L’écroulement artistique de l’art occidental frappe tous les bons esprits (ne parlons pas du wokisme), mais il est ancien. Dans son magnifique Essai sur l’Art, le comte Tolstoï recense ces catastrophes culturelles du dix-neuvième siècle dont les Français sont souvent responsables (ô festival de Cannes, ô exception culturelle, ô théâtre de soixante-huitard ou de boulevard, ô musique sérielle…) et il les réduit la cause à la décadence religieuse venue avec la Renaissance. C’est Huysmans qui dit que nous chutons depuis le XIIIème siècle.
Tolstoï accuse une élite du plaisir, de surhommes de la consommation artistique (le public friqué des festivals dont se moque à demi-mot Zweig dans le Monde d’hier) ; il incrimine Nietzsche mais Nietzsche tape bien sur Wagner et sur le culte de Bayreuth.
Tolstoï :
« Et pour ne rien dire des effets moraux qu’a eus sur la société européenne une telle perversion de la notion de l’art, cette perversion a encore affaibli l’art lui-même, et l’a, pour ainsi dire, détruit. Elle a eu pour premier résultat que l’art, en faisant du plaisir son seul objet, s’est privé de la source de sujets infiniment variée et profonde que pouvaient être, pour lui, les conceptions religieuses de la vie. Et son second résultat a été que, ne s’adressant qu’à un petit cercle, l’art a perdu la beauté de sa forme, est devenu affecté et obscur. Et son troisième et principal résultat a été que l’art a cessé d’être spontané, ou même sincère, pour devenir absolument apprêté et artificiel. »
En quittant la religion l’art quitte sa source, devient cochon (on en reparle), obscur, surtout se professionnalise. Il est obsédé par la nouveauté :
« Le mérite des sujets, dans toute œuvre d’art, dépend de leur nouveauté. Une œuvre d’art n’a de prix que si elle transmet à l’humanité des sentiments nouveaux. De même que, dans l’ordre de la pensée, une pensée n’a de valeur que quand elle est nouvelle et ne se borne pas à répéter ce que l’on sait déjà, de même une œuvre d’art n’a de valeur que quand elle verse dans le courant de la vie humaine un sentiment nouveau, grand ou petit. »
L’art ne se préoccupe plus que des riches et de leurs soucis sexuels, sentimentaux et existentiels :
« La vie des travailleurs lui paraissait une chose si misérable que les histoires de paysans de Tourgueniev en avaient dit tout ce qu’il y en avait à dire. La vie des riches, au contraire, avec leur galanterie et leur mécontentement de tout, lui paraissait une matière à jamais inépuisable. Tel homme du monde donnait à sa dame un baiser sur la main, tel autre sur l’épaule, un troisième sur la nuque. Tel était mécontent à force de ne rien faire, tel autre parce qu’il sentait qu’on ne l’aimait pas. Et Gontcharov avait la conviction que cette sphère offrait à l’artiste une variété de sujets infinie. Combien de gens sont aujourd’hui de son avis ! »
A la même époque le naturalisme de Zola nous découvre le monde des travailleurs, mais de quelle manière !
Tolstoï évoque l’obsession sexuelle occidentale :
« Plus tard, l’élément du désir sexuel a commencé à pénétrer de plus en plus dans l’art ; il est devenu désormais, à très peu d’exceptions près, un élément essentiel dans tous les produits artistiques des classes riches, et en particulier dans les romans. De Boccace à Marcel Prévost, tous les romans, contes, et poèmes expriment le sentiment de l’amour sexuel sous ses formes diverses. L’adultère est le thème favori, pour ne pas dire l’unique thème de tous les romans. »
Le cul (cf. le roman de Lemaire) envahit tout :
« Les opéras et les chansons, tout est consacré à l’idéalisation de la luxure. La grande majorité des tableaux des peintres français représentent le nu féminin. Dans la nouvelle littérature française, à peine s’il y a une page où n’apparaisse le mot « nu ». »
La mauvaise humeur et le spleen se répandent !
