Nous sommes dans le mitan des années 90. Revenant d’une assemblée communautaire de Terre & Peuple à Nancy, nous décidons de manière tout à fait imprévue de faire une halte à Verdun avant de remonter sur Paris. Après une bière vite bue dans la citadelle, nous décidons de nous rendre à Douaumont.
LA STUPEUR
A peine le véhicule garé, la joie et la bonne humeur qui régnaient entre nous quatre s’éteignent d’un coup lorsqu’abasourdies, nous nous retrouvons devant ces hectares de croix blanches ou reposent les nôtres. Chacun de nous fait silence et se réfugie dans un mutisme presque pesant. Devant nous se trouve le tombeau de la France paysanne et gauloise dont nous ne nous sommes jamais relevés. En silence, nous entrons dans l’Ossuaire, chacun regardant les plaques gravées de dizaines de milliers de noms. Sur l’une d’elles, j’y découvre les noms du père et de ses deux fils morts tous les trois le même jour…J’imagine le drame intime de cette famille de France, la Gendarmerie se rendant au domicile pour annoncer la terrible nouvelle à l’épouse et mère. Devant chaque nom, j’essaie d’imaginer leur mort : déchiqueté par une mine, enterré vivant sous un déluge d’obus, fauché par une balle lors d’un assaut, brulé par un lance-flammes, gazé lors d’une attaque à l’ypérite, embroché par une baïonnette ? Mon cœur se serre et l’émotion me gagne devant ce Grand suicide…
VERDUN, LE SYMBOLE
Paradoxalement, Verdun n’a pas été la bataille la plus meurtrière de cette immense boucherie que fut la Première Guerre mondiale. La Marne et la Somme furent plus dévoreuses de sang français. Mais Verdun est inscrite dans l’ADN de toutes les familles de France car par le principe dit du « tourniquet », à tour de rôle, quasiment toutes les unités ont été jetées dans la fournaise. De même, par sa durée (300 jours), la bataille a permis de magnifier la résistance dans la durée du soldat français au prix de 300000 tués, 400000 blessés (Français et Allemands confondus), un paysage labouré par 60 millions d’obus, des villages entiers rayés de la carte à l’exemple de Fleury devant Douaumont, pris et perdu à 17 reprises…On reste d’ailleurs confondu devant la puissance destructrice des moyens mis en œuvre de part et d’autre.
Longtemps porte de la France, Verdun en est devenu le cœur battant durant dix mois, la possession des crêtes à l’Est et au Nord étant vitale pour les Allemands, leur évitant un trop large contournement par l’Ouest. Et pourtant, pour l’Etat-major français, Verdun avant l’attaque du 21 février 1916 n’avait qu’un intérêt secondaire, le front y étant de fait largement dégarni. Ca n’est que vers la mi-décembre 1915 qu’on s’attend à une offensive. Personne ne sait vraiment au début ou l’attaque massive aura lieu. Belfort ? Amiens ? Reims ? Verdun ? Courant janvier 1916, les renseignements affluents, ce sera Verdun. On pense même que ce sera pour le 10 février. Mais la météo trop exécrable recule de quelques jours l’échéance.
LE BOIS DES CAURES
Le 21 février juste avant l’aube, 500 pièces d’artillerie de tous calibres déclenchent le trommelfeuer (feu roulant) et déchirent un ciel de neige. A 17h00, les premières vagues allemandes s’avancent lance-flammes en tête, pensant ne plus trouver grand monde après plus de 12h de bombardement intense. Dans leur trou de combat à moitié effondré, au milieu des cadavres de leurs camarades et des blessés qui hurlent, hagards, les 350 derniers Chasseurs du Colonel Driant, à un contre dix, le regard farouche, braquent leur fusil Lebel. « Les Boches ne passeront pas ! » Contre toute logique humaine, ils continueront à se battre au cours de deux jours d’apocalypse avant d’être relevés par la 31em Brigade d’Infanterie qui montera en ligne dans une tempête de neige effroyable.
