes travaillent.
Déjà 16 heures? Il était temps de chercher mon fils aîné à l'école. Le pic du bonheur arrivait, cet instant où je le voyais jouer avec ses camarades, lever sa tête, m'apercevoir, courir vers moi et laisser communiquer sa joie "PAAAPAA". Quatre secondes d'enchantement pendant lesquelles on se sent aimé comme jamais avant de redevenir inintéressant pour longtemps. C'est peut-être ça la paternité d'ailleurs: quatre secondes de bonheur par jour.
Nous rangions alors ses affaires dans le vestiaire. De son sac à dos dépassait un drapeau multicolore auquel je ne prêtai pas vraiment attention. J'aperçus aussi des coloriages sur son bras. Je saluai Amel, un des nombreux hommes travaillant à l'école maternelle. Enfin ici on dit "Jardin d'enfant", parce qu'école "maternelle", j'aime à rappeler que c'est un peu démodé, cela vient de materner qui signifie "s'occuper d'un enfant comme une mère".
Le chemin du retour était l'occasion de discuter de la journée.
– "Alors, vous avez fait quoi aujourd'hui?"
– "Ce matin on a peint des drapeaux avec beaucoup de couleurs et fait des coloriages sur nos bras. Et cet après-midi, on est sorti avec! Tu savais que jaune en Norvégien se dit gul et en anglais yellow. Yellow, ça rime avec rigolo. Ça c'est drôle!"
– "Ah ouais, quand même, t'en as appris des choses pour ton âge!"
Arrivé à notre appartement, il sortit fièrement son drapeau multicolore qu'il agita tel un supporter de football. Je découvris alors qu'il s'agissait bien du drapeau arc-en-ciel, pour moi c'était le drapeau de la gay pride. "Regarde papa, c'est ça qu'on a fait", dit-il d'un sourire contagieux.
Ah ouais, quand même?
Je fus spontanément surpris. Pas négatif, mais tout de même, mon fils n'a que quatre ans non? Quelle idée de lui mettre entre les mains un drapeau dont il ne peut pas comprendre le sens? La Norvège va-t-elle trop loin?
Mon premier réflexe fut alors d'ouvrir ma boîte email pour regarder le programme pédagogique hebdomadaire envoyé par le personnel du jardin d'enfant. Je lis alors: "Semaine de la Pride, nous célébrons la diversité. Nous organisons un défilé avec les enfants. Nous marchons dans le quartier de Grünerløkka avec les drapeaux arc-en-ciel".
Sur sa page Facebook, la mairie du quartier relayait l'information. "C'est l'Oslo pride, les jardins d'enfants de Grünerløkka et Kårkeslottet ont organisé une parade. Vive la tolérance, la diversité, l'égalité". Je lis les commentaires de ce poste: Super, bravo, hourra... La plupart des habitants du quartier adhéraient au message. Quelques commentaires négatifs: "laissez les enfants en dehors de ça!".
Mon fils regardait une carte du monde accrochée sur le mur de sa chambre: "Mais il est où le pays de mon drapeau?" Pris d'un petit fou rire, je me demandais si l'objectif pédagogique de la journée était atteint. Je répondis: "Ton drapeau n'est pas un pays mais dans tous les pays il y a quelqu'un avec ton drapeau". Quel poète!?
A sa demande, je le posai délicatement sur la commode de sa chambre, entre la couronne de "Cars" et le tableau de Babar fait du ski. Une photo que je baptisais "Enfance franco-norvégienne 2019".
Je demandais alors: "Vous avez tous peint un drapeau?"
"Bah oui papa!!!", c'est pour le défilé.
"Le défilé de quoi?".
"J'ai oublié papa! Je peux regarder la télé?"
Décidément, je ne parvenais pas à saisir ce qu'il avait retenu de cette activité, ou même s'il pouvait l'exprimer. J'avais besoin d'écouter l'opinion de ma femme norvégienne et je me décidais à l'appeler.
– "Tu savais qu'ils faisaient une parade aujourd'hui?"
