Toussenel, socialiste autoritaire
Les récents scandales financiers qui éclaboussent le régime et le système tout - entier de la droite à l'extrême-gauche donnent à l'œuvre de Toussenel un regain d'actualité. Toussenel est mal connu, voire méconnu. Il est pour beaucoup avant tout le devancier de Drumont, avec tout ce que cela implique, dans de nombreux esprits, de péjoratif et d'inavouable. En fait, Toussenel est à la fois plus et autre chose.
« Les Juifs, rois de l'époque », écrits en 1844 en pleine euphorie capitaliste et libérale, sont un brûlot de première importance lancé contre la féodalité financière, déjà triomphante, et ses soutiens politiques plus ou moins déclarée, au nom de l'intérêt national et de la justice sociale.
Alphonse Toussenel est né en 1803 à Montreuil-en-Bellay, aux confins de l'Anjou et du Poitou.
Au contraire de Drumont, enfant du pavé parisien, c'est un fils de la campagne. Quand il a terminé ses études, il y revient s'adonner à l'agriculture et à l'observation des oiseaux. Il y retournera encore après son séjour parisien, fuyant la ville, la politique et ses vicissitudes, au lendemain de la Révolution de 1848 (1).
Toussenel écrit Les Juifs (2) en 1844 : c'est l'année où Engels termine La situation des classes laborieuses en Angleterre. Les conclusions sont différentes. Il faut faire la part des traits de l'époque et celle des idées qui restent actuelles. La protestation sociale, servie par une rhétorique puissante et colorée qu'on cherche en vain de nos jours, les problèmes abordés et les réformes proposées sont évidemment périmés.
Mais les conclusions qui s'en dégagent, la tradition politique que fonde en grande partie Toussenel en dénonçant le capitalisme spéculateur et antinational, justifient assez qu'on publie ici de larges extraits de cette œuvre difficilement accessible que des « historiens » intéressés minimisent ou veulent plonger dans un oubli définitif (3).
La situation de la France sous la Monarchie de Juillet :
les Juifs, rois de l'époque.
Le point de départ de la protestation sociale et nationale de Toussenel est le sentiment amer et profond de la déchéance politique, sociale et morale de son pays.
« II est dans la vie des nations, comme dans celles des individus, des époques critiques où il semblerait que le sang se fige au cœur, des temps d'arrêt terribles où toutes les conquêtes du passé peuvent se perdre par une faute ; où l'usurpation provoquée par l'inertie générale et l'engourdissement des esprits, s'assied sur les institutions avilies et se consolide pour des siècles » (4).
« La nation française est arrivée à l'une de ces époques fatales » (P. 1) (5).
Cette déchéance se traduit dans la préoccupation dominante (et d'ampleur nouvelle) de l'époque, la soif du profit. La France perd sa place privilégiée au sein des nations, le peuple est acculé à une misère sans cesse croissante.
« Mais le 5 % a dépassé 120, et les actions de chemin de fer se placent avantageusement ; la nation, possédée par la fureur du jeu et de l'agiotage, n'a plus de cœur aux choses de la patrie. L'impôt rentre, et le gouvernement a le droit de se féliciter de la prospérité toujours croissante du pays ! » (P. 4.).
La désagrégation politique, servie par le conformisme des mentalités éprises de libéralisme, n'est pas sans profit pour certains intérêts.
« A la faveur de cette impuissance parlementaire, à la faveur de cette inertie du pouvoir et de la torpeur des esprits, la féodalité mercantile avance rapidement au cœurde nos institutions. Profitant avec habileté des divisions que la presse fomente entre la Royauté et le Peuple, elle s'implante chaque jour plus profondément dans le sol, appuyant de ses deux pieds sur la gorge à la Royauté et au Peuple. Elle n'est pas encore organisée aujourd'hui, elle le sera demain, elle tient déjà le producteur et le consommateur à sa merci. Le juif (6) règne et gouverne en France » (P. 4.).
