— Elles étaient épatantes, vos nouvelles », dit Henri Béraud.
Je rougis jusqu'aux oreilles et bredouillai qu'il était trop indulgent. J'avais vingt-cinq ans. J'étais un concentré de timidité bretonne, et peu entraîné aux compliments. Dans ma famille, ils étaient aussi rares que l'argent de poche. Il aurait fallu être Balzac en culottes courtes pour arracher mon père à son journal. Et encore n'aurait-il pu s'empêcher de critiquer la longueur des descriptions et l'usage de l'écriture phonétique dans les discours du baron de Nucingen.
— Epatantes, répéta Béraud. Vous m'avez beaucoup amusé. Je vous en remercie. C'est tellement rare. »
C'était trop. Je fondais. Je défaillais. Je gonflais du cou comme un rouge-gorge. On m'aurait annoncé ma libération immédiate que je n'eus pas éprouvé ce plaisir capiteux. Car nous étions en prison.
Je ne devrais peut-être pas l'avouer, malgré la prescription. Ça jette toujours un froid, je l'ai remarqué. Quand je dis : « Ma cellule faisait face à celle de Laval. Je le voyais, le matin, les chaînes aux pieds, vêtu de bure, il ressemblait à un parachutiste auvergnat », il y a toujours un silence, un moment de gêne.
Trente-cinq ans après, ma mémoire, si capricieuse et fantasque, n'a rien oublié de ces jours. Ni un bruit, ni une odeur, ni un détail.
En apprenant que le «Prix des Intellectuels Indépendants » était allé à M. Jean Butin pour son livre sur Béraud, tout a resurgi, luisant, précis, net comme un sous-marin qui émerge.
J'ai revu cet après-midi d'octobre 44. Le soleil, encore haut derrière la verrière d'ouest, étale sa lumière sur le ciment de la 1re division de Fresnes : je suis avec Robert Brasillach, entre les rails où roulent les chariots du pénitencier, dans une file de taulards qui espère la distribution de je ne sais quels colis.
Il m'a présenté à deux messieurs. Un vieux jeune homme en veste de tweed, milord dandy, fringant, nerveux, sautillant, avec un nez en trompette, un fume-cigarette et un nœud papillon à pois : Georges Suarez.
Dans quelques jours il ouvrira au fort de Montrouge le long cortège des fusillés de la Libération. Mais pour l'instant le destin paraît attendre, immobile. Rien ne semble encore écrit. Suarez ne sait pas que le piège s'est déjà refermé sur lui.
Au printemps, il était en reportage à Lisbonne, ville admirable, et doublement, car Salazar l'avait maintenue aux frontières de la guerre. Le regard brillant, les mains lestes, Suarez raconte son voyage dans le temps. Un passeport pour la paix, et voici les magasins de l'abondance, comme autrefois, offrant en vente libre, sans ticket, des étoffes, des cuirs, des bijoux, les victuailles les plus recherchées, les joyaux d'un trésor qui a disparu dans les fumées de la débâcle et le naufrage de notre jeunesse.
A deux jours de train, ça existe encore, la nuit sans alerte, la nuit scintillante, palpitante de tous ses feux, parée de toutes ses lumières, allumée comme pour une fête, et qui ignore le lourd grondement des «forteresses » volant dans les ténèbres. Suarez a pourtant quitté ce paradis aux couleurs du passé. Par coquetterie, insouciance, panache, il est revenu. Malgré les conseils de ses proches, il n'a pas supporté que l'orage se passât sans lui. « Je n'ai pas quitté mon pays en 40. Pourquoi le quitterais-je en 44? »
Au reste, que risque-t-il? On lui doit le meilleur ouvrage paru sur Clemenceau ; une colossale vie de Briand en six volumes, une douzaine de livres d'analyses, de réflexions, de portraits, dont quelques-uns en collaboration avec son ami fraternel, Joseph Kessel, qui doit être à Londres. Que peut-on lui reprocher?
Il a bien dirigé pendant deux ans un quotidien collaborationniste : «Aujourd'hui». Et après? Au pire, cela mérite un blâme. Et seulement si les juges sont partisans. La preuve qu'il n'y a rien contre lui, c'est que son instruction a été expédiée en deux heures.
Etrange aveuglement chez un observateur aussi subtil de la politique française, de ses traîtrises et de ses fureurs. Trois semaines plus tard, douze fusils, tirant en salve, allaient balayer ses illusions.