« Le troisième des grands sentiments qu’exprime l’art des riches, celui du mécontentement universel, a fait son apparition plus tard encore que les deux autres. Ce sentiment n’a pris toute son importance qu’au début de notre siècle ; il a trouvé ses représentants les plus forts en Byron et Leopardi, puis en Heine. Aujourd’hui, il est devenu général ; et on le trouve constamment exprimé dans les diverses œuvres d’art, mais en particulier dans les poèmes. »
On accuse tout (« je suis maudit ! ») :
« Les hommes vivent d’une vie stupide et mauvaise, et en rejettent le blâme sur l’organisation de l’univers. »
Il en résulte un appauvrissement général :
« Le premier résultat de la perte de foi des classes supérieures a été, pour l’art de ces classes, l’appauvrissement de leur matière. Mais par un second résultat, en devenant sans cesse plus exclusif, cet art devenait en même temps sans cesse plus artificiel, plus embarrassé, et plus obscur. »
Ensuite vient l’abscons que Tolstoï dénonce chez Baudelaire comme chez Mallarmé (le Second Empire, toujours, ce prototype totalitaire de notre méphitique moderne monde, comme le comprit Maurice Joly) :
« C’est bien, comme on le voit, l’obscurité érigée en dogme artistique. Et le critique français Doumic, qui n’a pas encore admis ce dogme, a bien raison de dire « qu’il serait temps aussi d’en finir avec cette fameuse théorie de l’obscurité, que la nouvelle école a élevée, en effet, à la hauteur d’un dogme ».
Je pense aussi à l’An dernier à Marienbad : un adultère raconté de façon incompréhensible dans un décor de rêve (château baroque teuton) ! L’essence de nos cannois émerveillements. Lourcelles a très bien étrillé ce produit si franchouillard (le franchouillard, c’est l’exception culturelle, art nul et étatisé financé par le contrit contribuable, voyez mon livre sur cette Exception). Mais l’important c’est de créer une élite fondée sur le fric et la technocratie (cf. le Grand Reset). En matière culturelle on y est depuis longtemps ; en économie on va y être. Le tout est de formater son public. En France on est champion.
L’auteur de Guerre et Paix ajoute :
« Du jour où l’art des classes supérieures s’est séparé d’avec l’art du peuple, cette conviction est née que l’art pouvait être l’art et rester, cependant, hors de la portée des masses. Et du jour où ce principe a été admis, on pouvait prévoir que le moment viendrait où l’art ne serait plus accessible qu’à un petit nombre d’élus, et qu’il finirait même par ne plus l’être qu’à deux ou trois personnes, voire à une seule, l’artiste qui le produirait. »
Tolstoï répugne à l’idée de l’œuvre élitiste, incompréhensible :
« Dire qu’une œuvre d’art est bonne, et cependant incompréhensible à la majorité des hommes, c’est comme si l’on disait d’un certain aliment qu’il est bon, mais que la plupart des hommes doivent se garder d’en manger. »
Or le grand public n’est alors pas si nul :
« Il est faux de dire, en outre, que la majorité des hommes manquent du goût nécessaire pour apprécier les œuvres d’art supérieures. Cette majorité a toujours compris, et continue à comprendre ce que nous aussi nous reconnaissons comme étant le meilleur : l’épopée de la Genèse, les paraboles de l’Évangile, les contes de fées, les légendes et chansons populaires. Comment donc se fait-il que la majorité des hommes ait soudain perdu cette faculté naturelle, et soit devenue incapable de comprendre l’art de notre temps ? »
Céline dira l’inverse dans les pamphlets. Il faut dire qu’entretemps le peuple a été bien préparé, mitonné, abruti et conditionné par radio, TV, ciné et festivals.
Ensuite vient le business ; voyez comment Hermann Hesse décrit l’abrutissement par le cinéma dans son Loup des steppes (comme pour beaucoup de livres : ce n’est pas que ce livre est mal lu, c’est qu’il n’est pas lu) et comment Zweig décrit la destruction de Salzbourg par son festival ; Tolstoï :
« Cette énorme et croissante diffusion des contrefaçons de l’art, dans notre société, est due au concours de trois conditions, à savoir : 1° le profit matériel que ces contrefaçons rapportent aux artistes, 2° la critique, 3° l’enseignement artistique. »
Oui, les écoles de cinéma ont détruit le cinéma. Ford, Walsh, Hawks étaient-ils élèves d’écoles de cinéma ? Le problème est que l’argent, les subventions, vont fabriquer un public snob (celui des nouvelles Femmes savantes ou des nouveaux Trissotin) à coups d’universités et de festivals. C’est le monde moderne qui se met en place : dette, gabegie et gaspillage – technocratie partout. En attendant les immondes ateliers d’écriture… Dès le début du vingtième siècle la poésie devient de la littérature pour profs écrite par des normaliens. Et le poète n’est plus très nature : ô cimetière marin ! O mer toujours recommencée !
