Victoire ! Sans doute ce cri, poussé en grec, a dû retentir longtemps à Athènes un jour de 425, à l’annonce du succès que les Athéniens venaient de remporter contre leurs ennemis lacédémoniens à Pylos. Ce n’est pas tant une victoire qui commençait d’être célébrée, mais cette victoire. L’interprétation que propose Thucydide de cet « événement le plus inattendu de la guerre » (4.40.1) permet de saisir pourquoi la célébration allait être hors norme. « La fortune renversa si bien les rôles que l’on put voir les Athéniens combattre à terre, et qui plus est, sur une terre lacédémonienne, pour repousser des Lacédémoniens, les attaquant par mer, tandis que ces derniers s’efforçaient de débarquer sur leur propre sol, occupé par l’ennemi, et affrontaient du haut d’une flotte les soldats d’Athènes » (4.13). Au début de la guerre du Péloponnèse en 431, les Athéniens avaient opté pour une stratégie militaire très claire. Ils avaient suivi les conseils de Périclès. Ils ne devaient pas affronter les Lacédémoniens sur terre car la maîtrise du combat hoplitique – une infanterie forte de 40 000 hommes – de ces derniers permettait de penser qu’une victoire serait très difficile à obtenir, voire même impossible. Ils devaient donc se réfugier derrière leurs Longs Murs et mener la guerre uniquement sur mer. Ils pouvaient en outre compter sur le contrôle des routes commerciales, ce qui garantissait l’approvisionnement de la cité. En bref, ils devaient vivre comme s’ils étaient dans une île.
En 425, la guerre dure depuis sept ans, une durée loin d’être anodine pour le monde grec. Si l’ampleur des destructions de l’Attique ne doit pas être exagérée, il n’en demeure pas moins que les conséquences psychologiques ne doivent pas être minimisées. Dès 431, le sac d’Acharnes en Attique marque les esprits athéniens. Les devins prospèrent sur fond de peste et de ses peut-être 80 000 morts dont 18 000 soldats potentiels. En 425 donc, le roi lacédémonien Agis envahit de nouveau l’Attique. Les Athéniens eux décident d’envoyer une flotte en Sicile sous la direction du stratège Démosthène. Sur l’avis de celui-ci, les navires font escale sur la presqu’île de Pylos (actuelle Navarin).
Aux dires de Thucydide, seule la chance est à l’origine de cet arrêt, en l’occurrence une tempête. Son récit insiste tout au long de cet épisode sur le caractère fortuit des initiatives qui sont prises ensuite. Nous y reviendrons. Les Athéniens fortifient le site. Après six jours de tempête et la fortification ayant été achevée, la flotte repart et seul Démosthène et cinq trières restent sur place. Si les Spartiates ne se préoccupent pas d’abord de cette présence athénienne à une soixantaine de kilomètres de Sparte, l’achèvement de la fortification changea la donne. Agis interrompt sa campagne en Attique après quinze jours de présence seulement. Une flotte spartiate est envoyée vers Pylos et des Lacédémoniens marchent vers le site. La menace arrive donc, par terre et par mer. Bientôt la baie de Navarin est fermée, les Athéniens ne peuvent désormais plus entrer, ni sortir. L’affrontement tourne en faveur d’Athènes. La baie est sous contrôle athénien et quatre cent vingt hoplites sont pris au piège sur l’îlot de Sphactérie.
Sparte demande une trêve que les Athéniens lui accordent. En échange, ils livrent de manière temporaire les soixante trières qu’ils possédaient sur la zone mais ils peuvent ravitailler leurs hommes à Sphactérie. Des ambassadeurs lacédémoniens se rendent à Athènes pour négocier la paix. Lors des discussions, ils relativisent le succès militaire athénien, insistant sur la chance qui en est à l’origine. La trêve arrive à son terme sans qu’un accord ait été conclu. Les affrontements reprennent. Le temps passant, le découragement pointe dans les troupes athéniennes, d’autant que l’automne se rapproche, une saison bien moins favorable à l’entreprise athénienne dans la baie de Navarin. En outre, le blocus de Sphactérie est imparfait, des hilotes s’y rendant le plus souvent la nuit, en barque ou à la nage. Un débat s’engage à Athènes. Il oppose Cléon, partisan d’une action immédiate, à Nicias qui souhaite temporiser. Le premier moque l’attentisme des stratèges présents à Athènes et se targue de pouvoir prendre l’îlot en moins de vingt jours. Il est pris au mot.
