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Drumont ? Le nom seul fait germer dans tous les esprits quelque peu politisés un terme unique : antisémite ! L’homme lui-même ne le reniait pas, d’autant plus qu’il fut le Président de la « Ligue antisémitique de France », rien que ça. Initiative qui serait bien entendu absolument impossible à réitérer de nos jours…

Ce que je vous propose aujourd’hui n’est pas de nous intéresser à la détestation rabique et incontestable de Drumont quant au « peuple élu », mais plutôt d’essayer de creuser certaines des idées les moins connues d’une personnalité hors norme, et assez fascinante. Je veux parler de celles de ces tendances, humeurs, ou convictions qui furent celles de Drumont et qui seraient aujourd’hui classées par le commun des mortels comme étant assez nettement de gauche.

Drumont, nostalgique de la société d’ordres, et ce malgré les défauts de l’Ancien Régime (défauts dont l’auteur de la France Juive avait semble-t-il conscience) écrivait dès 1886 que si la société qu’il regrettait avait connu « une vie heureuse et tranquille » c’était pour une raison bien simple : elle avait été établie sur un socle moral que l’on pourrait résumer par la formule : « Pas de bénéfices sans travail ».

Que pensait le pamphlétaire à succès de la droite classique ou traditionnelle de son époque ? Du mal. Beaucoup de mal, et ce pour des raisons diverses.

Très méprisant, il a pu écrire « ce sont des gens médiocres que ces hommes de la droite » dans La Fin d’un monde. Il écrivit plus tard « le châtiment des conservateurs sera la débâcle financière. »

Il accuse la droite d’empêcher une forme de concorde nationale :

« Le grand crime des Droitiers, qui s’allient aux plus impurs Chéquards et aux plus cyniques Non-lieu pour organiser le monstrueux régime qui commence à fonctionner, est précisément de rendre impossible cette réconciliation de tous les Français qui auraient fini par se supporter réciproquement. »

Il reproche aussi à la bourgeoisie d’avoir fait la Révolution pour mieux écraser les classes populaires, et il écrit en 1889 : « la Bourgeoisie (…) ne se croyant liée par aucune obligation morale envers ceux dont elle utilisait les forces, elle imagina le travail sans repos, sans trêve, le travail qui laissait plus à l’être humain une minute pour se recueillir, pour prier, pour penser, et elle appela cela le Progrès, le Triomphe du XIXe siècle, la Gloire de l’ère nouvelle. Du travail la société chrétienne avait fait un moyen de gagner le ciel sans trop souffrir sur la terre, la société bourgeoise en fit un moyen d’entrer de suite dans l’enfer. »

Son jugement de la classe bourgeoise est sans appel : « La Bourgeoisie détruisit plus de générations d’hommes que les conquérants d’autrefois ».

Sa critique est néanmoins composite, et se précise.

Il attaque indirectement les propriétaires de ces lointains ancêtres des supermarchés que furent  les grands magasins. Drumont en fait un triste bilan : « Usurpation, monopole, tyrannie, concurrence déloyale, écoulement en quelque sorte obligatoire de marchandises de camelote, en conséquence le discrédit universel du commerce français. »

Aux yeux de Drumont, bourgeois signifie héritier des assassins de 1789, de la Terreur et des jacobins. Très imprégné du point de vue contre-révolutionnaire de la Révolution française, c’est toute une classe sociale qu’il attaque sans ménagement pour immoralité atavique:

« Ce qui est certain, c’est que la Bourgeoisie terroriste, pour se substituer à la Noblesse comme classe dirigeante, commit des crimes monstrueux, des crimes qui dépassent ce que feront jamais les Anarchistes », ou encore : « Pour la Bourgeoisie issue de 89, le mal n’existe que lorsqu’il ne lui profite pas. »

Drumont reprochait notamment à certains révolutionnaires d’avoir accaparé des biens nationaux pendant la Révolution française, au détriment des plus faibles :« Le résultat le plus clair de la Révolution a été de rendre plus dure la situation des petits et de fortifier au contraire la situation des grands et des riches en la délivrant de toute responsabilité morale ».

