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Deux anciens responsables de la CIA se sont entretenus avec Insider avant le 20e anniversaire de l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Ils ont fait un compte rendu de première main des tentatives de l’administration de George W. Bush de déformer les renseignements et d’affirmer l’existence d’un lien entre Saddam Hussein et al-Qaïda. En fait, les preuves rassemblées par la CIA suggéraient qu’un tel lien n’existait pas.

George W. Bush le jour des attentats du 11 Septembre, qui ont servi à justifier publiquement l’invasion de l’Irak en 2003. Mais, selon de nombreux témoignages, le plan d’invasion de l’Irak avait déjà commencé à prendre forme plusieurs mois auparavant. Eric Draper/Archives nationales

L’un de ces faux liens était une réunion supposée entre Mohamed Atta, le principal pirate de l’air du 11 Septembre, et des agents des services de renseignement irakiens à Prague. En décembre 2001, le vice-président de l’époque, Dick Cheney, a déclaré à l’émission « Meet the Press » que cette rencontre était « assez bien confirmée ». Un câble de la CIA datant de 2003 indique que « pas un seul » fonctionnaire du gouvernement américain n’avait la preuve que la réunion de Prague avait réellement eu lieu. Néanmoins, elle est devenue un élément clé de l’argumentaire public de l’administration pour justifier l’invasion de l’Irak le 20 mars 2003, un conflit qui allait coûter environ 300 000 vies.

Les années de service combinées de ces fonctionnaires à la CIA s’élèvent à plus de quatre décennies. Leur identité est connue d’Insider et ils sont désignés ci-dessous par des pseudonymes en raison du caractère sensible de leurs fonctions. Leurs propos ont été remaniés par souci de concision.

Bush, Dick Cheney, Paul Wolfowitz, Lewis Libby et John McLaughlin n’ont pas répondu immédiatement aux demandes de commentaires.

 

Alice : Personne à Washington ne traite Bush de menteur. Tout le monde est trop poli. Ils utilisent un autre terme pour décrire ce qu’il a fait. Mais il a menti. Je tiens à préciser ce que j’entends par là. Il savait que ce qu’il disait n’était pas vrai. Il a pris des jugements de la communauté du renseignement qui étaient très incertains, des jugements que nous avons émis avec des avertissements très clairs : « Nous pensons que l’Irak poursuit son programme nucléaire, mais nous avons un faible degré de certitude, bla bla bla » ; et il a simplement déclaré ces choses comme étant des faits. Il l’a fait à maintes reprises. Tout comme Cheney affirmant que Mohamed Atta avait rencontré les services de renseignements irakiens à Prague, comme s’il s’agissait d’un fait. Alors qu’en réalité, il y avait beaucoup de doutes à ce sujet. Il nous incombait, à la CIA, de tenir bon, de maîtriser ces idées ridicules. Et nous avons essayé. Mais il y avait des limites à ce que nous pouvions faire. La Maison Blanche voulait une justification pour l’invasion. Ce qui s’en rapprochait le plus était cette aide supposée, et apparemment inexistante, que l’Irak aurait apportée à al-Qaïda [par l’intermédiaire d’Atta] dans la préparation des attentats. Ils ont donc essayé de retracer tous les contacts entre al-Qaïda et l’Irak.

Bob : Pendant ce temps, nos analystes irakiens disaient, en toute honnêteté, qu’al-Qaïda et le régime de Saddam Hussein étaient si éloignés dans leurs idéologies : Saddam était un laïc pur et dur, al-Qaïda avait une vision messianique d’un califat et était consciemment islamique, du moins prétendument. C’est comme les chiens et les chats, on ne peut pas les mélanger. Bien sûr, Saddam savait qu’al-Qaïda était dans son pays. Il savait tout ce qui se passait dans son pays. Pour rester au pouvoir, il devait savoir. Il est donc parfaitement naturel qu’il sache qui était al-Qaïda, ce qu’ils faisaient et ce genre de choses. Mais il ne s’agissait pas d’une relation de travail. Il s’agissait de surveillance.

Alice : Aujourd’hui, on dit que Bush cherchait à justifier l’invasion de l’Irak. Ce n’est pas le cas. Ce qu’il cherchait, c’était autre chose : des arguments de vente. La décision d’envahir l’Irak avait déjà été prise, et aucun renseignement ne pouvait faire changer leur avis. Il ne s’agissait donc pas d’un effort pour justifier la guerre. Il s’agissait d’un effort pour vendre la guerre publiquement. Il s’agit là d’une distinction importante. L’administration Bush a été très explicite quant à son obsession pour l’Irak dès son arrivée au pouvoir.

