La contribution italienne à la pensée politique et sociale est particulièrement impressionnante et, en fait, peu de nations sont dotées d'une tradition aussi longue et aussi riche. Il suffit de mentionner des noms comme Dante, Machiavel et Vico pour apprécier l'importance de l'Italie à cet égard. Au vingtième siècle aussi, les contributions apportées par les Italiens sont d'une grande importance. Parmi celles-ci se trouvent la théorie de la domination oligarchique de Gaetano Mosca, l'étude des partis politiques de Roberto Michel, les curieuses théories sociobiologiques de Corrado Gini, et les investigations de Scipio Sighele sur l'esprit criminel et sur la psychologie des foules [1]. L'un des plus largement respectés de ces théoriciens et sociologues politiques italiens est Vilfredo Pareto. En effet, ses écrits ont eu tant d'influence qu'«il n'est pas possible d'écrire l'histoire de la sociologie sans se référer à Pareto» [2]. A travers toutes les vicissitudes et les convulsions de la vie politique du vingtième siècle, Pareto demeure à ce jour «un spécialiste de réputation universelle» [3].
Pareto est aussi important pour nous aujourd'hui parce qu'il est une figure dominante dans l'un des courants intellectuels les plus remarquables, et pourtant largement étouffés, de l'Europe. Cette vaste école de pensée inclut des figures aussi diverses que Burke, Taine, Dostoïevski, Burckhardt, Donoso Cortés, Nietzsche et Spengler, et se trouve en franche opposition avec le rationalisme, le libéralisme, l'égalitarisme, le marxisme et toutes les autres créations des doctrinaires des Lumières.
Vie et personnalité
Vilfredo Federico Damaso Pareto était né à Paris en 1848 [4]. Il était d'ascendance mixte franco-italienne, fils unique du marquis Raffaele Pareto, un Italien exilé de sa Gênes natale à cause de ses idées politiques, et de Marie Mattenier. Comme son père avait une vie assez confortable en tant qu'ingénieur en hydrologie, Pareto fut élevé dans un environnement de classe moyenne, jouissant de nombreux avantages qui revenaient aux gens de sa classe sociale à cette époque. Il reçut une éducation de qualité à la fois en France et en Italie, obtenant finalement un diplôme d'ingénieur à l'Institut Polytechnique de Turin où il termina premier de sa classe. Après avoir obtenu son diplôme, il travailla pendant plusieurs années comme ingénieur civil, d'abord pour la compagnie étatisée des chemins de fer italiens et ensuite pour l'industrie privée.
Pareto se maria en 1889. Son épouse Dina Bakunin, une Russe, aimait apparemment une vie sociale active, ce qui était plutôt en conflit avec l'amour de Pareto pour l'intimité et la solitude. Après douze années de mariage, Dina abandonna son époux. Sa seconde femme, Jane Régis, le rejoignit peu après la rupture de son mariage et tous deux restèrent dévoués l'un à l'autre durant tout le reste de la vie de Pareto.
Durant ces années, Pareto acquit un profond intérêt pour la vie politique de son pays et exprima ses idées sur une variété de thèmes dans des conférences, des articles pour divers journaux, et dans l'activité politique directe. Constant dans son appui à la théorie économique de la libre entreprise et au libre-échange, il ne cessa jamais d'arguer que ces concepts étaient des nécessités vitales pour le développement de l'Italie. Vociférant et polémique dans la défense de ces idées, et incisif dans la dénonciation de ses adversaires (qui se trouvaient être au pouvoir en Italie à cette époque), ses conférences publiques étaient suffisamment controversées pour être parfois visitées et fermées par la police, et attirer occasionnellement des menaces de la part d'hommes de main. Faisant peu de progrès avec ses concepts économiques à l'époque, Pareto se retira de la vie politique active et fut nommé professeur d'économie politique à l'Université de Lausanne (Suisse) en 1893. Il y établit sa réputation d'économiste et de sociologue. Sa réputation devint si grande qu'il fut surnommé «le Karl Marx de la bourgeoisie» par ses opposants marxistes. En théorie économique, son Manuel d'économie politique [5] et sa critique du socialisme marxien, Les Systèmes socialistes [6], restent parmi ses travaux les plus importants.
Pareto se tourna vers la sociologie assez tard dans sa vie, mais il est cependant acclamé dans ce domaine. Son monumental Traité de sociologie générale, et deux volumes plus petits, Montée et chute des élites et La transformation de la démocratie, sont ses chef-d ‘œuvres en sociologie [7]. Nous examinerons plus loin la nature de quelques-unes des théories contenues dans ces livres.
Le titre de marquis avait été accordé à l'arrière - arrière - arrière - grand-père de Pareto en 1729 et, après la mort de son père en 1882, cette dignité passa à Pareto lui-même. Il n'utilisa jamais ce titre, cependant, disant que puisque celui-ci n'était pas mérité, il avait peu de sens pour lui. Inversement, après sa nomination à l'Université de Lausanne, il utilisa le titre de «Professeur», car il sentait que c'était quelque chose qu'il méritait à cause de sa vie d'étude. Ces faits soulignent l'une des caractéristiques les plus marquantes chez cet homme: son extrême indépendance.
La grande intelligence de Pareto lui causa des difficultés pour travailler sous toute sorte de supervision. Durant toute sa vie il se dirigea, pas à pas, vers l'indépendance personnelle. Comme il était parfaitement conscient de sa propre intelligence, sa confiance en ses capacités et en sa supériorité intellectuelle irritait et offensait souvent les gens autour de lui. Pareto, en discutant de presque toutes les questions dont il se sentait certain, pouvait être obstiné dans ses idées et dédaigneux envers ceux qui avaient des opinions divergentes. De plus, il pouvait être dur et sarcastique dans ses remarques. En conséquence, certains finirent par considérer Pareto comme querelleur, caustique et méprisant pour les sentiments des gens.