« La France subit aujourd'hui le régime de la féodalité industrielle. Il n'y a pas d'autre gouvernement que la banque. Le roi, les Chambres n'existent qu'à la condition de servir ses exigences et ses caprices. On a écrit pendant dix ans que le roi Louis-Philippe tenait sa couronne d'une demi-douzaine de banquiers, en péril de suspension de paiement. Le haut banquier et 3ème haut industriel sont assez partisans des révolutions, quand leurs spéculations financières tournent mal. Ils vident volontiers en ce cas leurs ateliers sur la place publique (7), pour, le cas de leur déconfiture arrivant, pouvoir mettre leurs pertes de jeu sur le compte de leur patriotisme, et faire endosser par la révolution triomphante leurs traites protestées. Quand ils se sont posés de la sorte en victimes, il n'est pas rare de voir et le roi qu'ils ont fait et le peuple qu'ils mènent, se cotiser pour venir au secours de ces débiteurs en retard. Et pendant que, grâce à ces libéralités calomniées, l'industrie se refait, et que son escarcelle de mendiant se métamorphose en comptoir général, les assassins chauffés par les prédications de la presse et des clubs, préparent contre la personne du chef de l'Etat leurs machines infernales, et interdisent au roi les rues de sa cité. A l'homme de la bourse, au parasite, la popularité et l'or ! Au roi, à l'homme de peine de la nation, les balles parricides et les malédictions du peuple ! » (P. 63).
Les intérêts économiques, profitant de cette situation, tendent à se substituer au pouvoir politique ou à le dominer.
Mais tandis que pour Marx, cette domination n'est autre que celle de « la classe bourgeoise ascendante », pour Toussenel elle représente des intérêts apatrides et spéculateurs, ni nationaux ni productifs. Marx voit la société dominés par une classe issue de son propre sein ; pour Toussenel, elle est exploitée par un corps étranger, un parasite d'origine extérieure. Sa conclusion essentielle diffère donc nettement de celle de Marx. Il y a deux victimes de la féodalité mercantile, le pouvoir et le peuple. Contre ce dernier se sont en effet alliés de façon étrange les défenseurs de la liberté et les exploiteurs du peuple. Mieux, destructeurs du pouvoir et dominateurs de la société, en fait, s'identifient. Leur dessein est le même. Face à eux le pouvoir recule ou se soumet ; il devient de plus en plus le docile gestionnaire des intérêts privés et apatrides, il perd son sens de représentant du peuple tout entier.
Les dénonciateurs les plus acharnés du pouvoir étant ceux qui profitent de sa faiblesse au mieux de leurs intérêts, les résultats sont la détérioration incessante des conditions de vie populaires et l'exacerbation des luttes politiques. Toussenel, face à cet état de choses, est anticapitaliste et antilibéral ; il est à la fois nationaliste et socialiste. Un des premiers en France, il révèle la solidarité intime des exploiteurs matériels et spirituels du peuple (8), et ouvre ainsi la voie au nationalisme révolutionnaire.
Toussenel socialiste
« La féodalité industrielle, plus lourde, plus insatiable que la féodalité nobiliaire, saigne une nation à blanc, la crétinise et l'abâtardit, la tue du même coup au physique et au moral. Son despotisme est le plus déshonorant de tous pour une nation généreuse. C'est celui sous lequel nous vivons » (P. 77).
« Le nouvel ordre des choses est donc pire que le mal qu'il a prétendu remplacer. Les conséquences de la prise du pouvoir par la féodalité mercantile sont désastreuses même du point de vue économique. De ce que tous les bénéfices du travail national affluent au capital, de ce que toutes les charges retombent sur le travailleur, voici en effet qu'une autre conséquence va s'ensuivre. C'est la loi de la nature qui veut que l'eau s'en aille à la rivière et les petites bourses aux grosses. Ce résultat est déjà près d'à moitié produit. Toutes les grandes industries sont déjà monopolisées, les sucres, les fers, les cristaux, les savons, les soufres, les houilles, les messageries, les canaux, les chemins de fer ; celles qui ne le sont pas vont l'être. Avant vingt ans le petit commerce de Paris sera réduit à fermer boutique, sinon à falsifier ses produits pour soutenir la concurrence contre le marchand en gros (9). La manufacture aura absorbé l'atelier, le bazar, la boutique, et le marchand en détail, soutien du gouvernement actuel, s'enrôlera parmi ses ennemis avant vingt ans.