 

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Des marines américains renversent une statue de Saddam Hussein à Bagdad en avril 2003. Ce qui semblait être une victoire rapide s’est transformée en un bourbier de plusieurs années dans lequel plus de 300 000 personnes auraient trouvé la mort. Wathiq Khuzaie/Getty

 

Bob : Un groupe d’analystes s’est penché sur les pirates de l’air. Beaucoup d’entre nous étaient des analystes russes – pour eux, le domaine arabe était totalement nouveau. Très vite, il est apparu que l’administration se concentrait sur cette prétendue réunion entre Atta et les services de renseignement irakiens à Prague. Nous ne pouvions pas l’étayer. L’espoir nous a été clairement exprimé, dès le début, que nous pourrions trouver quelque chose. La Maison Blanche était obsédée par la recherche de la moindre preuve.

Les services de renseignement britanniques l’ont compris les premiers. Ils se sont essentiellement dit : « Mon Dieu, ces gens vont envahir. Peu importe ce que nous écrivons. »

Alice : Une grande partie de cette pression sur l’agence est exercée par les briefers. Ils reviennent de leurs réunions avec le président et d’autres hauts fonctionnaires et donnent leur avis. Sur une question controversée, vous pouvez vous rendre à une réunion au septième étage, avec les briefers, où tout le monde est dans la salle. Une fois, j’ai rédigé un PDB [note pour le rapport quotidien au president] sur les conséquences probables d’une intervention en Irak, sur notre coopération avec les alliés en matière de terrorisme. Le message que j’ai reçu en retour était que le président ne voulait pas en entendre parler. L’Irak était une affaire réglée.

Bob : C’est ce qu’ils disaient tous. Je veux dire que les Etats-Unis déplaçaient leurs forces vers le Moyen-Orient à grande échelle. Vous n’allez pas gaspiller tout ce carburant et cette puissance de transport pour ensuite écouter Saddam. Les services de renseignement britanniques l’ont compris les premiers. Ils ont essentiellement dit : « Mon Dieu, ces gens vont entreprendre une invasion. Peu importe ce que nous écrivons. Peu importe ce que leurs propres analystes leur disent sur les conséquences. Ils vont envahir. »

Alice : Je me souviens d’avoir complètement sorti cette idée de mon cerveau. Je me disais : « Non, nous ne pouvons pas débarquer en Irak, ce serait la pire chose à faire. » Et puis un jour, j’ai réalisé qu’on y allait. C’était une affaire réglée. C’était une chose horrible. Parce que nous avions une réelle opportunité de porter un coup fatal à al-Qaïda, ou au moins de le ramener à un niveau où il serait gérable. Au lieu de cela, nous l’avons fait exploser. Nous avons créé les conditions qui ont conduit à la montée de l’Etat islamique.

Bob : Les analystes de la CIA ont fini par travailler sur Atta pendant trois ans, parce que les décideurs politiques étaient totalement obsédés par lui. Je crois savoir que tout a commencé avec une photo de cette prétendue réunion qu’il aurait eue à Prague. Nous l’avons reçue quelques semaines après les attentats. Elle était très granuleuse. C’était peut-être lui, peut-être pas. Il ne faisait pas entièrement face à l’appareil photo et il y avait d’autres silhouettes granuleuses autour de lui. Les personnes qui nous ont donné cette photo ont fini par nous dire : « Vous cherchez quelque chose qui n’existe probablement pas. » Au départ, l’équipe chargée de l’analyse des photos avait déclaré qu’il y avait 60 % de chances qu’il s’agisse de lui. Mais très vite, nous avons émis l’hypothèse qu’ils avaient gonflé ce chiffre en raison de la pression qu’ils subissaient. Finalement, ils ont fait marche arrière. Ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas identifier qui c’était.