Inversement, Pareto pouvait être généreux envers ceux qu'il percevait comme des «opprimés». Il était toujours prêt à prendre sa plume pour défendre les pauvres ou pour dénoncer la corruption dans le gouvernement et l'exploitation de ceux qui étaient incapables de se défendre. Comme l'écrit l'écrivain et sociologue Charles Powers:
Pendant de nombreuses années, Pareto offrit de l'argent, un abri et des conseils aux exilés politiques (particulièrement en 1898 après les tumultueux événements de cette année en Italie). Comme son père, Pareto était conservateur dans ses goûts et inclinations personnels, mais il était aussi capable de sympathiser avec d'autres et d'apprécier les protestations pour l'égalité des chances et la liberté d'expression [8]. Pareto était un libre penseur. A certains égards, il rappelle un libertaire précoce. Il était possédé par cette dualité d'humeur que nous continuons à trouver parmi les gens qui sont extrêmement conservateurs et néanmoins ardents dans leur croyance en la liberté personnelle [9].
Comme il était un expert dans le maniement de l'épée et aussi un tireur d'élite, il n'était pas enclin à céder devant des menaces contre sa personne, un comportement qu'il aurait considéré comme une lâcheté et contraire à son sens de l'honneur personnel. Plus d'une fois il mit en fuite des brutes et des voyous [10].
Pareto souffrit d'une maladie de cœur vers la fin de sa vie et pendant ses dernières années lutta contre la maladie. Il mourut le 19 août 1923.
Les systèmes socialistes
Toute sa vie adversaire du marxisme et de l'égalitarisme libéral, Pareto publia une bordée foudroyante contre la vision-du-monde marxiste-libérale en 1902. Considérant le respect presque universel accordé aux aspects les plus marquants du marxisme et du libéralisme, il est regrettable que Les systèmes socialistes de Pareto n'ait pas été traduit en anglais dans son entièreté. Seuls quelques extraits ont été publiés. Dans un passage souvent cité qui peut être pris pour un avertissement prophétique destiné à notre époque, Pareto écrit:
Un signe qui annonce presque invariablement la décadence d'une aristocratie est l'intrusion de sentiments humanitaires et de sentimentalisme affecté qui rend l'aristocratie incapable de défendre sa position. La violence, nous devons le noter, ne doit pas être confondue avec la force. Assez souvent on observe des cas où des individus et des classes qui ont perdu la force de se maintenir au pouvoir se font de plus en plus haïr à cause de leurs accès de violence au hasard. L'homme fort frappe seulement quand c'est absolument nécessaire, et alors rien ne l'arrête. Trajan était fort, pas violent. Caligula était violent, pas fort.
Lorsqu'une créature vivante perd les sentiments qui, dans des circonstances données, lui sont nécessaires pour maintenir la lutte pour la vie, c'est un signe certain de dégénérescence, car l'absence de ces sentiments entraînera tôt ou tard l'extinction de l'espèce. La créature vivante qui répugne à rendre coup pour coup et à verser le sang de son adversaire se place ainsi à la merci de son adversaire. Le mouton a toujours trouvé un loup pour le dévorer; s'il échappe aujourd'hui à ce péril, c'est seulement parce que l'homme se le réserve pour lui-même.
Tout peuple qui a horreur du sang au point de ne pas savoir comment se défendre deviendra tôt ou tard la proie d'un peuple belliqueux ou d'un autre. Il n'y a peut-être pas un seul pouce de terre sur ce globe qui n'ait pas été conquis par l'épée à un moment ou à un autre, et où ses occupants ne se sont pas maintenus par la force. Si les Nègres étaient plus forts que les Européens, l'Europe serait partitionnée par les Nègres et non l'Afrique par les Européens. Le «droit» proclamé par des peuples qui s'accordent le titre de «civilisés» à conquérir d'autres peuples, qu'il leur plaît d'appeler «non-civilisés», est complètement ridicule, ou plutôt ce droit n'est rien d'autre que la force. Car tant que les Européens seront plus forts que les Chinois, ils leur imposeront leur volonté; mais si les Chinois devaient devenir plus forts que les Européens, alors les rôles seraient inversés, et il est hautement probable que les sentiments humanitaires n'ont jamais pu être opposés avec une efficacité quelconque à une armée. [11]
Dans une autre partie du même ouvrage qui rappelle à l'esprit les paroles du philosophe allemand Oswald Spengler, Pareto met aussi en garde contre ce qu'il considérait comme le danger suicidaire de l'«humanitarisme»:
Une élite qui n'est pas prête à rejoindre la bataille pour défendre sa position est en pleine décadence, et tout ce qui lui reste est de faire place à une autre élite ayant les qualités viriles dont elle manque. C'est une pure rêverie d'imaginer que les principes humanitaires qu'elle a pu proclamer lui seront appliqués: ses vainqueurs l'accableront avec le cri implacable Vae Victis [malheur aux vaincus]. Le couteau de la guillotine était aiguisé dans l'ombre quand, à la fin du dix-huitième siècle, les classes dirigeantes en France étaient occupées à développer leur «sensibilité». Cette société désœuvrée et frivole, vivant comme un parasite sur le pays, discourait lors de ses élégants dîners de délivrer le monde de la superstition et d'écraser l'infâme, sans aucunement suspecter que c'était elle-même qui allait être écrasée. [12]
Marxisme
Une partie substantielle des Systèmes socialistes est consacrée à une évaluation acerbe des prémisses basiques du marxisme. D'après l'historien H. Stuart Hughes, cet ouvrage causa à Lénine «plus d'une nuit sans sommeil» [13].