Or, quand les juifs seront en possession de tous les monopoles, il faudra bien que le peuple qui a des yeux s'en serve enfin pour voir, et alors il se fera cette question :
Monopole pour monopole, lequel vaut mieux du monopole des juifs, dont tous les profits rentrent dans la caisse desjuifs au grand préjudice du peuple qui travaille et qui souffre, ou du monopole de l'Etat, dont tous les profits rentrent dans la caisse du trésor, pour se répandre de là sur le peuple, et accorder à chaque travailleur la rétribution légitime de son travail ? » (P. 226).
Du point de vue social, les conséquences de la liberté économique et politique laissée à la féodalité financière sont dramatiques : « L'affaiblissement de l'autorité amène l'abandon du faible, du travailleur » .
« Le capital n'ayant plus d'obstacles à redouter de la part de l'autorité, protectrice providentielle et naturelle du travailleur, a spolié sans pitié le travail et le talent de leurs droits, ou bien il les a rémunérés à son bon plaisir : le bon plaisir est devenu la loi des transactions industrielles.
Le capitaliste a mis le pied sur la gorge du consommateur et du producteur. Il les a odieusement rançonnés tous les deux. Il a acheté trois francs ce qui en valait six, et vendu six francs ce qui en valait trois.
La concurrence exterminatrice, engendrée par l'anarchie, a réduit les salaires de l'artisan au-dessous du minimum suffisant à assurer la nourriture de celui-ci. Les travailleurs ont poussé eux-rnêmes à cette réduction en se faisant concurrence entre eux, et ils ont eu à subir en même temps la concurrence des maîtres. Celle des machines est venue donner à l'ouvrier le coup de grâce. Tous les progrès de l'industrie et de la science,» qui devraient être un bienfait pour l'humanité en général, en activant les ressources de la production et en allégeant le travail de l'homme, se sont convertis pour le travailleur en instrument d'oppression et de ruine. Les machines pacifiques sont devenues des machines de guerre entre les mains des capitalistes qui s'en sont servis pour écraser leurs malheureux concurrents ; et le monopole de l'industrie lucrative s'est constitué entre les mains des riches.
Les progrès du morcellement et de l'usure ont marché de pair avec les empiétements du capital que le frein de là loi n'arrêtait plus ; car c'était la liberté, la libre concurrence prêchée par les économistes qui engendrait le monopole et des suites » (P. 61-62).
Toussenel a observé lui-même la condition des ouvriers victimes d'une exploitation incontrôlée. Originaire de la campagne, venu à la ville à l'époque où se forme la classe ouvrière, Toussenel est d'autant plus sensible aux inconvénients de la société urbaine et industrielle naissante (10).
« La naissance de l'enfant du peuple est accueillie dans sa famille comme une calamité. La première parole qui se prononce sur lui est une malédiction. Si la pauvre famille ne se décharge pas sur l'Etat de son nouveau fardeau, auquel cas il y a deux chances sur trois pour que la malheureuse créature qui n'avait pas demandé à naître, périsse avant sa dixième année, cette pauvre famille sera forcée d'utiliser l'enfant dès sa plus tendre jeunesse, et aussitôt que sa main sera assez forte pour manier l'écheveau ou la bobine, ou conduire la vache au pâturage voisin. Si la funeste étoile de l'enfant l'a fait naître au sein d'une ville manufacturière, le voilà dès ses plus jeunes ans attaché au service d'une machine aux poumons de fer, et malheur à lui s'il s'endort, le fouet de la Némésis commerciale est là pour le punir des nécessités de sa nature... Que les philanthropes me disent de quoi cet enfant est coupable, pour être condamné de si bonne heure au supplice du bagne, comme l'assassin et le faussaire dont la condition est moins dure. Les forçats, du moins, travaillent au grand air : lui, il est renfermé dans une salle close, au milieu des émanations méphitiques du soufre, du coton, de la laine, quand ses muscles délicats auraient tant besoin, pour se développer, de mouvement et d'air pur. Comment cette organisation si tendre résisterait-elle à cette cause incessante d'étiolement et d'énervation » (P. 237-238).