Ce qui distingue le bourgeois du reste du genre humain, c’est sa quête frénétique de prébendes, et d’argent : « La Bourgeoisie est le régime des appétits. » et « le républicain bourgeois est convaincu que la nation doit lui faire des rentes à perpétuité, le nourrir sur un chapitre quelconque du budget » et son égoïsme : « Des révolutions politiques avantageuses à la Bourgeoise on en fera désormais tant qu’on voudra, mais, dès qu’il s’y mêlera l’ombre d’une revendication sociale, les mouvements seront impitoyablement réprimés. »

Bourgeoisie ayant d’ailleurs dégénérée elle-même : « Cette Bourgeoisie révolutionnaire qui devait regénérer le monde n’est point seulement pourrie moralement ; elle est aussi atteinte d’une dégénérescence intellectuelle à peu près complète ; elle a détruit dans les cœurs tous les nobles sentiments qui sont la sauvegarde de l’ordre social, et elle ne sait même plus se défendre matériellement. « 

Pour autant, il distingue deux catégories de bourgeoisie, distinction se basant sur un critère récurant dans son œuvre : le travail. En effet, il explique qu’il y a d’un côté la « Bourgeoisie exploitant le peuple », la bourgeoisie « dorée qui est entrée dans le système juif », et de l’autre la bourgeoisie travailleuse « la plus méritante, la plus française, celle qui travaillait elle-même » et d’ailleurs « en train de retourner au prolétariat. » Cette bourgeoisie-là est plutôt estimée par Drumont, elle ressemble à celle des « industriels d’autrefois », qui « pouvaient prétendre qu’eux aussi travaillaient ».

Mais la droite bourgeoise n’a pas seulement fauté en 1789 ou 1793, mais aussi en 1870. Il affirmait que le comportement de la droite conservatrice au temps de la Commune de Paris avait été un « éternel crime ». Drumont avoue lui-même avoir « combattu la commune » dans sa jeunesse, et que son jugement sur elle a évolué avec le temps.

La droite, pour Drumont, c’est aussi l’ancienne aristocratie. Drumont reproche entre autres à cette aristocratie ancienne son attachement au « système capitaliste et juif ».

Le plus intéressant ici est lorsqu’il fait distinction entre Juifs et capitalisme. Autrement dit, les deux mots ne sont pas nécessairement synonymes, ce qui témoigne d’une conviction aux vues plus hautes que la seule critique virulente des « Sémites », comme il les nomme. Il se refuse à les attaquer sur des bases religieuses. Uniquement sur des bases économiques et sociales. Quand notre personnage aborde le passé de la France, il dit regretter le temps où la spéculation financière était impossible. Sous l’Ancien Régime, il aurait été « interdit d’exploiter, grâce à un capital quelconque, d’autres créatures humaines ».

Il y a chez Drumont cette défense de l’Église, la bonne et sainte Église d’autrefois, encore préservée des souillures du monde moderne.

Drumont aurait eu une « vague sympathie » pour Marx selon Zeev Sternhell. Selon le même universitaire, Drumont est un « socialiste national ».

Quel est d’ailleurs son idéal économique de Drumont ? Il l’indique lui-même, c’est une politique remontant à Louis IX. Saint-Louis, explique-t-il, « faisait de la grande économie politique en mettant directement en rapport le producteur et le consommateur ; il plaçait face à face les deux représentants du travail en reléguant en second plan l’intermédiaire, le parasite. » Le parasite appartient sans doute à la « juiverie accapareuse et tripoteuse » que Drumont conspue en ces termes.

 

La fin d un monde

 

Le Président de la « Ligue antisémitique de France » indique dans l’un de ses ouvrages, La fin d’un monde, édité en 1889, qu’il attend l’homme providentiel. Il attend la venue d’un grand chef socialiste qui devra rameuter auprès de lui « ces spoliés de toutes les classes, ces petits commerçants ruinés par les grands magasins, ces ouvriers de la ville et des champs écrasés sous tous les monopoles ». Ces ouvriers « tant devenus par ailleurs des « forçats du travail ». Ce chef devra naturellement guider les « vaincus de la bourgeoisie » destinés à incarner « l’avant-garde de l’armée socialiste ».

