Vers 1850, le public croyait que les grands écrivains de cette époque se nommaient François Ponsard, Casimir Delavigne, Pierre de Béranger, Guillaume Viennet—plus Chateaubriand, Lamartine, Hugo parce que ça crevait les yeux. En 1972, la majorité des gens, même cultivés, éclairés, parieraient sur l'immortalité de Troyat, Cesbron, Peyrefitte, Sagan, parce qu'ils tirent à cent mille. C'est aussi bête.
Depuis vingt-cinq ans, les Deux Étendards (réédités récemment, toutefois) n'ont pas trouvé beaucoup de lecteurs. Quatre à cinq mille malins ont flairé tout de suite l'importance extrême de l’Éducation sentimentale. Or, vus de haut, les deux romans se valent. Parfaitement! Ce Rebatet-là doit être placé au même niveau que Flaubert. Avec ce correctif qu'en nous touchant moins, car il se distingue plus par l'intelligence que par la sensibilité, il nous intéresse davantage, s'appliquant à ce qui se passe aujourd'hui d'essentiel dans le monde et dans la cervelle humaine.
Oui ou non, sommes-nous de simples paquets de matière, animés par un hasard cosmique, ou des créatures sur lesquelles pèse le regard d'un mystérieux Invisible? Rebatet, après avoir organisé la controverse, qui prend chez lui la forme d'un drame juvénile, d'une allégresse bondissante, penche pour la première hypothèse. Mais ses personnages le harcèlent, le bousculent. C'est eux qui, tout fumants de pensée, de tendresse et de sensualité, sortent armés de cet énorme ouvrage. Et le débat reste ouvert.
Le roman le plus fort et le plus beau, selon moi, qu'on ait écrit depuis un tiers de siècle...
Il fut conçu en prison, l'auteur en effet appartint au cercle très fermé des ex-condamnés à mort, qui se reconnaissent entre eux et fraternisent d'instinct, quelle que soit la cause pour laquelle ils ont risqué le poteau, la potence, la guillotine, la chambre à gaz ou la chaise électrique.
L'un des crimes qu'on reprochait au collaborateur de Je suis partout, c'est d'avoir publié les Décombres, pamphlet du genre abominable. Mais le genre abominable, quand il est traité avec ce talent, issu d'une sincérité passionnée, devient aisément, à retardement, le genre admirable. Puis le genre classique. Voir Aubigné, Bayle, Rousseau, Chénier, Courier, Bloy. Quoi qu'il en soit, je conseille aux veinards qui détiennent quelque exemplaire de l'édition Denoël (1941) de la garder avec soin : il atteint déjà, en bibliographie, des cotes très élevées.
Les Épis mûrs (Gallimard 1954) montrent à quel point l'histoire de Michel et de Régis, porteurs respectifs des « deux étendards », avait vidé l'imagination du romancier. Il en est qui, comme Constant, Fromentin, Proust, sont et doivent rester les « hommes d'un seul livre ». Du moins, d'un seul livre de fiction. Car Une Histoire de la musique, qui a paru il y a trois ans chez Laffont, met en lumière un autre Rebatet. Qui aurait pu, tout aussi bien que Palestrina, Bach, Strauss ou Messiaen, commenter la peinture hellénistique, le quattrocento, l'impressionnisme et l'« action-painting », cent fois mieux que les spécialistes. D'une part il sentait étonnamment les choses; et d'autre part il les exprimait en langage excellent. Ce pourquoi son Histoire dame le pion, sur tous les points, à toute la musicologie internationale.
Quand on a produit trois ouvrages de cette valeur, on peut mourir. Et n'est-ce pas le sort de tout condamné à mort?... Du moment qu'il peut dire à ses juges : « Après vous! »...
Un petit homme vif, le masque taillé pour l'invective, le vocabulaire poissard, qui, tout à coup, s'affinait d'une manière exquise, l'esprit toujours en éveil, sur lequel descendait depuis peu une inattendue modération, le cœur dur et la peau ultra-sensible, avec un air où se mêlaient inextricablement le génial et le vulgaire, une amertume affreuse, à cause de la «conspiration du silence», mais l'assurance d'avoir raison un jour de tous les muets-par-ordre et des sourds-volontaires : voilà Lucien Rebatet.
Il a eu des torts, il n'était pas sympathique (sauf à ses amis très proches et à la jeunesse); il grognait ou «gueulait» tout le temps? C'est égal : vous avez ses trois livres.
Si, avant de les ouvrir, vous faites la petite bouche, pour des motifs extra-littéraires, tant pis pour vous.
(6 septembre 1972)
Sources : Robert Poulet – « Billets de sortie » - 1975.