Cléon ne demande pas de troupes supplémentaires hormis des troupes auxiliaires, légères donc, adaptées aux conditions du combat à venir. Il agit de concert avec Démosthène. Lorsqu’il arrive sur place, des Athéniens ont débarqué sur Sphactérie et un incendie est déclenché, sans doute par l’un d’entre eux. Ce sont désormais onze mille Athéniens qui affrontent quatre cent vingt hoplites spartiates, soit un milliers d’hommes en tout en ajoutant les serviteurs légèrement armés. Mais des milliers de Spartiates sont présents dans la baie. Le débarquement est un succès et les troupes légères athéniennes ont le dessus sur les hoplites spartiates, harcelés, qui ne peuvent les poursuivre. Les survivants se réfugient sur une hauteur, occupant un fortin aisément défendable. À la fin de la journée, après plusieurs assauts, les Athéniens ne parviennent pas à déloger leurs adversaires. Ce sont des troupes alliées qui parviennent à surprendre les Spartiates, en empruntant un chemin abrupt qui menait au fortin, un chemin qui semblait impraticable et qui n’était donc pas, pour cette raison, gardé. Les Spartiates sont donc désormais attaqués sur deux fronts. Bientôt, à la suite d’une trêve car les Athéniens souhaitent ramener leurs adversaires vivants à Athènes, ils votent la paix, après avoir consulté leurs concitoyens du continent. La victoire est totale après une campagne de soixante-douze jours. Victoire !
Si Démosthène continue de jouer un rôle important jusqu’à sa mort en Sicile, Cléon en tire à l’évidence un prestige très grand. Il faut le rappeler : la démocratie athénienne n’aime pas en général honorer l’un de ses citoyens car la victoire est celle de la cité, non d’un individu. Cette conception se forge lors des guerres médiques, en particulier après la bataille de Salamine. Celle-ci est racontée par Eschyle dans Les Perses, sans que jamais le nom d’un Athénien ne soit prononcé. Leur unité qui est mise en exergue, se manifeste dans un chant patriotique unanimement entonné : « Fils des Grecs, en avant ! Libérez la patrie, libérez enfants et femmes, et les maisons des dieux ancestraux et les tombes des anciens » (v. 402-404, trad. Gondicas et Judet de La Combe). Certes, Cimon fut grandement honoré après sa victoire à Eion en 476/5, trois hermès portant chacun une inscription mais sans nommer le vainqueur. Selon Plutarque, “ni Thémistocle, ni Miltiade n’en avaient obtenu de pareils » (Cimon, 8.1 (trad. CUF). C’était en effet exceptionnel.
Cléon fut exceptionnellement fêté et honoré. Il reçoit le privilège d’occuper une place d’honneur au théâtre (proédrie), il est nourri à vie au Prytanée aux frais de la cité. Cléon est le seul Athénien pour tout le Vème siècle à recevoir de telles distinctions. Au-delà du vainqueur, Athènes célèbre aussi sa victoire et en remercie les dieux. Une statue en bronze est érigée sur l’Acropole, peut-être même plusieurs. Les boucliers des vaincus sont exposés et consacrés dans le temple d’Athéna Nikê tout juste achevé selon l’hypothèse de Philippe Lafargue ; Athéna victorieuse, la bien nommée.
Était-ce pourtant une victoire ? Thucydide ne cesse de manière implicite d’interroger le statut de cet événement. Comme si rétrospectivement, il critiquait l’emballement des Athéniens qui suivit cette victoire militaire. À bien le lire en effet, ce succès est dû à la chance. Il ne dit rien de la puissance athénienne, ni de celle de l’ennemi lacédémonien. Au lieu de fêter leur victoire, et comme chacun sait, remporter une victoire ce n’est pas gagner la guerre !, les Athéniens auraient dû penser à la paix. Ils étaient en situation de force, donc en situation d’ouvrir des négociations qui pouvaient tourner à leur avantage. Telle est l’analyse de Thucydide. Elle est riche d’enseignement. Elle montre qu’un événement peut être interprété de manière différente, que sa saisie change avec le temps. Il faut donc réfléchir avant de fêter une victoire militaire qui peut-être annonce une lourde défaite. Peut-être faut-il surtout faire la fête, et réfléchir avant de faire la guerre !
Christophe Pébarthe · 20/12/2020
Maître de conférence HDR – Université Bordeaux Montaigne
Pour aller plus loin :
Ph. Lafargue, La bataille de Pylos. 425 av. J.-C. Athènes contre Sparte, Paris 2015 avec le compte rendu de l’ouvrage publié dans la Revue des Études Anciennes.
Sur Thucydide, voir le texte du calendrier de l’Avent 2019.
Citer cet article comme : Christophe Pébarthe, à propos de Fêter une victoire militaire : Athènes face à “l’événement le plus inattendu de la guerre”, in : Actualités des études anciennes, ISSN format électronique : 2492.864X, 20/12/2020, https://reainfo.hypotheses.org/22053.