Dans les vues de Pareto, l'insistance marxiste sur la lutte historique entre la classe laborieuse non-possédante -- le prolétariat -- et la classe capitaliste possédante est biaisée et terriblement trompeuse. L'histoire est en effet pleine de conflit, mais la lutte entre le prolétariat et les capitalistes est simplement un conflit parmi beaucoup d'autres et n'est en aucune manière le plus important historiquement. Comme l'explique Pareto:
La lutte des classes, sur laquelle Marx a particulièrement attiré l'attention, est un facteur réel, dont les marques peuvent être trouvées sur chaque page de l'histoire. Mais la lutte n'est pas limitée seulement à deux classes: le prolétariat et les capitalistes, elle a lieu entre un nombre infini de groupes avec des intérêts différents, et avant tout entre les élites rivalisant pour le pouvoir. L'existence de ces groupes peut varier en durée, ils peuvent être basés sur des caractéristiques permanentes ou plus ou moins temporaires. Chez les peuples les plus sauvages, et peut-être chez tous, le sexe détermine deux de ces groupes. L'oppression dont se plaint le prolétariat, ou qui l'a amené à s'en plaindre, n'est presque rien en comparaison de ce que subissent les femmes des Aborigènes australiens. Des caractéristiques réelles à un degré plus ou moins grand -- nationalité, religion, race, langue, etc. -- peuvent donner naissance à ces groupes. De nos jours [c'est-à-dire en 1902], la lutte entre les Tchèques et les Allemands en Bohème est plus intense que celle entre le prolétariat et les capitalistes en Angleterre. [14]
L'idéologie de Marx représente simplement une tentative, pense Pareto, de remplacer une élite dominante par une autre, en dépit des promesses marxistes du contraire:
Les socialistes de notre époque ont clairement perçu que la révolution à la fin du dix-huitième siècle a simplement conduit au remplacement de la vieille élite par la bourgeoisie. Ils exagèrent largement le fardeau de l'oppression imposée par les nouveaux maîtres, mais ils croient sincèrement qu'une nouvelle élite de politiciens tiendra mieux leurs promesses que ceux qui sont venus et qui se sont maintenus jusqu'à nos jours. Tous les révolutionnaires proclament à leur tour que les révolutions précédentes ont fini par tromper le peuple; c'est leur révolution seule qui est la vraie révolution. «Tous les mouvements historiques précédents», déclarait le Manifeste communiste de 1848, «étaient des mouvements de minorités ou dans l'intérêt de minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement conscient et indépendant de l'immense majorité, dans l'intérêt de l'immense majorité». Malheureusement cette vraie révolution, qui doit apporter aux hommes un bonheur sans mélange, n'est qu'un mirage trompeur qui ne devient jamais une réalité. Elle est apparentée à l'âge d'or des millénaristes: toujours attendue, elle est toujours perdue dans les brumes du futur, échappant toujours à ses adeptes au moment où ils pensent la tenir. [15]
Résidus et dérivations
L'une des théories les plus notables et les plus controversées de Pareto est que les êtres humains ne sont pas, pour la plupart, motivés par la logique et la raison mais plutôt par le sentiment. Le livre « les systèmes socialistes » est parsemé de ce thème et il apparaît dans sa forme pleinement développée dans l'épais Traité de sociologie générale de Pareto. Dans son Traité, Pareto examine les multitudes d'actions humaines qui constituent les manifestations extérieures de ces sentiments et les classe en six groupes principaux, les appelant «résidus». Tous ces résidus sont communs à toute l'humanité, déclare Pareto, mais certains résidus apparaissent plus marqués chez certains individus. De plus, ils sont inaltérables; la nature politique de l'homme n'est pas perfectible mais demeure une constante à travers l'histoire.
La Classe I est l'«instinct des combinaisons». C'est la manifestation des sentiments chez les individus et dans la société qui tend vers le désir de progrès, l'inventivité, et le désir d'aventure.
Les résidus de la Classe II sont liés à ce que Pareto appelle la «préservation des agrégats» et incluent le coté plus conservateur de la nature humaine, y compris la loyauté envers les institutions durables de la société telles que la famille, l'église, la communauté, la nation et le désir de permanence et de sécurité.
Après cela vient le besoin d'exprimer des sentiments par l'action externe, les résidus de la Classe III de Pareto. Les cérémonies et les spectacles religieux et patriotiques sont des exemples de ces résidus et incluront des choses comme saluer le drapeau, participer à un service de communion chrétienne, marcher dans une parade militaire, et ainsi de suite. En d'autres mots, les êtres humains tendent à manifester leurs sentiments dans des symboles.
Ensuite vient l'instinct social, la Classe IV, comprenant les manifestations des sentiments en appui à la discipline individuelle et sociétale qui est indispensable pour maintenir la structure sociale. Cela inclut des phénomènes comme le sacrifice de soi pour l'amour de la famille et de la communauté et des concepts comme l'arrangement hiérarchique des sociétés.
La Classe V est dans une société cette qualité qui insiste sur l'intégrité individuelle et sur l'intégrité des biens et des intérêts de l'individu. Ces résidus contribuent à la stabilité sociale, les systèmes de loi criminelle et civile étant les exemples les plus évidents.
Finalement nous avons la Classe VI, qui est l'instinct sexuel, ou la tendance à voir les événements sociaux en termes sexuels.
Renards et lions
Dans tout son Traité, Pareto insiste particulièrement sur les deux premières de ces six classes de résidus et sur la lutte entre innovation et consolidation à l'intérieur des individus aussi bien que dans la société. Le regretté James Burnham, écrivain, philosophe, et l'un des principaux disciples américains de Pareto, affirme que les résidus des Classes I et II de Pareto sont une extension et une amplification de certains aspects de la théorie politique élaborée au quinzième siècle par Nicolas Machiavel [16]. Machiavel divisait les humains en deux classes, les renards et les lions. Les qualités qu'il attribue à ces deux classes d'hommes ressemblent très fortement aux qualités typiques des types de résidus des Classes I et II de Pareto. Les hommes avec de forts résidus de Classe I sont les «renards», tendant à être manipulateurs, innovateurs, calculateurs et imaginatifs. Les entrepreneurs enclins à prendre des risques, les inventeurs, les scientifiques, les auteurs de fiction, les politiciens, et les créateurs de philosophies complexes entrent dans cette catégorie. Les hommes de la Classe II sont les «lions» et accordent beaucoup plus de valeur à des traits comme le bon caractère et le sens du devoir qu'à la pure intelligence. Ils sont les défenseurs de la tradition, les gardiens des dogmes religieux, et les protecteurs de l'honneur national.