Socialiste, Drumont ? Il n’est pas absurde de l’affirmer. Bien sûr, le terme doit être compris au sens du XIXe siècle, dans sa définition la plus générique, celle qui signifierait « volonté politique destinée à améliorer le sort des plus humbles », et non au sens de « socialisation des moyens de production. »

Édouard Drumont, élu député d’Alger en 1898, affirme lui-même qu’il a au cours de sa mandature « voté constamment avec l’extrême gauche, avec les socialistes pour toutes les mesures qui constituaient une réforme sociale ou qui devaient amener à une amélioration dans le sort des travailleurs. Je ne me suis séparé d’eux que sur les questions de patriotisme. » Il jugeait l’œuvre des socialistes « très noble » et « très nécessaire ». L’antisémitisme qu’incarnait d’ailleurs Drumont par sa plume et sa voix était, comme l’indique Sternhell, « une forme de révolte contre le libéralisme économique et la société bourgeoise. »

Selon l’historien Christophe Prochasson, Drumont « se piquait de socialisme. Il n’était pas sans faire l’éloge de Guesde ou de Brousse et allait même jusqu’à éprouver une vague sympathie pour Marx et Lassalle. » Il écrit pourtant que Lassalle et Marx sont les « chefs de la « révolution cosmopolite », ce qui n’est certainement pas mélioratif sous sa plume… le bilan qu’il dresse des socialises est cependant mitigé : « les hommes de 48 furent des socialistes sentimentaux et un peu romantiques, les socialistes marxistes d’aujourd’hui étrangers à tout idéal, déclarent avec Jaurès et Millerand que la question sociale est avant tout une question de ventre. »

Drumont attaque le capitalisme « pillard », « anonyme », « vagabond » et « irresponsable », mais jamais le capitalisme lui-même. Il existerait en effet un « bon capitalisme », fondé sur le travail productif.

« Le travail seul confère la propriété », ce qui est à rapprocher des conceptions de Proudhon, qui voulait transformer la propriété et faire en sorte que celle-ci soit le résultat de l’œuvre du travail créateur, et qu’elle soit conférée par la nécessité des contraintes du travail lui-même (système que Proudhon nommait « possession »). Drumont distingue pareillement la propriété que nous pourrions dire « de droit » (purement juridique, potentiellement illégitime d’un point de vue moral) et « légitime » (la possession, fruit du travail, et du travail seul moralement seule acceptable).

Drumont déplore la condition ouvrière dans toute son œuvre : « Le droit de refuser le travail, c’est-à-dire de se suicider et de laisser périr les siens d’inanition, est la seule liberté qu’on ait laissée aux ouvriers, tandis que l’ancienne organisation leur avait assuré effectivement ce droit au travail dont on parle à tout propos aujourd’hui ». 

Il affirme aussi : « Le Capitalisme qui, pareille à la divinité Astoreth se fécondant elle-même, se reproduit sans cesse, enfante sans s’en douter en quelque sorte, pendant qu’on dort, pendant qu’on aime, pendant qu’on travaille, pendant qu’on se bat, et étouffe tout ce qui n’est pas elle sous son exécrable multiplication. » et « Le Capitalisme ressemble à la Propriété comme l’œuvre d’un faussaire ressemble à une pièce authentique. » Notons la majuscule du C, sans doute distinction à noter entre capitalisme « mauvais » et capitalisme « bon » chez Drumont.

En bon fils de l’Église catholique, (« La fraternité et l’amour », si l’on en croit Drumont, a été apporté par le christianisme), il rappelle l’antique interdiction de l’usure formulée par le droit canon, et précise son accord avec la « doctrine invariable de l’Eglise ». Il accorde que tous les financiers ne sont pas Juifs par ailleurs. Il les juge « plus âpres et encore moins scrupuleux » que ceux-ci.

Il s’affirme contre l’impôt sur le revenu, puisqu’il s’agirait de faire payer les petits au lieu des « exploiteurs juifs ». Il critique en outre les catholiques sociaux pour leur « résignation », qui laisse l’ouvrier à son sort en l’inondant de bonnes paroles, l’encourageant à attendre l’autre monde pour connaître le bonheur.