Le second personnage est tout différent. Il est massif et lourd, tassé, la tête dans les épaules et les poings dans les poches du veston. Dans un visage affaissé et assez mou, le menton demeure puissant. Je suis surtout retenu par les yeux, de beaux yeux sombres, dessinés dans le goût italien, qui vivent et brillent sous d'épaisses paupières.
Quand Brasillach a dit : « Henri Béraud », mon cœur s'est arrêté. On peut difficilement imaginer aujourd’hui ce que ce nom représentait à l'époque. Je cherche, sans trouver à qui le comparer. Béraud, c'était le plus connu des journalistes de son temps, le meilleur reporter au long cours, devant Kessel, déjà cité, Albert Londres, ou Helsey ; celui qui, dès 1924, avait amené la France au pays des Soviets, dont il disait, contre l'opinion répandue : « Si l'on me demandait : — Cela durera-t-il? je dirais : cela durera. »
Béraud, c'était le pamphlétaire et polémiste qui pétrissait le plus vaste public dans le chaudron des années 30. Bernanos lui est supérieur, à mon avis du moins, car je ne mets rien au-dessus de La grande peur des bien-pensants, ce chef-d'œuvre. Mais Bernanos appartient à un monde disparu, dont l'odeur était l'encens, et la fleur, le lys ; l'ancienne France rêvée par Drumont et Péguy, avec ses fileuses et ses lavandières, ses artisans, ses paysans d'angélus, son ciel couleur de tourterelle quand Jeanne apparaît, aux créneaux des remparts rosés d'Orléans, pour y faire flotter ses bannières ; autant de mots de passe qui ne font plus passer grand-monde, de signes de pistes qui ne conduisent que dans les cimetières, autour de tombes désertées.
Béraud est d'une autre paroisse, plus cossue, mieux fréquentée, à la mode des idées nouvelles. Son odeur est celle du pain chaud, sa fleur le coquelicot, piqué dans la moisson. Il se veut républicain d'une République imaginaire, à la Hugo, avec ses braves gens et ses fiers lurons, francs buveurs, têtes chaudes, regards droits, cœurs purs, aussi ardents à la tâche qu'aux jupons, et toujours prêts aux labours du pavé quand le ciel de la Bastille commence à rougeoyer.
Béraud, qui a le verbe haut et sonore, la période éloquente et charnue, exalte le peuple qui en vingt siècles fit la France républicaine.
Plébéien, fier de l'être, Béraud parle d'une France vue du peuple d'autrefois, forte, généreuse, gaillarde dans ses sabots, n'ayant froid ni aux yeux, ni au cœur, et qui se flatte de ne craindre personne, sans cesser pour autant de manifester une méfiance générale et absolue. Elle salue le château, mais se méfie des nobles ; elle fait baptiser le gamin, mais se méfie du « parti prêtre » ; elle crie « Vive l'Armée ! », mais se méfie des militaires ; elle est prête à mourir pour le droit de vote, mais se méfie de ceux qu'elle élit aux Parlements ; elle ne met rien au-dessus du travail, mais se méfie autant des patrons que des syndicalistes de profession ; elle respecte la richesse, et pratique l'épargne en tenant ses écus serrés dans son bas de laine, mais se méfie des riches dont elle aspire à être ; elle chante « L'Internationale », mais se méfie de l'étranger, « celui qui emmène nos filles et emporte notre blé » (c'est Béraud qui l'écrit dans La gerbe d'or, le premier livre de ses souvenirs).
Car il n'est pas que journaliste complet, ce diable d'homme, «flâneur salarié » comme il disait, interviewer écouté des rois, des princes, des révolutionnaires et des chefs de l'entre-deux-guerres, échotier, critique, gazetier à façon, parlant de tout, sans vergogne, avec le même talent, de la verve, du mouvement, des mots chauds ; il n'est pas que l'un des ténors du pamphlet moderne, dont la voix résonne encore aux oreilles de ceux qui lirent Le fusilleur, il est aussi un romancier considérable, dans la veine des grands conteurs français.