« Une effroyable et progressive indigence s'est étendue sur les districts manufacturiers, et comme un voile funèbre a intercepté les derniers rayons du sentiment religieux qui réchauffaient encore l'espérance du pauvre et soutenaient son courage en ses afflictions. Au spectacle des iniquités dont il était victime et que Dieu et le gouvernement toléraient sur la terre, le travailleur s'est pris à douter de la justice de Dieu et de celle des rois, et il s'est rué dans son désespoir contre les autels et les trônes qui ne le protégeaient pas. L'insuffisance du salaire a rendu le travail répugnant, et chassant l'artisan de l'atelier, l'a jeté sur la voie publique et l'a livré à toutes les suggestions du vice. Alors le gouvernement et les riches ont élargi leurs prisons et augmenté leurs armées pour résister à la nouvelle invasion des barbares.
Des prisons et des soldats dont il faut prendre les dépenses d'entretien sur le travail du peuple ! C'est tout ce que les savants et les hommes d'Etat ont su imaginer pour prévenir l'explosion des besoins révolutionnaires, engendrés par la misère, le désespoir et la démocratisation des classes laborieuses.
Des prisons ! Mais il y a des malheureux qui sollicitent comme une grâce d'y être admis jusqu'à la fin de leur misérable existence, pour être sûrs d'un grabat et d'une nourriture de chaque jour !
Le gouvernement et les riches ont aussi conseillé l'usage des caisses d'épargne à ceux qui demandaient de l'ouvrage et du pain. Ils ont envoyé des livres de sagesse aux pauvres filles qui ne savent pas lire, pour arrêter les progrès de la prostitution qui ruisselle sur le pavé des grandes villes.
Et comme les désordres et les intempéries des saisons amènent quelquefois à leur suite une épidémie désastreuse qui décime les populations, ainsi l'anarchie commerciale et les folies des gouvernés, et la pusillanimité honteuse des gouvernants ont amené le fléau de la féodalité industrielle et financière, l'un des plus ignobles fléaux qui puissent affliger les nations » (P. 61-62).
« J'ai dit tout à l'heure le sort de l'homme du peuple, du prolétaire, père d'une nombreuse famille. Ses besoins ont quintuplé sans que son salaire se soit accru ; au contraire, il a dû diminuer par le fait de la concurrence et des machines nouvelles. Un jour, malgré tout son courage, il a été forcé de reconnaître l'inutilité de ses efforts pour joindre les deux bouts. Un chômage accidentel, une blessure reçue sur le champ de travail, l'ont tenu éloigné de l'atelier pendant une semaine, et cette courte suspension de salaire a suffi pour le plonger, lui et les siens, dans la plus affreuse détresse ; car le soldat de la production n'a pas comme le soldat de la destruction un hôpital et un salaire suffisant pour les cas de maladie ou d'infirmité. Alors le chagrin et le désespoir se sont emparés de lui. Il lui a été impossible de porter ses regards sur sa famille, sans que l'avenir de ses enfants lui ait fait entrer en l'esprit de lugubres pensées. Il a maudit la fécondité de sa femme et la beauté de sa fille ; et peu à peu il a été tenté de s'éloigner d'un spectacle douloureux. Il a demandé des consolations et l'oubli de l'avenir à l'ivresse. Bientôt l'abrutissement et la sénilité précoce sont venus, qui lui ont fait réclamer comme une grâce d'être admis à l'hospice. Si cette grâce qui ne s'accorde pas à tous les malheureux lui a été refusée, il a mendié pour obtenir le bénéfice de l'incarcération. Conduit à la prison, il a bientôt appris que sa femme réduite par son abandon au dénuement le plus absolu, a fait argent de la jeunesse de sa fille ou que celle-ci s'est vendue noblement elle-même, pour alléger l'affreuse situation de sa mère. Car c'est encore un des privilèges exclusifs du peuple et que ses deux révolutions ne lui ont pas ravi, de fournir du plus pur de son sang un aliment à la luxure du riche. Les moralistes et les économistes disent qu'il faut qu'il en soit ainsi... qu'il faut que la fille du peuple s'immole à la prostitution pour sauver la fille comme il faut de la brutalité des hommes.
Telle est la vie commune de l'ouvrier des grandes villes, telles les misères du travailleur des champs. Le travail précoce dans l'enfance, la peste de liberté dans la jeunesse, un travail excessif, mal rétribué, toutes les tortures physiques et morales dans l'âge mûr, la perspective de l'hôpital pour ses vieux jours : voilà les privilèges de ce peuple qui a brisé si glorieusement ses fers par deux fois en un demi-siècle » (P. 241).
