Le 7 septembre 1945, Abel Bonnard arrive à Sigmaringen, en compagnie de sa mère - malade -, de Céline, Rebatet et quelques autres. L'ancien chef de l'Action Nationale Suisse, Georges Oltramare, écrira par la suite, à son sujet, dans ses Mémoires, Les souvenirs nous vengent : «Abel Bonnard dédaignait le luxe trop neuf du château. Avec la sérénité d'un mandarin, il contemplait un monde mieux fait pour susciter la nausée que l'effroi et me disait : « C'est heureux que le dégoût sans borne que ce monde nous inspire ne détruise pas en nous la curiosité de savoir comment et par quels ressorts tant d'ignobles choses arrivent. » Il éprouvait une délectation morose à discerner les causes profondes d'une banqueroute universelle qui lui avait coûté son repos et ses biens, sans que son âme en fût altérée. Il jugeait Pétain un paysan assez matois, égoïste et d'un caractère louvoyant. » (Cité par Olivier Mathieu, p. 325).

Céline, quant à lui, qui prend soin de la mère d'Abel Bonnard - qui mourra à quelque temps de là, avant le départ de son fils pour l'Espagne, et dont la tombe demeurera introuvable par la suite -, confiera pour sa part à Robert Poulet, à propos de Mme Bonnard : «J'étais sous le charme. Je découvrais un univers spirituel où je ne suis plus admis, mais où parfois je rêve de vivre. La poésie, avec ses cadences heureuses, son air de danser sur un fil... Les mots qui arrivent, comme appelés par un signal. Et le contraste que fait cette régularité de l'expression dans la liberté du sentiment avec l'inconséquence et la fragilité des femmes... Elle finissait une strophe, et puis elle en commençait une autre, Mme Bonnard. C'était le doux courant d'une rivière qui vient on ne sait d'où et qui va on ne sait où, le miroitement et le murmure de la poésie, qui enveloppe toute la terre...»

Enfin, en 1962-63, tandis que les Cahier de l'Herne préparent une livraison consacrée à Louis Ferdinand Céline, on se souvient d'Abel Bonnard qui se voit à cette occasion exceptionnellement sollicité. Il ne tardera pas à adresser à la rédaction son témoignage, qui sera publié, sous le titre : A Sigmaringen. En voici un extrait :

« Je le revois encore pendant la journée, passant par les rues de cette tranquille petite ville de résidence, avec son grand corps d’ancien cuirassier, sa canadienne, sa tête aux cheveux noirs. Il venait souvent surveiller la santé de ma mère et il a, dans son livre D’un château l’autre, écrit sur elle quelques lignes d’une délicatesse exquise, dont je lui resterai reconnaissant jusqu’à ma mort. Quand il avait causé avec elle, il venait bavarder avec moi. Nous parlions de tout, et souvent de littérature, lui non pas du tout dans le vocabulaire truculent qu’un profane aurait attendu de lui, mais, au contraire, avec les nuances les plus justes, les plus attentives. Je n’ai rencontré qu’un autre exemple d’un goût littéraire aussi raffiné chez un écrivain qu’on aurait cru de même voué par son tempérament aux expressions violentes, c’est Léon Daudet. Mais la conversation de Léon Daudet est une des plus étoffées que j’aie connues, et parfois même des plus fastueuses, au lieu que Céline procédait toujours par petites touches juxtaposées, comme celles d’un peintre impressionniste. Nous parlions parfois aussi des événements, qui dévoilaient dès lors, selon moi, leur caractère de catastrophe universelle. Nos propos étaient très sombres, mais aussi très calmes. Je crois pouvoir assurer que le sentiment dominant de Céline, devant le spectacle du monde actuel, était le désespoir, à condition qu’on n’attache à ce mot rien de grimaçant ni de convulsif, et que l’on comprenne qu’il peut y avoir un désespoir noir et serein, celui qui vient conclure logiquement les réflexions d’une pensée droite, probe et forte. Il sera alors ce que les niais croient flétrir du nom de pessimisme, mais qui, du moins, s’oppose avantageusement à leur propre optimisme, par lequel ils voudraient tourner à leur louange une défaillance de tout l’être, où manquent à la fois la force d’esprit qu’il faut pour voir la réalité comme elle est, et la force d’âme qu’il faut pour soutenir cette vue.

Ma dernière image de Céline, je l’ai eue à la fin d’un lumineux jour de printemps, quand j’allai lui faire mes adieux à la gare. Il prenait le train pour le Nord, le dernier, je crois ou l’avant-dernier qui ait passé avant que les Américains aient coupé la ligne. Il emmenait avec lui, parmi ses hardes, son chat, Bébert, célèbre parmi les Français de Sigmaringen. Il avait d’abord pensé le laisser chez de bonnes gens qui l’auraient soigné avec l’affection que les Allemands portent aux animaux, mais, à la fin, il ne put se résoudre à s’en séparer. II voulait gagner le Danemark, où je crois qu’il avait quelque argent placé. Il se flattait d’y trouver un asile. On sait l’accueil ignominieux qui l’y attendait. J’allais oublier de mentionner, tant cela va de soi pour qui a connu sa nature, que jamais, dans nos libres entretiens, je ne lui ai entendu rien dire de bas, de vil, de rancunier, de haineux. Dans un monde de plus en plus dégradé, où sombrent toutes les hautes valeurs, Céline était digne d’être méconnu, persécuté, honni, et de mourir malheureux, avec les honneurs de la solitude.»

Abel Bonnard, Tiré de « Petits miroirs de la mer »

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