Comme cela arrive parfois, le Goncourt lui fut décerné, en 1922, pour son livre le moins réussi, Le martyre de l'obèse, une fantaisie à la fois bâclée et laborieuse. Mais il y a les autres, tous les autres, que j'ai découverts dans la bibliothèque paternelle, sur le rayon peu garni des romans : Le vitriol de lune, Les bois du templier pendu, Les lurons de Sabolas, Ciel de suie, des livres d'histoires écrits au présent sans qu'on cesse jamais de ressentir le frémissement et la magie du passé.
Tel était l'éminent personnage qui me félicitait de deux nouvelles en langue parlée qu'avait publiées «Révolution nationale». La première s'intitulait «Moi-Mézigue de la Mouff». Elle parut le 6 juin 1944.
C'est une date de première ligne, modèle 1515 ou 1789.
J'avais transformé le petit marchand de journaux de la rue des Patriarches en poste d'observation. Dès onze heures la débâcle se dessinait. Rien ne devait plus l'arrêter : pas un n'eut un regard pour le journal ou ils pouvaient lire, dès la première page, mon nom en lettres grosses comme ça. Cet événement, capital pour moi, était submergé par un autre, qui n'était pas sans importance non plus, du côté de Sainte-Mère-Eglise et même ailleurs.
Comme j'avais lu Kipling (« Si tu peux... », etc.) J’acceptai mon infortune avec une dignité si émouvante qu'elle eût mérité la relation d'un témoin. Mais j'étais seul, ce qui valait mieux.
Chez Félix, l'Auverpin, spécialité des vins d'Anjou, je me refis une santé et rafistolai un moral qui partait en breloques sous la façade.
L'Histoire me renvoyait à la case départ. J'avais raté ma vie. C'était ce que je croyais. C'était ce que j'avais cru jusqu'à cette fin d'après-midi, à Fresnes-lès-Rungis.
Et brusquement, là, sous la verrière, Béraud, à moi, il m'avait dit... j'éclatais, et montai quatre à quatre au troisième, où j'occupais la cellule 348 avec un séminariste et Jo, le boucher belge, un catcheur poids mi-lourd, qui faisait de la dépression le mardi, lorsque Mme Jo s'était dispensée de visite. Alors, il tournait comme un ours en cage, de plus en plus vite, tapant de son poing fermé dans sa main gauche ouverte et insultant sa femme en flamand, ponctuant d'énormes « godfordom » des mots que nous ne comprenions pas, le séminariste ni moi, mais que nous devinions néanmoins des plus désobligeants pour Mme Jo, dont la vertu n'était peut-être pas ce qu'un pauvre prisonnier, belge de surcroît, aurait souhaité qu'elle fût.
Le verbe ne le calmant pas, le boucher des Flandres se jetait alors rituellement sur le châlit dont il festonnait les barreaux de fer comme s'ils eussent été de feuillages ou de pampres. Au final des courses, il tombait sur le parquet les membres tordus, convulsionnaire, délirant, la bave aux lèvres, les yeux jouxtés aux falaises du nez dans une loucherie horrible.
Le séminariste et moi n'étions pas aussi dégagés que nous nous appliquions à l'afficher. Je devais me reprendre à plusieurs fois pour arriver au terme du « Plus beau de tous les tangos du monde », un air initiatique que je m'efforçais de siffloter.
Le boucher belge aurait eu largement le temps de nous faire le coup du lapin, suivi de la manchette de la mort, avant que ne se pointe le maton de garde réveillé par nos râles. Je gardais donc, à portée de main, sous la paillasse, une cuillère aiguisée comme un tranche-lard.
Les souvenirs ressemblent à la laine des vieilles chaussettes : une maille se défait, on tire, et ça ne s'arrête plus, ce qui aggrave ma tendance aux parenthèses, digressions et histoires.
Revenons donc à Fresnes, cellule 348, vue imprenable sur la Croix-de-Berny. La fermeture et l’extinction des feux avaient eu lieu depuis longtemps. Je ne dormais pas. Le catcheur ne me gênait pas, qui sur ma droite ronflait avec puissance et conviction, ni le séminariste, au rythme plus imprévu. Réchappais même au manège d'idées pénibles qui d'ordinaire m'entraînait. Je me sentais moins accablé par l'image des miens, sans argent, sans défense, dans la ville.