Pour que la société fonctionne correctement, il doit y avoir un équilibre entre ces deux types d'individus; la relation fonctionnelle entre les deux est complémentaire. Pour illustrer ce point, Pareto prend les exemples du Kaiser Guillaume I, de son chancelier Otto von Bismarck, et de l'adversaire de la Prusse, l'empereur Napoléon III. Guillaume avait une abondance de résidus de Classe II, alors que Bismarck était l'exemple de la Classe I. Séparément, peut-être, aucun des deux n'aurait réussi de grandes choses, mais ensemble ils paraissaient gigantesques dans l'histoire européenne du dix-neuvième siècle, chacun apportant ce dont l'autre manquait [17].
Du point de vue des théories de Pareto, le régime de Napoléon III était une affaire qui marchait de travers, obsédée par la prospérité matérielle et dominée pendant presque vingt ans par des «renards» comme les spéculateurs en bourse et les entrepreneurs qui, disait-on, se partageaient le budget national. «En Prusse», observe Pareto, «on trouve une monarchie héréditaire soutenue par une noblesse loyale: les résidus de Classe II prédominent; en France on trouve un aventurier couronné soutenu par une bande de spéculateurs et de dépensiers: les résidus de Classe I prédominent» [18]. Et, encore plus important, alors qu'en Prusse à cette époque les besoins de l'armée dictaient la politique financière, en France les financiers dictaient la politique militaire. En conséquence, quand la guerre éclata entre la Prusse et la France lors de l'été 1870, le «moment de vérité» arriva pour la France. Le Second Empire si vanté de Napoléon tomba en pièces et fut balayé en quelques semaines [19].
Justification des «dérivations»
Un autre aspect des théories de Pareto que nous allons examiner brièvement est ce qu'il appelait les «dérivations», les justifications ostensiblement logiques que les gens emploient pour rationaliser leurs actions essentiellement non-logiques, conduites par le sentiment. Pareto nomme quatre principales classes de dérivations: 1) dérivations de l'affirmation; 2) dérivations de l'autorité; 3) dérivations qui sont en accord avec les sentiments et les principes communs; et 4) dérivations de preuve verbale. Les premières incluent des déclarations de nature dogmatique ou aphoristique; par exemple, le dicton «l'honnêteté est la meilleure politique». Les secondes, venant de l'autorité, sont des appels au peuple ou des concepts tenus en haute estime par la tradition. Citer l'opinion de l'un des Pères Fondateurs américains sur un sujet d'actualité revient à s'inspirer des dérivations de la Classe II. Les troisièmes concernent des appels au «jugement universel», à la «volonté du peuple», aux «meilleurs intérêts de la majorité», ou à des sentiments similaires. Et, finalement, les quatrièmes relèvent de diverses gymnastiques verbales, métaphores, allégories, et ainsi de suite.
Nous voyons alors que comprendre les résidus et les dérivations de Pareto équivaut à avoir des aperçus du paradoxe du comportement humain. Ils représentent une attaque du rationalisme et des idéaux libéraux en ce qu'ils éclairent les motivations primitives se trouvant derrière les slogans et les mots d'ordre sentimentaux de la vie politique. Pareto consacre la plus grande partie de son Traité à exposer en détail ses observations sur la nature humaine et à prouver la validité de ses observations en citant des exemples tirés de l'histoire. Son érudition dans des domaines comme celui de l'histoire gréco-romaine était célèbre et ce fait se reflète dans tout son ouvrage massif.
Equilibre naturel
Au niveau social, d'après le schéma sociologique de Pareto, les résidus et les motivations sont les mécanismes par lesquels la société maintient son équilibre. La société est vue comme un système, «un tout constitué de parties interdépendantes. Les 'points matériels ou molécules' du système ... sont les individus qui sont affectés par les forces sociales qui sont marquées par des propriétés constantes ou communes» [20]. Quand le déséquilibre surgit, une réaction se produit par laquelle l'équilibre est retrouvé. Pareto pensait que l'Italie et la France, les deux sociétés modernes dont il était le plus familier, étaient fortement déséquilibrées et que les «renards» avaient largement le contrôle. Dans le Traité, il se lamente longuement sur les classes gouvernantes faibles dans ces deux pays. Dans les deux cas, disait-il, les révolutions étaient en retard.
Nous avons déjà noté que quand une classe dirigeante est dominée par des hommes possédant de forts résidus de Classe I, l'intelligence est généralement placée au-dessus de toutes les autres qualités. L'usage de la force pour faire face aux dangers internes et externes à l'Etat et à la nation est évité, et à sa place des tentatives sont faites pour résoudre les problèmes ou apaiser les menaces par des négociations ou du bricolage social. Habituellement, de tels gouvernants trouveront une justification dans le faux humanitarisme pour leur timidité.
Dans le domaine intérieur, le plus grand danger pour une société est un excès d'activité criminelle auquel les types de Classe I tentent de faire face en ayant recours à des méthodes comme la «réhabilitation» criminelle et à divers gestes philanthropiques. Le résultat, comme nous le savons trop bien, est un pays inondé de crime. Pareto commente ce phénomène avec un sarcasme caractéristique:
Les théoriciens modernes ont l'habitude de reprendre amèrement d'anciens «torts» par lesquels les péchés du père sont transférés sur le fils. Ils oublient de mentionner qu'il existe une chose similaire dans notre propre société, au sens où les péchés du père bénéficient au fils et l'acquittent de culpabilité. Pour le criminel moderne, c'est une grande chance de pouvoir compter parmi ses ancêtres ou ses autres relations un criminel, un fanatique, ou juste un simple ivrogne, car dans une cour de justice cela lui vaudra une punition plus légère ou, pas rarement, un acquittement. Les choses en sont arrivées à un tel point qu'il y a difficilement un procès criminel de nos jours où ce genre de défense n'est pas mis en avant. La vieille preuve métaphysique qui était utilisée pour montrer qu'un fils devait être puni à cause des mauvaises actions de son père n'était ni plus ni moins valide que la preuve utilisée de nos jours pour montrer que la punition qu'il mériterait autrement doit être pour les mêmes raisons adoucie ou remise. Quand, alors, la tentative de trouver une excuse pour le criminel dans les péchés de ses ancêtres se révèle vaine, il y a encore le recours d'en trouver une dans les crimes de la «société» qui, n'ayant pas réussi à apporter le bonheur au criminel, est «coupable» de son crime. Et la punition va tomber non sur la «société», mais sur l'un de ses membres, qui est choisi au hasard et n'a absolument rien à voir avec la présumée culpabilité. [21]
Pareto ajoute dans une note: «Le cas classique est celui de l'homme affamé qui vole une miche de pain. Qu'on doive lui permettre de repartir libre est assez compréhensible; mais il est moins compréhensible que l'obligation de la «société» de ne pas le laisser affamé doive incomber à un boulanger choisi au hasard et non à la société dans son ensemble» [22].