Toussenel nationaliste autoritaire
La critique sociale rejoint logiquement la critique politique. Etant donné l'aggravation des conditions d'existence populaire, étant donné la nature de la catégorie des exploiteurs économiques et des profiteurs sociaux de ce nouvel état de fait, la libération sociale du peuple passe par l'élimination politique de cette catégorie. Mais comment définir plus précisément la catégorie nouvelle des « Juifs » qui tend à dominer l'Etat ? Toussenel, prenant l'exemple des concessions de chemin de fer, montre qu'elle est d'origine apatride, récemment francisée ou même étrangère :
« Le concessionnaire espéré du chemin de fer du Nord s'appelle le baron de Rothschild, le roi de la finance, un juif baronisé par un roi très chrétien. Si ce n'est pas lui qui obtient la concession, ce sera quelque Anglais. La voie d'Avignon à Marseille, Rothschild ; Alais à Nîmes, Rothschild ; Versailles, rive droite, Rothschild ; Saint-Germain, Rothschild ; Versailles, rive gauche, Fould ; Rouen à Paris, anglo-français ; Tours à Bordeaux, anglais ; Orléans à Paris ; Orléans à Vierzon, des coalisés de toutes les nations, juifs et genevois en majorité.
Le tiers de la rente 5 % est à Genève ; et c'est pour cela, je le répète, qu'elle est inviolable et sacrée.
Ainsi la haute banque, la banque cosmopolite, domine tout ; partout sont en saillie les intérêts des juifs. Ainsi les énormes bénéfices prélevés sur la richesse française, sur le travail du laboureur et de l'artisan français ne profitent pas même en entier à des spéculateurs français » (P. 22).
La classe capitaliste des juifs est donc antinationale. Elle n'est pas intégrée à la nation : elle se contente de prélever son profit, d'exploiter la masse, de dominer l'Etat. La lutte sociale est par conséquent inséparable de la lutte politique, non que l'une soit l'instrument de l'autre, mais parce qu'elles sont une seule et même chose. Devant ce péril, la féodalité industrielle (ou mercantile, ou financière) a intérêt à séparer le pouvoir et le peuple par une défiance habilement inspirée, pour améliorer sa position ou du moins empêcher qu'on la batte en brèche (11).
« Je dis qu'il est impossible d'obtenir une réforme quelconque, financière ou politique, quelque peu importante, aussi longtemps que le pouvoir et le peuple se regarderont en ennemis » (P. 24-25).
« Ah ! Les haines des peuples pour les rois sont plus stupides encore que coupables, et les écrivains soi-disant démocrates, qui poussent les nations au renversement des trônes trahissent bien cruellement la cause de la démocratie ! » (P. 59).
Les révolutions politiques ne sont pas seulement comme chez Marx la conséquence des changements économiques ; une révolution politique (par exemple celle de 1830), explicable par de multiples raisons, a pour effet d'activer (ou d'orienter, ou de faire démarrer) les changements économiques (12). La féodalité industrielle a donc une part de responsabilité dans la situation présente : ses intérêts politiques et ses intérêts économiques sont confondus et visent une même domination, que
Toussenel caractérise en deux étapes successives :
« 1° Le peuple français, affranchi par la révolution de 89 du joug de la féodalité nobiliaire, n'a fait que changer de maîtres ; »
« 2° En second lieu, ces nouveaux maîtres s'appellent les banquiers — et l'autorité royale, loin de pouvoir porter préjudice aux libertés populaires est au contraire aujourd'hui le seul contrepoids capable de faire équilibre à la puissance d'écrasement dont le coffre-fort est armé contre les libertés populaires — et enfin la fausse idée démocratique, qui s'est acharnée jusqu'ici à démanteler la royauté et à la démonétiser dans l'opinion publique, n'a fait que travailler pour le compte de l'aristocratie financière, en nous faisant perdre peu à peu tout le prix des conquêtes de 89 et du sang versé par nos pères » (P. 150-151).
De son analyse, Toussenel tire la théorie (nouvelle et appelée à un grand avenir) du pouvoir national et populaire. L'Etat ne doit être le gestionnaire d'aucune classe économique ou sociale en particulier, mais du peuple tout entier. Un pouvoir fort est une « garantie de protection et d'égalité pour la masse, ne frappe que les sommités sociales comme la foudre les grands édifices » (P. 76) : c'est nier d'avance la possibilité d'un socialisme démocratique.
