Si le titre de prince des poètes existait sur le plan international, à qui l'aurait-on décerné maintenant, sinon à ce vieillard magnifique, dont l'œuvre n'était pas indigne d'être comparée à celle de Dante ou de Pétrarque?
L'édifice des Cantos s'élevait sans une défaillance depuis quarante ans; et ses plus récentes assises s'épanouissaient encore, toutes chargées de rosaces et de gargouilles, comme le faîtage d'une cathédrale. Qui, à l'exemple de l'infatigable bâtisseur, aurait osé proposer aux hommes de ce temps une image aussi puissante et aussi brillante de leur effort, en y ajoutant tous les avertissements qu'il appelle?... Seul, le grec Kazantzakis, dans un esprit tout différent, a tenté l'entreprise, sous le couvert du mythe d'Ulysse. Ezra Pound n'avait pas besoin de mythe. Il était à lui-même son propre mythe. Comme il créait à mesure sa propre langue, en laquelle les gardiens les plus sourcilleux de la rigueur classique découvraient avec stupeur l'anglais du seizième siècle, galvanisé, mais respecté, par un barbare du Far-West.
Dès ses trente ans, le cow-boy Pound trônait au centre de la littérature anglo-américaine. C'était lui, planté solidement à Paris, dans son accoutrement de troubadour équestre ou de chemineau champion de boxe, qui distribuait à ses compatriotes et à leurs cousins britanniques les portions de gloire qui leur revenaient. Rien n'a changé depuis dans les valeurs qu'il avait infailliblement discernées : Eliot, Lawrence, Stein, Joyce, Hemingway, Scott Fitzgerald ont été projetés dans leur vie et dans leur œuvre par le poète fulgurant qui avait inventé, pour les soutenir, une nouvelle espèce de critique, curieusement sentencieuse, mais soulevée par une exultation intérieure.
Soudain il disparut, il s'enfonça dans ce qu'il nommait « le profond et chaud passé ». C'est d'Italie que vinrent alors les grands livres de réflexion et de doctrine. Et surtout la suite des Cantos, hymnes d'une inlassable tension lyrique, mais aussi d'une intraitable liberté; du Whitman dur et grouillant, qu'enserrait une prosodie de virtuose déchaîné.
Pendant ce temps, où en étaient les autres poésies?... À deux ou trois tons au-dessous, dans la constriction valéryenne ou dans la dilution esséninienne. Il n'y avait plus que là, chez le paysan de l'Idaho, petit-fils d'un bandit, qu'on trouvait ce ferment verbal qui fait éclater le monde en fragments rythmés, dès les premiers vers de la Divine Comédie.
Hélas, le monde réel, le monde de la prose et de l'action, était secoué par des mouvements moins sublimes! Ami de Mussolini, séduit par l'emblématique fasciste, Ezra Pound tint des propos, répandit des écrits, qui le rangeaient, à l'époque suivante, dans le clan des maudits. On le lui fit bien voir.
À Libourne, le grand poète fut enfermé dans une cage de fauve, où les enfants des écoles venaient cracher sur lui à travers les grilles. On le ramena aux États-Unis, qui hésitèrent entre le pendre et le déclarer fou. C'est ce dernier parti qui prévalut.
Douze ans dans un asile d'aliénés... Mais tous les écrivains américains vénéraient ce génie captif et humilié, auquel les Russes finirent par donner des pendants, avec Siniavsky et Soljénitsyne.
Libéré en 1958, Pound retourna en Italie, reprit sa vaste construction poétique. De ces épreuves-là, on sort brisé ou durci. Lui restait exactement le même, attentif, souriant, avec de nouvelles inspirations qui semblaient encore le gonfler, l'élargir et l'orner, à quatre-vingt-sept ans!
Il est mort. Il n'y a plus nulle part de grand génie littéraire.
(8 novembre 1972)
Sources : Robert Poulet - « Billets de sortie » - 1975.