Pareto donne un autre exemple, celui d'une femme qui tente d'abattre son séducteur, touche un troisième parti qui n'a rien à voir avec son grief, et qui est finalement acquittée par les tribunaux. Pour finir, il conclut sa note avec ces remarques: «Pour satisfaire des sentiments de langoureuse pitié, les législateurs humanitaires approuvent les lois de « liberté surveillée » et de « peine avec sursis », grâce auxquelles une personne qui a commis un premier vol est immédiatement mise en position d'en commettre un second. Et pourquoi le luxe de l'humanité devrait-il être payé par l'infortunée victime du second vol et non par la société dans son ensemble ? ... Les choses étant ainsi, on ne se préoccupe que du criminel et personne n'a une pensée pour la victime [23].
S'étendant sur la proposition selon laquelle la «société» serait responsable de la conduite meurtrière de certains individus, point de vue pour lequel il n'a aucune tolérance, il écrit:
En tous cas, on ne nous a pas encore montré pourquoi des gens qui, serait-ce par la faute de la «société», se trouvent «manquer de sens moral», devraient être laissés libres dans les rues, tuant tous ceux qu'ils désirent, et laissant ainsi à un malheureux individu la tâche de payer pour une «faute» qui est commune à tous les membres de la «société». Si nos humanitaires voulaient bien garantir que ces estimables individus qui manquent de sens moral en résultat des «défauts de la société» soient obligés de porter quelque signe visible de leur infortune à leur boutonnière, un honnête homme aurait une chance de les voir venir et de s'écarter de leur chemin. [24]
Affaires étrangères
Dans les affaires étrangères, les «renards» tendent à juger la sagesse de toutes les politiques d'un point de vue commercial et optent habituellement pour des négociations et des compromis, même dans des situations dangereuses. Pour de tels hommes profit et perte déterminent toute politique, et bien qu'une telle vision puisse réussir pendant un certain temps, le résultat final est habituellement ruineux. C'est pourquoi des ennemis maintenant un équilibre entre les «renards» et les «lions» restent capables d'apprécier l'usage de la force. Bien qu'ils puissent occasionnellement feindre de se laisser acheter, quand le moment est venu et que leur ennemi si ingénieux est bien endormi, ils frappent le coup mortel. En d'autres mots, les gens de la Classe I sont accoutumés par leurs préjugés excessivement intellectualisés à croire que la «raison» et l'argent sont toujours plus puissants que l'épée, alors que les gens de la Classe II, avec leur bon sens naturel, ne nourrissent pas d'illusions potentiellement aussi fatales. Selon les mots de Pareto, «le renard peut, par sa ruse, s'échapper pendant un certain temps, mais le jour viendra où le lion l'atteindra avec un coup de patte bien dirigé, et ce sera la fin de la discussion» [25].
Circulation des élites
En-dehors de ses analyses des résidus et des dérivations, Pareto est célèbre parmi les sociologues pour sa théorie comme la «circulation des élites». Rappelons-nous que Pareto considérait la société comme un système en équilibre, où les processus de changement tendent à mettre en mouvement des forces qui travaillent à restaurer et à maintenir l'équilibre social.
Pareto affirme qu'il y a deux types d'élites dans la société: l'élite gouvernante et l'élite non-gouvernante. De plus, les hommes qui forment ces strates d'élite sont de deux mentalités distinctes, le spéculateur et le rentier. Le spéculateur est le progressiste, rempli de résidus de Classe I, alors que le rentier est le conservateur, le type de résidus de Classe II. Dans les sociétés saines, les deux groupes ont une tendance naturelle à alterner au pouvoir. Quand, par exemple, les spéculateurs ont mis le désordre dans le gouvernement et ont outragé la masse de leurs compatriotes par leur corruption et leurs scandales, les forces conservatrices s'avanceront et, d'une manière ou d'une autre, les remplaceront. Le processus, comme nous l'avons dit, est cyclique et plus ou moins inévitable.
De plus, d'après Pareto, les gouvernants sages cherchent à revigorer leurs rangs en permettant aux meilleurs des strates inférieures de la société de monter et de devenir pleinement membres de la classe dirigeante. Cela n'amène pas seulement les meilleurs et les plus brillants au sommet, mais prive les classes inférieures d'un talent et de qualités de gouvernement qui pourraient un jour se révéler être une menace. Résumant cette composante de la théorie de Pareto, un sociologue contemporain observe que c'est le sens pratique, pas la pitié, qui demande une telle politique:
Un groupe dominant, selon Pareto, ne survit que s'il donne la chance aux meilleurs individus d'autres origines de rejoindre ses privilèges et récompenses, et s'il n'hésite pas à user de la force pour défendre ces privilèges et récompenses. L'ironie de Pareto s'attaque à l'élite qui devient humanitaire et ramollie au lieu d'être inflexible. Pareto recommande de donner la chance à tous les membres compétents de la société d'entrer dans l'élite, mais il n'est pas motivé par des sentiments de pitié pour les défavorisés. Exprimer et répandre de tels sentiments humanitaires affaiblit simplement l'élite dans la défense de ses privilèges. De plus, de tels sentiments humanitaires deviendraient facilement une plate-forme de ralliement pour l'opposition. [26]
Mais peu d'aristocraties de longue durée saisissent la nature essentielle de ce processus, préférant garder leurs rangs aussi exclusifs que possible. Le temps fait son œuvre, et les gouvernants deviennent toujours plus faibles et toujours moins capables de porter le fardeau du gouvernement:
C'est un trait spécifique des gouvernements faibles. Parmi les causes de faiblesse, deux en particulier doivent être notées: l'humanitarisme et la couardise -- la couardise qui devient naturelle chez les aristocraties décadentes et qui est en partie naturelle, en partie calculée, chez les gouvernements «spéculateurs» qui sont surtout préoccupés de gains matériels. L'esprit humanitaire ... est une maladie particulière aux individus sans caractère qui sont richement dotés de certains résidus de Classe I qu'ils ont habillés d'un costume sentimental. [27]
Pour finir, bien sûr, la classe dirigeante perd le pouvoir. Ainsi, Pareto écrit que «l'histoire est un cimetière d'aristocraties» [28].