Enfin, pour dénoncer l'hypocrisie de l'idéologie libérale et démocratique, Toussenel esquisse une critique de l'éducation, et montre qu'elle doit se conformer au niveau de développement économique et social (13).
« Les salaires d'un enfant sont si faibles et on l'a nourri si longtemps, celui-là, pour rien. Vous voyez bien que la misère du père et de la mère s'oppose au développement de l'intelligence et du cœur, aussi bien qu'au développement des muscles de l'enfant. Que reste-t-il au pauvre abandonné pour s'instruire ? L'exemple, hélas ! de ses compagnons de chaîne et l'enseignement oral ou pratique de l'atelier où les jeunes des deux sexes sont souvent confondus !
Et puis, à quoi lui servirait cet enseignement primaire dont tant de bouches menteuses ont si longtemps préconisé la vertu !
Si la nature de cet enfant est ardente et impétueuse, l'éducation n'aura d'autre effet que d'aiguillonner plus vivement ses désirs et ses appétits, sans lui donner les moyens de les satisfaire. C'est de la barbarie philanthropique et pas autre chose que l'éducation en ce cas. Si le tempérament de l'enfant est triste et mélancolique, le développement de son intelligence ne servira qu'à lui faire mieux comprendre sa misère.
L'éducation ne peut être que le développement des aptitudes naturelles de l'enfant, de ses facultés utiles. L'éducation ne peut profiter au peuple, qu'à la condition que l'aptitude et les facultés natives de chaque individu trouveront dans la société un emploi avantageux et certain. Or, puisque le capital a accaparé tous les bénéfices du travail et toutes les positions lucratives, puisque le capital ne laisse aucune place à la capacité, il s'ensuit que les trois-quarts de nos écoles ne sont autre chose que des fabriques d'émeutiers. Les partisans de l'obscurantisme sont encore plus logiques et plus humains dans leurs tristes doctrines que nos prétendus libéreux et nos hommes de progrès » (P. 238).
Toussenel voit bien que l'évolution ne se fait pas dans le sens qu'il souhaite. Ne rien faire, c'est laisser les mains libres au « Juif » dont l'action précipite les misères populaires, prépare les catastrophes sociales, ronge les fondements de l'Etat. Face à ce péril, il faut « mobiliser » le peuple (14), mettre en garde les riches contre le péril qu'ils courent, lancer un pathétique appel au roi. Le pessimisme historique de Toussenel, chargé d'activisme, aboutit logiquement à l'inquiétant sermon aux riches, et à cette puissante « prière au peuple » qui ferment le livre, lui donnent tout son sens, et rendent un son prophétique.
« Riches : quand par ces chauds soleils qui mettent le feu aux colères du peuple et font sombrer les trônes, vos femmes étiolées voiturent sur nos boulevards leur paresse impudente ; quand la roue de leurs chars rapides renverse sur le pavé l'enfant ou le vieillard, ou fait seulement jaillir aux vêtements de l'humble artisan la boue de nos ruisseaux, ces accidents si simples, cette provocation involontaire suffisent pour me faire courir par les membres un frisson de terreur. Comme l'enfant ébloui par l'éclair et qui attend avec anxiété les grondements de la foudre, ainsi j'écoute venir les grondements de l'émeute, et le trouble de mes artères comprimées illusionnant mes sens, apporte à mon oreille les tintements trop connus de la cloche des tours appelant les populations à la révolte ; J'entends les cris des insurgés qui se ruent au pillage et les sifflements de l'incendie qui dévore vos palais, et je tremble sur vous... je tremble, car je ne vois point accourir à votre aide tous vos défenseurs d'autrefois ; il en est tant dans le nombre de qui l'horreur pour les orgies de la liberté démagogique a décru de tout leur dégoût pour les saturnales de la corruption du jour » (P. 247).