Bob : Mais cela n’a pas arrêté l’administration. Ils sont venus à la CIA et ont dit : « Nous voulons pouvoir montrer qu’Atta était à Prague. » Au début, nous avons dit : « Nos propres spécialistes de la reconnaissance photographique ne peuvent pas le prouver. » Plus tard, au fur et à mesure que les informations nous parvenaient de nos sources et du FBI, nous avons commencé à douter qu’Atta ait même quitté notre pays. Il y avait tellement de preuves. Des tonnes et des tonnes de données. L’affaire de Prague s’est dénouée très tôt. Mais le questionnement obsessionnel sur Atta et Prague s’est poursuivi pendant au moins deux ans. « Trouvez l’angle irakien. Il doit bien y avoir quelque chose quelque part. Nous ne vous avons toujours pas entendu réfuter totalement la présence d’Atta. » On leur a dit : « Vous savez, on ne peut pas ». On l’a répété encore et encore. C’était notre conviction. La question venait des principaux responsables de Cheney. Paul Wolfowitz. Scooter Libby. Les questions étaient appelées « missions » de ces « directeurs ». Elles nous étaient transmises soit par notre chef de service, soit par les briefers de la CIA qui se rendaient à la Maison Blanche. Nous avons reçu au moins dix de ces instructions. Ils nous disaient : « Nous voulons nous assurer que nous n’avons pas manqué un angle d’attaque sur l’Irak, nous voulons nous assurer que vous êtes catégoriques sur l’affaire Atta. » C’est comme dire que vous voulez prouver à cent pour cent une négation.

Bob : Puis, plus tard, certains des grands chefs ont essayé de rejeter la faute sur le niveau opérationnel, là où le travail est fait. Ils parlaient de l’incapacité des analystes à se mettre d’accord sur la connexion irakienne, ou sur le fait qu’Atta était à Prague.

Alice : Le seul véritable différend opposait les personnes qui pensaient que nous devrions dire qu’il n’y avait absolument aucun contact entre al-Qaïda et Saddam, et celles qui disaient qu’il y avait des contacts mineurs qui n’étaient absolument pas liés à la terreur. En fait ils ont fait appel à un médiateur. L’un d’entre eux – et il était très catégorique à ce sujet – a dit qu’il ne fallait rien dire sur les contacts mineurs, parce que ce serait mal interprété. Il avait raison. C’était un champ de mines pour nous.

 

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Dick Cheney, alors vice-président, dans le centre d’opérations d’urgence du président, le 11 septembre 2001. Archives nationales

 

Alice : Cheney a supprimé toutes les mises en garde, les choses dont nous lui avons dit que nous n’étions pas sûrs ou que nous étions presque sûrs qu’elles n’étaient pas vraies. Il s’est contenté de dire que c’était vrai, et il a également laissé entendre qu’il savait ces choses parce qu’il disposait des renseignements. Il a laissé entendre qu’il avait des choses que personne d’autre ne pouvait voir, ce qui explique pourquoi il y croyait, et qu’il était donc en position de parler de cette menace sur laquelle personne d’autre n’avait d’informations correctes. C’était un mensonge.

Bob : Je crois savoir que John McLaughlin, le directeur adjoint de la CIA, a fini par mettre les pieds dans le plat et a dit qu’il en avait assez. Il a dit à la Maison Blanche d’arrêter de demander.

Bob : Nous avions une chambre forte entière, aussi grande qu’une pièce entière. Il fallait composer un code pour y accéder. Comme l’a dit l’un de mes chefs de service, c’est juste pour que les gens honnêtes restent honnêtes. Il ne faut pas que les gens se promènent dans les couloirs, d’une pièce à l’autre. À l’intérieur de la chambre forte, du sol au plafond, il y avait ces impressions papier. Entièrement en majuscules, vous savez bien comment se présentent ces trucs du renseignement. Deux ou trois gars de ma branche et moi-même les parcourions et surlignions chaque nom arabe. Ils en ramenaient une pile et le patron disait : « Oh, vous avez fait ça vite, en voilà une autre pile. Voici une autre pile. » C’était un véritable travail à la chaîne. On nous demandait sans cesse de réexaminer la situation. Nous entendions sans cesse des fonctionnaires de haut rang, dont le vice-président, déclarer à la télévision qu’il était pratiquement confirmé que la réunion de Prague avait eu lieu. C’est faux. C’est un mensonge.

Alice : L’un des problèmes que nous avons rencontrés pendant toute cette période [sous la direction de George Tenet] était que la CIA entretenait une relation très étroite avec le président. Et donc, lorsque le président est nul, alors l’agence est nulle. Je veux dire par là qu’elle n’est tout simplement pas efficace. Il n’y a pas de pare-feu. Et je pense que les jugements analytiques, tels que l’estimation du Renseignement national, devraient être publiés dans des versions non classifiées lors de conférences de presse. Car le renseignement appartient à la nation. C’est ce qui s’est passé un peu plus récemment, avec les évaluations déclassifiées sur l’ingérence russe et les origines du coronavirus, etc. Mais ce n’est pas suffisant. Je ne vais pas vous parler des sources que nous avions, ni de la manière dont nous avons obtenu les renseignements. Mais les jugements, les jugements analytiques fondés sur toutes ces informations qui ont été publiées, je pense que ces jugements appartiennent au peuple. En divulguant autant d’informations que possible, vous nous protégez. En effet, avec un président comme Bush ou Trump, tout le monde devrait avoir accès à l’information. Lorsque seul le président les a, nous pouvons nous retrouver dans une situation où nous ne pouvons pas arrêter une guerre.