La transformation de la démocratie
Publié comme un mince volume peu avant la fin de la vie de Pareto, La transformation de la démocratie parut originellement en 1920 comme une série d'essais publiés dans un périodique érudit italien, la Revista di Milano. Dans cet ouvrage, Pareto récapitule beaucoup de ses théories sous une forme plus concise, insistant particulièrement sur ce qu'il pense être les conséquences du fait de laisser une élite de l'argent dominer la société. Le titre de cet ouvrage vient de l'observation de Pareto que les démocraties européennes dans les années 20 se transformaient de plus en plus en ploutocraties. La tromperie et la corruption associées à la domination ploutocratique produiraient finalement une réaction, cependant, et conduiraient à la chute du système. Selon les mots de Pareto:
La ploutocratie a inventé d'innombrables expédients, tels que générer une énorme dette publique dont les ploutocrates savent qu'ils ne pourront jamais la rembourser, des taxes sur le capital, des impôts qui épuisent les revenus de ceux qui ne spéculent pas, des lois somptuaires qui se sont historiquement révélées inutiles, et d'autres mesures similaires. Le principal but de chacune de ces mesures est de tromper les multitudes. [29]
Quand le système de valeurs d'une société se détériore au point où le travail pénible est dénigré et où «l'argent facile» est exalté, où l'honnêteté est moquée et la duplicité célébrée, où l'autorité laisse la place à l'anarchie et la justice à la chicanerie légale, une telle société se trouve face à sa ruine.
Pareto et le fascisme
Avant d'entrer dans la controverse entourant la sympathie de Pareto pour le dirigeant italien Benito Mussolini, prenons la peine d'éviter l'erreur de regarder les événements des années 20 à travers les spectacles de l'époque de l'après-guerre, car ce qui semblait apparent en 1945 n'était pas du tout évident vingt ans plus tôt. Il est incontestable que pendant toutes les années 20, Mussolini était un homme énormément populaire en Italie et à l'étranger, pour tous sauf peut-être pour les gauchistes les plus invétérés. Un auteur américain l'exprime comme suit:
« L'Italie d'après-guerre [la première guerre mondiale] ... était un égout de corruption et de dégénérescence. Dans ce bourbier, le fascisme apparut comme une bouffée d'air frais, un nettoyage tempétueux de tout ce qui était souillé, vil, fétide. Basé sur les instincts vivifiants de l'idéalisme nationaliste, le fascisme «était l'opposé des idées sauvages, de l'anarchie, de l'injustice, de la couardise, de la trahison, du crime, de la lutte des classes, des privilèges; et il représentait les affaires honnêtes, le patriotisme et le sens commun». Quant à Mussolini, «il n'y a jamais eu un mot contre sa sincérité et son honnêteté absolues. Quelle que fût la cause pour laquelle il s'engageait, il se révélait être un chef-né et un travailleur acharné. Sous la direction dynamique de Mussolini, les braves chemises noires traitèrent les radicaux sans ménagement, restaurèrent les droits de propriété, et purgèrent le pays des politiciens arrivistes qui prospéraient sur la corruption endémique de la démocratie de masse». [30]
Si le Duce italien était si populaire dans les années 20 qu'il recevait l'hommage du Saturday Evening Post [31] et de l'American Légion [32], et les plus grands éloges de figures de l'Establishment britannique et américain comme Winston Churchill [33] et l'ambassadeur Richard Washburn Child [34], les Italiens de tendance conservatrice comme Pareto devaient être encore bien plus enthousiastes à cette époque. Ils créditaient Mussolini de rien moins que d'avoir sauvé l'Italie du chaos et du bolchevisme. Les tragédies futures des années 40, inutile de le dire, étaient bien loin devant, à un horizon lointain, invisibles à tous.
Pareto exprima invariablement du dédain pour les gouvernements plouto-démocratiques qui dirigèrent l'Italie pendant presque toute sa vie. Sa rancœur envers les politiciens libéraux et leurs méthodes ressort dans tous ses livres; ces hommes sont les objets de son mépris et de son esprit acéré. Arthur Livingston, le traducteur de Pareto, écrit: «Il était convaincu que dix hommes courageux pouvaient à n'importe quel moment marcher sur Rome et mettre en fuite la bande de 'spéculateurs' qui se remplissaient les poches et ruinaient l'Italie» [35]. En conséquence, en octobre 1922, après la marche des fascistes sur Rome et la nomination de Mussolini au poste de Premier Ministre par le Roi, «Pareto fut capable de sortir de son lit de malade et de s'écrier triomphalement: 'Je vous l'avais bien dit!'» [36]. Néanmoins, Pareto n'adhéra jamais au Parti Fasciste. Ayant déjà bien dépassé les soixante-dix ans et souffrant d'une grave maladie de cœur, il resta retiré dans sa villa en Suisse.