« Peuple, l'auteur de cet écrit s'est assis bien des fois à la table du pauvre, et sa main s'entend mieux à creuser un sillon qu'à griffonner des pages. Il a assisté bien des années le travailleur des champs dans son labeur ingrat. II a compté attentivement ce que l'usure, les maladies, les gelées, les chômages laissaient au bout de l'an dans sa chétive épargne. Il sait que si l'ouvrier du sol ne fournit pas à l'émeute d'aussi formidables éléments que l'ouvrier des villes, ce n'est pas parce que sa misère est moindre, mais simplement parce qu'elle est disséminée sur un plus vaste espace et qu'elle n'a pas connu la misère des villes, ses foyers de fermentation et d'incendie. Il a pénétré aussi jusqu'au fond de ces bagnes industriels, qui s'appellent la Croix-Rousse à Lyon, le quartier Saint-Sauveur à Lille, malgré la senteur d'indigence et de vice qui s'exhale de ces foyers infects de toutes ces infirmités physiques et morales ; car il voulait savoir ce que l'organisme humain pouvait supporter de douleur sans se rompre. Là, il a étudié sur le vif l'œuvre d'étiolement et de dépravation qui s'opère dans la constitution du malheureux artisan, de l'ouvrier qui tisse les brillantes étoffes de soie, de lin, de laine, destinées à la consommation du riche. Plus tard, il a guidé dans les marais empestés de l'Algérie les bannis de toutes les contrées (15), et il a su les attacher au sol de la nouvelle France, et les défendre par la solidarité contre tous les fléaux du pays, l'Arabe, l'usurier, l'agent comptable et la mortalité. Et pour ce fait les amis de l'usure et des agents comptables l'ont outragé odieusement et puni. Peuple, nul n'a payé plus cher sa fidélité à ta cause que celui qui t'adresse ces lignes ; car, pendant dix ans, ceux qui se disent tes amis l'ont appelé un ennemi du peuple, et bien des fois sa poitrine a été le point de mire de leurs armes homicides. Ecoute donc sa voix qui ne sait pas mentir.
O peuple ! Il est plus avantageux et plus facile d'exploiter tes passions que de servir ta cause, et tes égarements sont la meilleure justification des despotes. Tes, faux amis abusent de ton ignorance et de tes maux, quand ils te font chercher dans les agitations politiques et les renversements des trônes un allégement à tes misères. Les bénéfices qui te sont advenus de tes cinquante années de révolutions et de batailles se résument en aggravation d'impôts dont la plupart retombent sur toi seul comme l'impôt du sang ; ...et l'impôt de l'argent qu'acquitté seul ton travail se gonfle démesurément à chacune de tes tentatives insensées. Cependant tu réserves encore ton amour et tes admirations fanatiques pour les bourreaux de nations qui sèment les os de tes enfants sur tous les champs de bataille, et tu n'as que des mépris et des vociférations parricides pour les princes bienfaisants qui t'apportent la paix. Tes maux sont ton ouvrage, ô peuple !
Une aristocratie nouvelle s'est assise sur les débris de tous les gouvernements qu'elle t'a fait renverser, et elle a profité de tes victoires pour resserrer tes chaînes et t'exploiter comme tes maîtres d'autrefois. Ils mentent effrontément ceux qui te parlent de ta puissance invincible, de tes conquêtes et de tes libertés.
Ils disent que chacun de tes fils porte dans sa giberne le bâton de maréchal de France. Dérision cruelle ! Car ces futurs maréchaux ne songeraient pas même à quitter leur charrue pour la gloire, s'ils n'y étaient forcés. Plaisantes libertés aussi que des libertés qui n'affranchissent pas même le travailleur de la misère et de l'hospice et ne sauvent pas sa fille de la prostitution !
Peuple, si quelques améliorations sont survenues dans les conditions de ta vie matérielle, ces rares améliorations proviennent exclusivement de la science ; et la preuve, c'est que les peuples des monarchies absolutistes ont joui de ces améliorations avant toi et plus largement que toi. Les guerres et les révolutions n'ont amené de perfectionnement que dans les moyens d'exterminer les hommes... Et d'ailleurs, la féodalité mercantile empoisonne pour tes enfants tous les fruits du génie scientifique : elle t'écrase avec les machines qui devaient alléger tes travaux ; et chaque produit nouveau de l'industrie et de la science destiné à t'apporter le bien-être se transforme en ses mains en substance vénéneuse. Le luxe est descendu dans la classe bourgeoise mais il n'a fait que rendre la misère des classes ouvrières plus vive et plus cuisante par l'aiguillonnement des besoins et la comparaison.