Presque chaque nuit ramenait le chagrin tenu caché durant le jour. Alors, le sommeil refusait de « prendre », comme on dit d'une sauce qui file. Au dernier moment, je renaissais à la conscience de nos malheurs. J'écoutais la prison, le pas des rondes, le cri d'un homme qu'on emmenait au mitard, le murmure bourdonné des condamnés, et quand montait le bruit clair d'une chaîne sur le ciment, c'est qu'ils avaient voté la mort.
Les heures passaient. Je devenais de pierre, dur et glacé, immobile, et dans le froid qui gagnait, la seule sensation de chaleur était, sous les paupières, celle des larmes retenues.
Ce soir-là, miracle, les ténèbres s'éclairaient. Mon avenir se dessinait, harmonieux et poudré comme un jardin à la française.
Petit Breton sans relations, je n'avais plus de soucis à me faire. Avec des parrains comme Brasillach et Béraud, je n'aurais que l'embarras du choix des éditeurs, exception faite peut-être de Gallimard : « Gide, c'est un Rousseau congelé », avait écrit Béraud dans La croisade des longues figures, son pamphlet anti-NRF. Toutes les portes allaient s'ouvrir. On ne verrait plus que moi chez « Lipp », « Aux Deux Magots ». Bientôt, l'Ouest-Eclair et La dépêche de Brest porteraient mon renom jusqu'à la pointe de la Cornouaille, mon pays bien-aimé.
Au marché, sur le port, le dos au mur abrité du noroît, à «La Taverne», chez Léon, j'entendais déjà le chœur des voix croisées qui disaient :
— Vous avez vu ? C'était sur le journal. Le fils de Manu. Le petit-fils d'Ambroise-le-senneur, celui qui donnait des noms de fleurs à ses bateaux ! Des livres qu'il écrit maintenant, et à Paris en plus !... Sûr, au jour d'aujourd'hui, avec la struction qu'on donne dans les écoles et partout, c'est moins calé qu'autrefois. Mais quand même, faut qu'il en avait là-dedans. A le voir, on n'aurait pas cru, un écervelé que c'était. Il y avait juste le foteballe et les canots qui l'intéressaient. Comme quoi il faut jamais dire, hein !... »
Délicieuse perspective. Pour un Breton, la gloire ne compte qu'au village» Brasillach et Béraud me l'offraient. Il ne restait plus que le plus facile, écrire. Ils feraient le reste, et les mouettes du Porzou iraient dire mon nom aux remparts de la ville.
Sous ma couverture de coton, je rayonnais. J'avais tort. Deux mois plus tard, le 29 décembre 1944, Henri Béraud était condamné à mort. Pourtant, il n'avait jamais été collaborationniste» Le général De Gaulle lui-même en convint (Un autre De Gaulle, par Claude Mauriac).
Henri Béraud fut gracié, puis enterré vivant à la centrale de Poissy, enfin au bagne de l'île de Ré. Auparavant, il avait passé Quinze jours avec la mort, c'est le titre d'un de ses derniers récits, qui commence ainsi :« Ce qui va suivre fut écrit à la prison de Fresnes, le jour de l’An 1945, dans une cellule de condamné à mort... Ma sérénité est profonde, égale à mon innocence... Condamné dans des conditions juridiques sans précédent, je ne proteste ni contre mon sort, ni contre les étrangetés de la procédure. L’Histoire se chargera... Jamais, ni à l’instruction, ni à l’audience, il n'a été posé une seule question sur des faits relatifs à une connivence quelconque, un contact direct, si minime fût-il, avec l’ennemi. Ni le réquisitoire du gouvernement ni les dépositions des témoins n’y firent la moindre allusion... Tous ceux qui me connaissent savent quelle aversion je nourrissais à l’égard de l’occupant. Je ne me suis jamais caché d'être anti-collaborationniste autant que j’étais anglophobe. J’ai montré, prouvé tout cela. En vain. Une délibération de trois minutes a fait litière de mes explications les plus claires. On voulait ma mort. On voulait me déshonorer. Au fond de ma prison, j’élève vers mes confrères le cri suprême d’une conscience révoltée. Libre écrivain, j’ai écrit, selon ma nature, ce que je croyais juste et vrai... Qu’une injustice révolutionnaire me frappe pour avoir combattu ses doctrines, soit ! Ayant lutté seul, la poitrine découverte, je suis vaincu et me tiens prêt à subir les conséquences de ma défaite. Mais vous, écrivains, qui représentez les droits de l’ esprit, admettez-vous que la rancune politique s’exaspère jusqu’à confondre le patriotisme exalté avec la trahison consentie ?... Vous tous qui me connaissez, iriez-vous laisser ternir mon œuvre et mon nom? Ne vous dresserez-vous pas, selon les traditions de notre état, contre une aussi criante injustice?... Amis, je vous confie mon destin, mon honneur et ma mémoire. »