Le nouveau gouvernement, cependant, accorda de nombreux honneurs à Pareto. Il fut nommé délégué à la Conférence pour le Désarmement à Genève, fut fait Sénateur du Royaume, et fut cité comme contributeur du périodique personnel du Duce, Gerarchia [37]. Il déclina beaucoup de ces honneurs à cause de son état de santé mais resta favorablement disposé envers le régime, correspondant avec Mussolini et offrant des conseils pour la formulation de la politique économique et sociale [38].
De nombreuses années avant la marche sur Rome, Mussolini avait suivi les cours de Pareto à Lausanne et avait écouté le professeur avec une grande attention. «J'attendais ses cours avec impatience», écrivit Mussolini, «car il y avait là un professeur qui exposait la philosophie économique fondamentale de l'avenir» [39]. Le jeune Italien fut manifestement très impressionné, et, après son accession au pouvoir, il chercha immédiatement à transformer en actions les pensées de son vieux mentor:
Durant les premières années de son pouvoir, Mussolini exécuta littéralement la politique prescrite par Pareto, détruisant le libéralisme politique, mais en même temps remplaçant largement la gestion étatique par l'entreprise privée, diminuant les impôts sur la propriété, favorisant le développement industriel, imposant une éducation religieuse dans les dogmes... [40]
Bien sûr, ce ne sont pas seulement les théories économiques de Pareto qui influencèrent l'évolution de l'Etat fasciste, mais particulièrement ses théories sociologiques: «la Sociologia Generale était devenue pour beaucoup de fascistes un traité de gouvernement» [41], notait un auteur de l'époque. Il y avait clairement un certain accord entre Pareto et le nouveau gouvernement. La théorie de Pareto sur la domination des élites, ses penchants autoritaires, son rejet sans compromis de la fixation libérale sur l'Homme Economique, sa haine du désordre, sa dévotion pour l'arrangement hiérarchique de la société, et sa croyance en une aristocratie du mérite sont toutes des idées en harmonie avec le fascisme. Gardons à l'esprit, cependant, que toutes ces idées furent formulées par Pareto des décennies avant que quiconque ait jamais entendu parler du fascisme et de Mussolini. De même, on pourrait dire qu'elles sont tout autant en harmonie avec les vieilles idées monarchiques, ou avec celles des républiques autoritaires antiques, qu'avec les croyances politiques modernes.
Certains auteurs ont spéculé que si Pareto avait vécu il aurait trouvé de nombreux points de désaccord avec l'Etat fasciste tel qu'il s'est développé, et il est vrai qu'il exprima sa désapprobation envers les limitations de la liberté d'expression introduites par le régime, particulièrement dans les académies [42]. Comme nous l'avons déjà vu, cependant, c'était dans la nature de Pareto de trouver des défauts à presque tous les régimes passés et présents, et il n'aurait donc pas été surprenant qu'il ait trouvé des motifs de critiquer occasionnellement celui de Mussolini.
Ni Pareto ni Mussolini, il faut le souligner, n'étaient des idéologues rigides. Mussolini déclara un jour, peut-être un peu exagérément, que «tout système est une erreur et toute théorie une prison» [43]. Si le gouvernement doit être guidé par un ensemble général de principes, pensait-il, on ne doit pas être contraint par des doctrines inflexibles qui ne deviennent rien d'autre que des obstacles fastidieux pour faire face à des situations nouvelles et inexpliquées. Un auteur fasciste précoce expliqua en partie l'affinité entre Mussolini et Pareto à cet égard:
«Chercher!»: un mot de pouvoir. En un sens, un mot plus noble que «trouver». Contenant plus d'intention, moins de chance. Vous pouvez «trouver» quelque chose qui est faux; mais celui qui cherche continue à chercher de plus en plus, espérant toujours atteindre la vérité. Vilfredo Pareto était un maître de cette école. Il restait en mouvement. Sans mouvement, disait Platon, tout se corrompt. Comme le chantait Homère, l'éternel roulis de la mer est le père de l'humanité. Chaque nouveau livre de Pareto ou chaque nouvelle édition de ses livres comporte un bon nombre de commentaires et de modifications de ses précédents livres, et traite en détail des critiques, des corrections et des objections qui ont été faites. Il réfute généralement ses critiqueurs, mais en le faisant il indique d'autres points plus sérieux qu'ils auraient pu et auraient dû lui reprocher ou contester. Réfléchissant sur son sujet, il traite lui-même de ces points, trouvant certains d'entre eux spécieux, certains importants, et corrigeant ses conclusions antérieures en conséquence. [44]
Bien que le règne fasciste en Italie se soit terminé avec la victoire militaire des Anglo-américains en 1945, l'influence de Pareto ne fut pas sérieusement atteinte par ce puissant bouleversement. Aujourd'hui, de nouvelles éditions de ses ouvrages et de nouveaux livres sur sa vision de la société continuent à paraître. Le fait que ses idées aient subi la catastrophe de la guerre presque sans dommage, et qu'elles soient encore discutées et débattues par des penseurs sérieux, est une indication de leur caractère universel et intemporel.
James Alexander
NOTES
[1] Voir, par exemple, W. Rex Crawford, "Representative Italian Contributions to Sociology: Pareto, Loria, Vaccaro, Gini, and Sighele", chap. in An Introduction to the History of Sociology, Harry Elmer Barnes, editor (Chicago: University of Chicago Press, 1948), Howard Becker and Harry Elmer Barnes, "Sociology in Italy", chap. in Social Thought From Lore to Science, (New York: Dover Publications, 1961), et James Burnham, The Machiavellians: Defenders of Freedom (New York: The John Day Company, 1943).
[2] G. Duncan Mitchell, A Hundred Years of Sociology (Chicago: Aldine Publishing Company, 1968), p. 115.
[3] Herbert W. Schneider, Making the Fascist State (New York: Oxford University Press, 1928), p. 102.
[4] Les détails biographiques sont tirés de Charles H. Powers, Vilfredo Pareto, vol. 5, Masters of Social Theory, Jonathan H. Turner, Editor (Newbury Park, California: Sage Publications, 1987), pp. 13-20.