Bob : Ce qui nous motive, c’est en partie la fatigue que nous avons ressentie, à force d’être blâmés pour des renseignements erronés après que nous sommes allés en Irak et que nous n’avons pas trouvé d’armes de destruction massive. Cela nous exaspère vraiment. Et le public a une très mauvaise idée de tout cela. De notre fonctionnement interne. Voici donc le point de vue de l’homme de terrain. On peut se battre pour dire et répéter qu’on a rien trouvé. Mais si le président lui-même a fait savoir qu’il ne voulait rien entendre, parce que nous allons quand même en Irak, eh bien, bonne chance. C’est difficile pour l’agence. Des gens démissionneront ou partiront ailleurs. Et ce sont ces personnes que l’on veut voir occuper les postes d’analystes, celles qui peuvent dire la vérité au pouvoir.

En fin de compte, il faut tenir quelqu’un pour responsable de ce qu’ils ont fait.

Alice : Lorsque personne ne sait ce que le président ou le vice-président savait, ni quand ils le savaient, on se retrouve dans une situation où Bush peut se lever et dire : « Il n’y avait pas d’armes de destruction massive, mais on nous a donné de fausses informations. » D’accord, c’est faux. Le point de vue du terrain est que non, ce n’était pas le cas. Vous avez exigé des renseignements erronés, parce que vous vouliez uniquement des renseignements qui allaient soutenir cette grande extravagance qu’était l’invasion de l’Irak, et vous les avez eus.

Bob : Nous ressentons tous les deux une sorte de loyauté envers la CIA. Nous devons toujours nous expliquer avec les gens dans la rue, avec nos amis. Nous avons donc cette rancune à l’égard de la mauvaise histoire écrite par les gens haut placées qui ont pris les décisions. Cheney en particulier. C’est flagrant. L’utilisation abusive des renseignements, la demande de renseignements qui n’ont rien à voir avec la réalité. Bush et Cheney disposaient d’une estimation des services de renseignement nationaux, qu’ils ont ignorée. Elle disait que les conséquences de l’invasion pourraient être de la guerrilla, une guerre civile, en d’autres termes, et à moins qu’un autre homme fort ne prenne la relève, aussi mauvais que Saddam, cet endroit aller s’effondrer. Vous allez créer un monstre en Iran, qui, avec sa population chiite, va s’installer en Irak.

Alice : Je pense que la question est de savoir ce que vous pensez que Cheney croyait. Pensez-vous qu’il croyait vraiment que cette réunion avait eu lieu ?

Bob : Pas d’après ce que nous lui avons dit. Mais je ne sais pas si je peux le traiter de menteur.

Alice : Je vais le traiter de menteur. Je pense qu’il s’est délibérément laissé une marge de manœuvre. Il savait qu’il ne transmettait pas une version véridique des renseignements sur cette question et sur d’autres, toutes les questions relatives aux ADM, et il cherchait à obtenir un impact spécifique, à savoir vendre une guerre. Il savait qu’il déformait les faits. Tous ces livres s’abstiennent de le traiter de menteur. Ils s’efforcent d’être justes à l’égard de Cheney. Personne ne veut donner une opinion sans fard. Je n’ai plus de vernis. Je l’ai épuisé en 2003. Il faut bien finir par tenir quelqu’un pour responsable de ce qu’il a fait. Cheney a pris cette énorme tragédie du 11 Septembre, qui est presque si vaste qu’on ne peut pas l’exprimer, et sans s’arrêter, il l’a cyniquement transformée en un moyen de vendre une autre guerre. Cela s’est fait au détriment des efforts visant à empêcher d’autres attaques. Je pense qu’il s’agit là d’un cynisme criminel. Je le blâme. Et je ne vais pas lui laisser de marge de manœuvre. Mon message a été si contrôlé pendant si longtemps. Je n’ai plus envie de mâcher mes mots.

Mattathias Schwartz est correspondant principal d’Insider et collaborateur du New York Times Magazine. Il peut être joint à l’adresse Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. et Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser..

Source : Business Insider, Mattathias Schwartz, 21-03-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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