Béraud ne fut pas entendu. Au bagne de l’ile de Ré, il avait le droit d'écrire. Le journaliste Pierre Malo, qui s’y trouvait également, le décrit ainsi : « Je le vois encore, assis à sa table, à l’autre bout delà bibliothèque, attaquant sa tâche nocturne. Rien n'a pu I’arracher à ses chères habitudes d'antan. Dormant une partie du jour, il se met au travail dès que tombe la nuit, à la lueur d’une petite lampe, dont les rayons embrasent le cadre d’argent où sourit le visage de sa femme. Je le vois de dos. Il semble arcbouté contre sa table. On dirait qu’il va la pousser comme on pousse une charrue. Il a le dos du paysan courbé sur la terre nourricière. Massif et puissant, il s'avancera ainsi pas à pas, traçant un sillon après l’autre, jusqu’à l’aube. Béraud, le laboureur du soir, prépare la moisson dans l’ombre » (Pierre Malo : Je sors du bagne).
A quoi il faut ajouter ceci, qui n'est pas sans importance : cette moisson ne mûrira jamais. Jean Butin le révèle dans son livre : « Tout ce papier qu’il noircit, c'est dans la corbeille à cet usage qu'on le retrouve le jour levé. Il peut écrire ; il ne doit rien garder. Le ministre de la Justice, alerté par des ragots de presse, donna l’ordre de s’emparer des manuscrits. Même à terre, cet homme terrible faisait encore peur aux plus puissants... »
Les écrivains français ne bougèrent pas. Au contraire. C’était le temps du CNE (Comité national des écrivains), dont l’organe : Les lettres françaises, appartenait au parti communiste.
Les justiciers du CNE (Georges Duhamel, François Mauriac, Paul Valéry, Alexandre Arnoux, Louis Aragon, Claude Aveline, Julien Benda, Jean Cassou, Claude Morgan, André Malraux, Paul Eluard, Charles Vildrac, et tant d’autres) avaient écrit et publié durant l’Occupation, à Paris, avec I’imprimatur de la « Propagandastajfel ». Certains l’avaient même remerciée, tel François Mauriac, dont la dédicace fameuse au lieutenant Heller fut divulguée.
La liberté retrouvée, ils n'eurent qu’une obsession : remplir les prisons de leurs confrères, qui étaient également leurs concurrents sur le marché (restreint) du papier. Un nombre assez considérable d’écrivains qui ne l’étaient pas moins furent donc déclarés interdits d’édition par le CNE.
La plupart d’entre eux ne souffrirent guère de l’ostracisme, tant était fabriqué l’opprobre sur lequel on le fondait. Soit qu’ils aient battu leur coulpe et donné des garanties ; soit (le plus souvent) que leur talent et la qualité de leurs travaux les aient mis hors d'atteinte, on n'a pu les étouffer longtemps. Portée par les Poèmes de Fresnes, la voix de Robert Brasillach ne s’est jamais tue. Depuis vingt ans, le disque où Pierre Fresnay les dit connaît le même succès. Céline paraît dans la Pléiade. Mme Desanti, stalinienne de l’époque dorée, raconte Drieu. Gallimard a publié Les deux étendards, le chef-d’œuvre de Lucien Rebatet. Paul Morand est entré à l’Académie. Maurras demeure un des maîtres du siècle. En revanche, Béraud a disparu.
Avait disparu, devrai-je dire, puisque M. Butin lui consacre un livre important et indispensable, et qu'une petite maison d’édition provinciale entreprend de le rééditer. Désormais, Mme Germaine Béraud pourra s'éteindre en paix. Le souhait que son mari lui avait crié dans la salle d’audience, après le verdict, va se trouver exaucé. Il lui avait dit : « Défends ma mémoire, défends mon œuvre. » Voilà qui commence à être fait.
Henri Béraud : sa longue marche, de la Gerbe d'Or au pain noir », par Jean Butin. Edition Horvarth,
Sources : Le Spectacle du Monde – Avril 1981