[5] Publié originellement en 1909, le Manuele di economia politica a été traduit en anglais: Ann Schwier traductrice, Ann Schwier et Alfred Page, éditeurs (New York: August M. Kelly, 1971).
[6] (Genève: Librairie Droz, 1965). Publié originellement en 1902-1903. Le livre n'a jamais été pleinement publié en anglais.
[7] The Treatise on General Sociology (Trattato di Sociologia Generale) fut d'abord publié en anglais sous le titre de The Mind and Society, A. Borngiorno et Arthur Livingston, traducteurs (New York: Harcourt, Brace, Javanovich, 1935). Il fut réédité en 1963 sous son titre d'origine (New York: Dover Publications) et est toujours réédité (New York: AMS Press, 1983). The Rise and Fall of the Elites: An Application of Theoretical Sociology (Totowa, New Jersey: The Bedminster Press, 1968; réédition, New Brunswick, New Jersey: Transaction Books, 1991) est une traduction de la monographie de Pareto, «Un Applicazione de teorie sociologiche», publiée en 1901 dans la Revista Italiana di Sociologia. The Transformation of Democracy (Trasformazioni della democrazia), Charles Power, éditeur, R. Girola, traducteur (New Brunswick, New Jersey: Transaction Books, 1984). L'édition italienne d'origine parut en 1921.
[8] Ce terme «égalité des chances» est tellement mal utilisé à notre époque, particulièrement en Amérique, qu'une clarification s'impose. «Egalité des chances» se réfère simplement à la croyance de Pareto que dans une société saine l'avancement doit être ouvert aux membres supérieurs de toutes les classes sociales -- la «méritocratie», en d'autres mots. Voir Powers, pp. 22-3.
[9] Powers, p. 19.
[10] Ibid., p. 20.
[11] Adrian Lyttelton, editor, Italian Fascisms: From Pareto to Gentile (New York: Harper & Row, 1975), pp. 79-80.
[12] Ibid., p. 81.
[13] H. Stuart Hughes, Oswald Spengler: A Critical Estimate (New York: Charles Scribner's Sons, 1952), p. 16.
[14] Lyttelton, p. 86.
[15] Ibid., pp. 82-3.
[16] James Burnham, Suicide of the West (New York: John Day Company, 1964), pp. 248-50.
[17] Pareto, Treatise, # 2455. Les citations du Treatise se réfèrent aux numéros de paragraphes que l'auteur utilise dans cet ouvrage. Les citations sont donc uniformes dans toutes les éditions.
[18] Ibid., # 2462.
[19] Ibid., # 2458-72.
[20] Nicholas Timasheff, Sociological Theory: Its Nature and Growth (New York: Random House, 1967), p. 162.
[21] Pareto, Treatise, # 1987.
[22] Ibid. # 1987n.
[23] Ibid.
[24] Ibid., # 1716n.
[25] Ibid., # 2480n.
[26] Hans L. Zetterberg, "Introduction" to The Rise and Fall of the Elites by Vilfredo Pareto, pp. 2-3.
[27] Pareto, Treatise, # 2474.
[28] Ibid., # 2053.
[29] Pareto, Transformation, p. 60.
[30] John P. Diggins, Mussolini and Fascism: The View from America (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1972), p. 17. Les citations de Diggins dans le paragraphe cité viennent des écrits d'un admirateur américain de Mussolini dans les années 20, Kenneth L. Roberts.
[31] Ibid., p. 27.
[32] Ibid., p. 206. Mussolini fut officiellement invité à assister à la Convention de la Légion de San Francisco en 1923 (il déclina l'invitation) et quelques années plus tard fut fait membre honoraire de l'American Legion par une délégation de légionnaires visitant Rome. Le Duce reçut la délégation dans son palais et reçut un insigne de membre de la part des visiteurs américains ravis.
[33] Dans une interview publiée dans le London Times, le 21 janvier 1927, immédiatement après une visite de Churchill à Mussolini, le futur Premier Ministre britannique dit: «Si j'avais été italien, je suis sûr que j'aurais été de tout cœur avec vous [Mussolini] du début à la fin dans votre lutte triomphante contre les appétits et les passions bestiales du léninisme». Voir Luigi Villari, Italian Foreign Policy Under Mussolini (New York: The Devin-Adair Company, 1956), p. 43.
[34] L'ambassadeur des Etats-Unis en Italie dans les années 20, Child, surnommait Mussolini «le génie spartiate», rédigea une «autobiographie» de Mussolini pour publication en Amérique, et louait perpétuellement le dirigeant italien dans les termes les plus extravagants. Diggins, p. 27.
[35] Pareto, Treatise, p. xvii.
[36] Ibid.
[37] Franz Borkenau, Pareto (New York: John Wiley & Sons, 1936), p. 18.
[38] Ibid., p. 20.
[39] Benito Mussolini, My Autobiography (New York: Charles Scribner's Sons, 1928), p. 14.
[40] Borkenau, p. 18.
[41] George C. Homans and Charles P. Curtis, Jr., An Introduction to Pareto (New York: Alfred A. Knopf, 1934), p. 9.
[42] Borkenau, p. 18. Dans une lettre écrite à Mussolini peu avant la mort de Pareto, le sociologue disait que le régime fasciste devait implacablement neutraliser tous ses adversaires actifs. Cependant, ceux dont l'opposition était simplement verbale ne devaient pas être molestés car il pensait que cela ne servirait qu'à s'aliéner l'opinion publique. «Laissez les corbeaux croasser mais soyez sans pitié quand on en vient aux actes», recommandait Pareto au Duce. Voir Alastair Hamilton, The Appeal of Fascism: A Study of Intellectuals and Fascism, 1919-1945 (New York: Macmillan Company, 1971), pp. 44-5.
[43] Margherita G. Sarfatti, The Life of Benito Mussolini (New York: Frederick A. Stokes, 1925), p. 101.
[44] Ibid, p. 102.
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Trad. Arjuna. Une version différente de cet article a paru dans le Journal of Historical Review, 14/5 (septembre-octobre 1994), 10-18. Le texte présenté ici inclut cependant quelques indications additionnelles.