Voilà pour les reproches aux uns et aux autres. Mais que propose Drumont pour atténuer le malheur des Français ? Voici la réponse :

« Imitons Saint-Louis et Colbert, mettons sous les verrous 300 individus juifs, catholiques ou protestants de naissance, mais qui se sont tous enrichis par le système juif, c’est-à-dire par des opérations financières. Forçons-les à nous restituer les milliards enlevés à la collectivité contre toute justice, puis convoquons une Chambre économique, une Chambre exclusivement composée de représentants du travail, et qui adoptera le régime qui lui semblera le mieux convenir aux intérêts de tous. Une fois qu’ils auront à leur disposition un capital suffisant pour que le produit de leur travail leur arrive directement, les ouvriers n’auront plus à se plaindre et je suis convaincu qu’ils s’organiseront de manière très pratique et très sensée. Aucune révolution violente n’ayant eu lieu, la période de transition sera très courte et on finira toujours par avoir une paire de bottes. »

Il affirmait aussi que les problèmes de la France pourraient être rapidement réglés si on confiait le pouvoir aux bonnes personnes :

« Quel malheur que les Antisémites ne puissent occuper le pouvoir pendant six mois seulement ! Avec les milliards repris aux voleurs de la Haute Banque, nous réorganiserions la vie sociale et tous les travailleurs, affranchis, libérés, heureux, béniraient notre œuvre… »

De façon plus réaliste il précise : « Ce que nous voulons : une Chambre économique pour rédiger le code du Travail et résoudre la question sociale, et une haute Chambre de justice pour faire rendre l’argent volé depuis cinquante ans. » et soutient qu’« Une Chambre de justice, soutenue par le concours du peuple tout entier, reconstituerait sur les bases nouvelles l’organisation du travail, et sans rien troubler que les voleurs, sans déranger le pays, on assurait la paix sociale pour de longues années. »

Drumont ne s’en prend pas à l’existence de l’argent, mais sa place sociale, et il écrit en 1899 : « L’argent a toujours été une force, mais aujourd’hui est la Force. »

Constatant le peu d’élan justicier de la France, il dit constater « Impuissance totale et résignation douce des honnêtes gens. Ils ont l’air d’être étrangers dans leur propre pays. » Contre qui ces gens ne songeraient même pas à se battre ? Contre la « ploutocratie juive ».

Le pamphlétaire ne voyait pas ses idées triompher sans grande catastrophe que l’on pourrait qualifier de régénératrice : « la débâcle définitive ne se produira, à mon avis, qu’à la suite d’une guerre ou d’un évènement imprévu. »

Quel bilan tirer de tout cela ? Comment classer le bonhomme Édouard Drumont ?

Si l’on suit le schéma de l’historien Marc Crapez, qui divise la gauche comme la droite en trois tendances distinctes (gauche libérale, gauche fraternitaire, gauche égalitaire, et droite libérale, droite conservatrice et droite réactionnaire) et qu’on l’applique à Drumont, on peut, c’est là notre analyse personnelle, considérer que ce dernier était sans nul doute un homme de la droite réactionnaire mâtiné d’un peu de gauche fraternitaire.

Ainsi, les convictions nettement cléricales, nationalistes et antisémites de l’homme ne doivent pas faire oublier son attachement à un idéal d’harmonie sociale de réconciliation entre une partie de la bourgeoisie et du peuple, et inconcevable sans garantie pour les humbles de bénéficier pleinement des fruits de leur travail.

Drumont sans être gauchiste ni entièrement passéiste, n’appartenait donc pas à la droite du Capital.

L’antisémite le plus célèbre de France a-t-il encore quelque chose à nous enseigner pour notre époque ? Chacun de nous aura sa réponse.

Méditons néanmoins sur une dernière sentence : « J’ai tort de noircir tant de pages pour écrire l’histoire psychologique de notre temps, cette histoire pourrait s’écrire en cinq mots : Ce siècle est effroyablement lâche ».

Le nôtre, au fond, le serait-il moins ?

Vincent Téma - 25/07/23.

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