On avait le business, on a maintenant le job :
« Mais aussitôt que la distinction se produisit de l’art de l’élite et de l’art du peuple, aussitôt que les classes supérieures se mirent à acclamer toute forme d’art, pourvu seulement qu’elle leur apportât du plaisir, aussitôt enfin que ces classes commencèrent à rémunérer leur soi-disant art plus encore que toute autre activité sociale, aussitôt un grand nombre d’hommes s’employèrent à ce genre d’activité, et l’art prit un caractère nouveau, et devint une profession. »
Notre génie (il détestait le mot, car en effet on a voulu remplacer Dieu et ses anges par Einstein et les génies) mal intentionné ajoute :
« Le professionnalisme est la première cause de la diffusion parmi nous des contrefaçons de l’art. »
La critique joue aussi un rôle sinistre :
« La seconde cause est la naissance, toute récente, et le développement de la critique, c’est-à-dire de l’évaluation de l’art non plus par tout le monde, non plus par des hommes simples et sincères, mais par des érudits, des êtres à l’intelligence pervertie, et remplis en même temps de confiance en soi. »
Comme me disait Jean-Jacques Annaud, souvent victime de cette critique de cinéma, « elle garde son pouvoir de nuisance ». En effet puisqu’elle a détruit de fond en comble le cinéma français – devenu froncé.
Tolstoï répugne à l’enseignement de l’art :
« Ces écoles ont pour objet l’enseignement professionnel de l’art. Mais l’art est la transmission à d’autres hommes d’un sentiment personnel éprouvé par un artiste. Comment donc pourrait-on enseigner cela dans des écoles ? »
Et de s’en prendre à nos merveilleuses dissertations fabricantes de bêtes à concours et d’experts-parlementaires-énarques-ministres inexpugnables :
« En littérature, on apprend aux jeunes gens comment, sans avoir rien à dire, ils peuvent écrire une composition de plus ou moins de pages sur un sujet auquel ils n’ont jamais pensé, et l’écrire de telle façon qu’elle ressemble à des écrits d’auteurs d’une célébrité reconnue. »
L’enseignement théâtral aussi lui donne du souci :
« De même encore, dans les écoles d’art dramatique, on apprend aux élèves à réciter des monologues exactement comme les récitaient les acteurs célèbres. »
Le monde moderne ressasse Mozart, Bach, Racine, Shakespeare depuis trois ou quatre siècles, preuve qu’il n’a pas fait mieux et qu’il ne cherche pas à le faire. C’est l’ancienne culture congelée et préservée dont parla Guy Debord dans sa Société du Spectacle. Tolstoï la voit venir, qui parle d’auteurs (Gourmont, Louÿs) que nous connaissons tous encore.
La musique devient un entraînement d’automates :
« Et de même en musique. Toute la théorie de la musique n’est qu’une simple répétition des méthodes dont se sont servis les musiciens célèbres. Quant à l’exécution musicale, elle devient de plus en plus mécanique et semblable à celle d’un automate. »
Bref on est déjà dans la consommation et le recyclage.
Tolstoï comme tout le monde présente ses solutions (arrêtez avec ça) ; elles n’ont été adoptées nulle part. L’idée essentielle et guénonienne c’est cet affaissement lent et progressif depuis la fin du Moyen Age. Cet effondrement spirituel est accompagné d’une montée de l’esprit totalitaire (Bernanos).
Le reste est littérature.
Sources principales :
Léon Tolstoï - Qu’est-ce que l’art ? – Chapitres VII à XI.
https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Tolstoi%20...
https://leblogalupus.com/2019/11/04/le-loup-des-steppes-c...
https://www.dedefensa.org/article/bernanos-et-la-fin-de-l...
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