Le Bois des Caures fut l’acte premier d’une longue litanie de souffrances et de flots de sang versés. D’autres noms résonnent encore, des lieux sur lesquels il faut aujourd’hui, après la fureur de 1916, se rendre en silence, comme lorsqu’on pénètre dans un lieu sacré : le ravin de la Mort, les forts de Vaux, de Souville et de Douaumont, le tunnel de Tavannes, la cote 304, le Mort Homme, le cote de Poivre, le Bois des Corbeaux, Cumières…
LES MOTS DU GENERAL
Dans la préface de l’ouvrage, il faut lire ces quelques mots du général Irastorza du SHD de Vincennes qui résument tout : « Mais là ou tant d’hommes sont littéralement engloutis corps et âme sous les gravats ou dans la boue, passés l’orage d’acier, les tempêtes de feu et de gaz méphitiques, il y a toujours et encore des survivants nerveusement et physiquement ébranlés par le bruit et les ondes de choc, torturés par la soif et parfois la faim, bouleversés par la mort traumatisante de leurs frères d’armes déchiquetés, pour se défendre, pied à pied, poitrine contre poitrine, dans ce qui n’est plus qu’un charnier lunaire et gluant, cette terre à jamais sanctifiée par tant de sang versé. A chaque relève, ils redescendent épuisés et marqués à jamais par ce qu’ils ont vu, subi, entendu et dû faire puis, à peine remis de leurs fatigues, remontent en ligne, là ou ailleurs, inlassablement. » Evoquer Verdun, c’est aussi se souvenir d’autres chaudrons dans lesquels nos grands-pères et arrières grands-pères ont tant soufferts : L’Argonne, le Chemin des Dames, Lorette, Vimy, la butte de Vauquois, le Linge, la Somme, l’Artois, les Eparges, la tranchée de Calonne, la Champagne, Charleroi, Dixmude, les Dardanelles…un long chemin de croix évoqué par des plumes aussi différentes mais aussi talentueuses que celles de Genevoix, Drieu, Junger, Barbusse, Dorgelès…
LE GRAND OUBLIE
Lors du centième anniversaire de la bataille en 2016, la France ne s’est pas grandie. Sans la mobilisation des associations d’anciens combattants et de quelques voix pour s’y opposer, l’Etat avait prévu un son et lumière animé par un rappeur faisant évoluer et danser des enfants au milieu des tombes ! Par ailleurs, pas une seule fois ne fut cité le nom du Maréchal Pétain pourtant organisateur en pleine tourmente de la défense de la place sur les deux rives de la Meuse puis vainqueur de la bataille. Nul besoin d’être un fanatique de la Révolution nationale de 1940-1944 pour estimer que l’Histoire lui a fait une infamie. Mort dans une cellule froide et humide en l’Ile de Ré en 1951, enterré dans le cimetière voisin ou sa tombe est profanée plusieurs fois par an, son seul souhait était de reposer à Douaumont au milieu de ses soldats. Est-ce beaucoup demander à la République ? Qu’on se le dise, dans un souci de justice, de réconciliation nationale et d’apaisement, un jour ou l’autre, Monsieur le Maréchal, vous viendrez à Douaumont !
SOUVENIRS QUI PASSENT
Se souvenir de nos morts est un devoir sacré, une forme de catéchisme de la patrie qui n’est autre que la terre et les morts évoqués par le grand Maurice Barrès. Les maitres d’école d’antan savaient encore emmener leurs élèves devant le monument aux morts du village tous les 11 novembre (aujourd’hui c’est au musée de l’immigration ou au Mémorial de la Shoah.) Mon père m’a souvent raconté que pour les punir, le maitre d’école du village envoyait les élèves turbulents recopier les noms gravés sur les quatre faces du monument aux morts, et il y figure du monde, beaucoup de monde…
L’Armée, du temps ou les hommes faisaient encore leur service militaire pouvait aussi contribuer à entretenir le culte. Je me souviens dès les premiers jours de mon incorporation avoir visité, sous la férule d’un officier, la salle d’honneur du régiment garnie de photos jaunies par le temps, de drapeaux glorieux aux couleurs passées, de fusils, de baïonnettes que nos Anciens appelaient « la Rosalie », d’objets divers…et de cette fourragère rouge de la Légion d’Honneur remise fièrement au Mont Sainte Odile après les « classes, » en souvenir des sacrifices et de l’héroïsme de nos Anciens qui ont vu le régiment totalement anéanti à deux reprises en 1914-1918 ( notamment à Verdun, en une seule nuit sur le Mort Homme et la cote 304, sur la rive gauche de la Meuse, ou il a perdu 1200 hommes en une seule nuit !)
Il faut emmener nos enfants devant les monuments aux morts de nos villages, dans les musées, leur faire visiter nos sanctuaires…Cet ouvrage magistral nous y incite. Il faut conserver et magnifier NOTRE mémoire.
E. Krampon