Peuple, tes faux amis mentent quand ils vantent les progrès de ta moralité, comme les scribes des ministres fainéants, quand ils vantent ta richesse. Les progrès de la moralité publique n'ont jamais fait les prisons trop étroites.
O peuple ! ne sauras-tu jamais juger des révolutions à leurs fruits, et la lumière ne se ferait-elle pas enfin pour ton entendement !
Peuple, retire-toi de ceux qui t'ont menti et abjure tes faux dogmes. Peuple, qui vis du travail, tes vrais ennemis, tes seuls ennemis sont les agioteurs dont le parasitisme absorbe tous les bénéfices du travail. Chaque échec que tu fais subir au pouvoir apporte à la puissance de ces parasites un élément de plus, et profite exclusivement à la féodalité mercantile, l'ennemie de la monarchie et de la liberté. En t'armant contre le pouvoir, les imposteurs qui te mènent forcent tous les jours le pouvoir de se fortifier contre toi ; ils légitiment en quelque sorte son indifférence pour tes droits et son inertie coupable à l'endroit des réformes, et le juif s'est fait roi par vos divisions.
Travailleurs, écoutez : ralliez-vous au pouvoir, votre seul et unique appui contre l'oppression de vos maîtres insatiables ; et que la proclamation du droit de tous au travail soit le premier gage de votre réconciliation sincère et le symbole de la révolution nouvelle. Hors de cette réconciliation, point de liberté, point de bien-être, point de moralité, point de salut ! » (P. 333-334).
Mais les riches ont-ils entendu l'appel de Toussenel ; et le peuple, a-t-il lu seulement « Les Juifs » ?
Thierry BECKER
Source : Défense de l’Occident n°102 de Février 1972
Notes :
(1) En 1848, il est membre de la Commission pour les Travailleurs, qui siège au Luxembourg.
(2) En sous-titre : Histoire de la féodalité financière.
(3) Les bibliothèques publiques le possèdent rarement.
(4) Cet extrait donne une assez bonne idée de a conception de l'histoire chez Toussenel : biologique (époques critiques, temps d'arrêt et activiste usurpation, inertie, engourdissement, se perdre par une faute).
(5) Les références renvoient à l'édition de 1845.
(6) « Je préviens le lecteur, précise Toussenel, que ce mot est généralement pris ici dans son acceptation populaire : juif, banquier, marchand d’espèce ». Si Drumont est antisémite au sens où on l’entendait habituellement, c’est qu’à partir du Second Empire et au cours de la IIIe République, la féodalité mercantile telle que la définit Toussenel s’identifie toujours plus exactement avec la féodalité Israélite.
(7) C'est ce qui s'est passé le 27 juillet 1830. Les suites de la Révolution illustrent bien le phénomène : déclin de l'autorité monarchique, montée des puissances d'argent.
(8) Application contemporaine de cette observation : les « affaires » financières de la gauche, dissimulées habilement au moyen de dérivatifs idéologique ; ou bien l’origine sociale des leaders du gauchisme politique.
(9) L'échéance n'a été que reculée de quelques décennies.
(10) Si nous insistons plus particulièrement sur les pages de critique sociale, c'est pour mettre en valeur la démarche intellectuelle de Toussenel, qui aboutit à ses conclusions politiques non à partir de préjugés, de caractère personnel, mais d'une analyse des nouvelles conditionsc économiques et sociales de la France au XIXe siècle.
(11) C'est cette démonstration nouvelle de la responsabilité d'une classe économique et sociale relativement bien définie qui fait l'intérêt historique de l'œuvre de Toussenel.
(12) La Monarchie de juillet favorise ouvertement les milieux de la banque et accroît ainsi leur mainmise sur l'économie nationale.
(13) Une explication globale du mouvement de mai 68 ne saurait se passer de ce type d'analyse.
(14) « La faute en est à nous tous enfin, adultes de la pensée qui avons des yeux pour voir, et non au peuple, enfant irascible et ingrat qui n'a pas la conscience de ses actes, qui mord le sein de sa nourrice de sa première dent, et n'use de sa liberté que pour se briser la tête ! » (p. 249).
(15) En 1841, à Boufarik dans la Mitidja, comme commissaire civil à la colonisation.