– "Oui je trouve ça super bien. Peut-être que notre fils ne va pas comprendre grand-chose, peut-être qu'il va comprendre quelques notions. Chaque enfant avance à son rythme. Il a dans sa classe des camarades qui ont deux mamans, autour de lui des familles avec deux papas. Le plus tôt on ouvre aux différences, le mieux on inclut. En Norvège la Pride est très culturelle. C'est une fête des libertés placée sous le signe de la joie, la tolérance et de l'acceptation de l'autre. On a le droit d'aimer qui on veut. C'est un message très important. T'as peur de quoi?"
C'était aussi une bonne question ça: j'avais peur de quoi au fond? Qu'on perturbe son enfance innocente? Qu'on lui parle déjà de sexualité?
J'appelai alors Amel qui fait parti des organisateurs du défilé: "Bien évidemment que l'on n'approche pas les questions de sexualité à cet âge-là. On ne parle ni d'hétérosexualité ni homosexualité par exemple. On explique aux enfants le principe de tolérance, de diversité, qu'ils ont le droit d'être eux-mêmes, qu'il faut respecter l'autre. On parle plus concrètement de parentalité. Si la plupart des enfants ont un papa et une maman, il y en a aussi qui n'ont qu'une maman, qu'un papa, deux mamans, deux papas. A Grunerløkka, on n'est pas dans des familles traditionnelles."
Amel m'envoya par sms la photo d'un poster accroché dans chaque salle de classe: les différents types de famille y sont exposés.
Je remerciai Amel pour son explication qui m'avait plutôt convaincu.
Je donnai ensuite à manger à ma fille tandis que mon fils avait sa demi-heure télévision. La chaîne publique norvégienne NRK (l'équivalent de France Télévision) propose des programmes adaptés pour les enfants avec un contenu tantôt ludique, tantôt pédagogique. Un dessin animé pour mieux apprendre l'alphabet s'achevait et une série avec des jeunes enfants de 4 à 7 ans commençait.
On y voyait Fredrik, un papa stressé, la quarantaine, assis autour d'une table pendant une fête familiale. Ses deux enfants blonds l'encourageaient: "Allez papa, allez papa!" Je regardais d'un œil. Pourquoi deux enfants criaient "Allez papa"?
Entouré de sa famille, tout transpirant, le père se lança: "Bon, c'est le moment". Il posa alors un genou sur le sol, sortit de sa poche une bague qu'il tendit à Bjørn, un homme aux cheveux long qui participait à la fête. "Bjørn" dit le père, "Veux-tu m'épouser?". Les deux hommes s'embrassèrent devant les enfants de Fredrik qui explosèrent de joie. Devant moi. Devant mon fils et devant la moitié des enfants norvégiens: "Il a dit oui!!" La série vient de Suède et a pour nom: "la famille arc-en-ciel"!
Exposé ainsi dès son plus jeune âge aux différentes formes de parentalité, mon fils bâtit ses propres repères. Il aura la diversité de la parentalité comme référent. Je réalisai que ça n'allait pas le perturber. Je crois même l'inverse, ces repères représentent une force pour lui. Les personnes que cela dérange me parlent souvent de leur peur qu'on l'incite à l'homosexualité. Mais nous savons bien que les enfants auront plus tard la sexualité qu'ils voudront, et qu'en tant que parent nous souhaitons juste qu'ils la vivent dans une société bienveillante.
Si l'on considère le drapeau arc-en-ciel comme un drapeau politique, on peut critiquer le choix de le mettre dans des mains des enfants. Si l'on considère qu'il représente des valeurs importantes à inculquer, c'est un formidable message de joie.
Je reste finalement admiratif de la société norvégienne qui, comme pour le partage équitable des congés parentaux, ose, sans tabou, combattre les stéréotypes de genre et travailler à l'inclusion des différentes formes de famille. L'Eglise de Norvège a autorisé le mariage entre personne de même sexe il y a deux ans, l'Etat l'a instauré il y a déjà dix ans.
Quant à mon fils, six mois après sa première Pride, il y a déjà des réactions qui montrent une évolution. Lorsque je l'interroge: "Mais alors dans ton école, tous les enfants ont un papa et une maman?". Il répond comme si j'avais posé une question stupide: "Mais Nooooon! Dans ma classe j'ai un copain qui a deux mamans!".
Love is Love.
Article paru sur le site du huffingtonpost