Dans le narratif occidental, l’Afghanistan a été pour l’Armée rouge ce que fut le Vietnam pour les troupes américaines. Mériadec Raffray, historien, journaliste et officier de réserve vient dans cet ouvrage passionnant remettre l’histoire à l’endroit et nous rappeler que les Soviétiques n’ont pas quitté le pays dans l’urgence comme les « boys » sur le toit de l’ambassade à Saigon le 30 avril 1975 mais après un repli pensé et organisé, que le régime qu’ils ont installé a encore duré près de dix ans et que par une remise en cause radicale de leur stratégie sur le terrain, la victoire était presque au bout du tunnel…Son retrait et son désengagement étant essentiellement dus à la déliquescence interne de l’URSS et à une période de détente initialisée par Gorbatchev, la guerre en Afghanistan étant pour lui comme pour De Gaulle en Algérie, le « caillou dans la godasse. »
OPERATION « PRAGUE »
Le 25 décembre 1979, les troupes soviétiques entrent sur le territoire afghan. Leur but ? Il est triple :
- Celui d’abord de rétablir l’ordre chez l’allié défaillant. Un traité d’amitié a été signé entre l’URSS et le pouvoir communiste afghan en décembre 1978 afin de protéger les gains de la « révolution d’avril », l’intégrité territoriale et l’indépendance nationale. Toutefois, en voulant imposer la révolution marxiste, une très large partie du pays se révolte, un soulèvement que n’arrive pas à mater l’armée nationale afghane.
- D’un point de vue géopolitique, rapprocher Moscou des mers chaudes, le vieux rêve des Tzars.
- Selon le sociologue et économiste Jacques Sapir, « empêcher l’américanisation de l’Afghanistan. »
Peut-on dire que les Soviétiques sont tombés dans un piège inévitable tendu par l’Occident ? C’est ce que laisse à penser Brzezinski, conseiller du président américain Jimmy Carter lorsqu’il écrit : « Nous n’avons pas poussé les Russes à intervenir mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu’ils le fassent. » D’ailleurs, on sait maintenant que depuis juillet 1979, la CIA intervenait clandestinement en fournissant une assistance aux opposants au régime pro-soviétique (faits confirmés par Robert Gates, ancien directeur de la CIA dans son ouvrage From the shadows.)
100000 hommes vont donc être entrainés dans un conflit qui ne devait pas excéder quelques mois et dans une guerre de guérilla pour laquelle ils n’ont pas été formés. Leur premier ennemi étant la géographie du pays (655000 km2 à l’intersection de l’Asie centrale, du monde indien et du Moyen-Orient) dont la moitié est composé d’une barrière de montagnes culminant entre 2200 mètres et 7700 mètres, avec des températures selon les latitudes oscillant entre -14 et +52 degrés ! Le tout, au milieu d’une peuple de 15 millions d’habitants composés d’une mosaïque d’une vingtaine d’ethnies et traversés par des courants religieux différents…
Dix ans d’une guerre qui va se dérouler en 3 phases.
1979-1980 : LA GUERRE CIVILE
Dès le début de leur engagement, les Soviétiques tiennent les plaines, les axes de communication et les grandes villes mais les montagnes leur échappent en quasi-totalité. D’autant que leur matériel lourd adapté à une guerre de blitzkrieg en plaine style théâtre Centre-Europe est totalement inadapté sur les pistes et les cols sinueux des montagnes afghanes. Face à l’Armée afghane défaillante, l’Armée rouge qui a pour consigne initiale de ne pas se mêler aux populations, ne pas être en première ligne dans les accrochages (juste en soutien à l’Armée afghane plus que « flottante ») se rend rapidement compte que c’est sur elle que le conflit va largement reposer et que 100000 hommes ne seront vraisemblablement pas suffisants pour tenir le pays. De fait, inévitablement, les troupes soviétiques sont vite considérées non pas comme des forces amies mais d’occupation, dont l’idéologie officielle est l’athéisme, ce qui heurte de plein fouet les divers courants musulmans afghans qui peu à peu s’unissent sous la bannière du djihad pour chasser l’infidèle…
Concrètement, l’Armée rouge se retranche dans de vastes camps à la périphérie des villes, coupée des populations et effectue des opérations de quadrillage traditionnelle sur le terrain (bouclage hermétique d’une vaste zone puis ratissage.) Les moudjahidines étant bien conscients qu’ils ne peuvent vaincre la puissance de feu soviétique en plaine n’ont pas d’autres choix que de se retrancher dans la guérilla contre laquelle les Russes ne savent pas lutter.
1981-1985 : INNOVATIONS ET ADAPTATIONS
A partir de 1981, l’Etat-major soviétique face à la menace d’enlisement et aux pertes repense totalement sa guerre en Afghanistan.
Stratégiquement, il redécoupe le territoire en 7 grandes zones chacune dirigées conjointement par un général soviétique, un général afghan et un haut fonctionnaire civile expérimenté. L’accent sera mis sur la pacification mais aussi le concept de regroupement des populations vidant des pans entiers du territoire considéré désormais comme zone interdite ou sera pratiquée la politique de la terre brulée. Une stratégie qui provoquera une quasi-hostilité des populations puisque 50% des écoles seront détruites, 60% des hôpitaux, 70% des coopératives agricoles…la rébellion ne devant plus évoluer comme un poisson dans l’eau au milieu des populations rassemblées. Une décision politico-militaire qui alimentera en hommes par ricochet les rangs des moudjahidines qui se gonflent (on parle de 150000 hommes, plus que l’Armée rouge…or pour écraser une rébellion, on estime que le rapport de force doit s’établir de 1 à 5…) Face à cette nouvelle donne, un chef comme le commandant Massoud, le seul à avoir sur le terrain une vision stratégique globale et géopolitique, réorganise lui aussi ses troupes. Fini le temps des grandes bandes armées facilement repérables par l’aviation, place à des petits commandos légers d’une trentaine d’hommes capables de frapper à 100km de leur base. « Frappe et fuie » pourrait être leur devise, entretenir une insécurité permanente chez l’ennemi sa mission psychologique première…
Tactiquement, si 40% des soviétiques occupent le terrain en étant stationnés et retranchés dans des postes disséminés sur tout le territoire, 60% portent désormais la guerre chez l’ennemi. Conseillés par des Vietnamiens, l’accent va être mis sur le recours aux petites unités de forces spéciales type Spetnaz ou issues des troupes aéroportées appuyées par des hélicoptères. Ce sera la grande époque des chefs de commandos russes (un peu à l’image des commandos de chasse en Algérie), professionnels, gonflés à bloc, motivés, spécialisés dans l’infiltration, les raids dans la profondeur, la destruction qui à leur tour sèmeront l’insécurité dans toutes les zones rebelles. Des chefs de commando qui disposeront d’une totale autonomie de décision dans l’exploitation d’un renseignement ainsi qu’un libre-choix quant aux modes d’intervention…En quelques années, cette tactique a fait que la rébellion a totalement perdu pied dans les villes, dans les plaines et se retrouva isolée dans les montagnes ou elle n’était même plus en sécurité totale ! Composant moins de 5% des effectifs, les forces spéciales russes réalisent 60% des bilans de l’Armée rouge !
En 1984 s’opère un autre tournant. Le matériel lourd inadapté et déficient est peu à peu remplacé par des blindés légers plus opérationnels en zone de montagne, le contingent d’appelés russes peu à peu démoralisés par une guerre de faible intensité mais qui dure diminue au profit de soldats professionnels. Enfin sont constitués des Groupement Mobiles Interarmes (infanterie-génie-artillerie-aviation) qui dans les accrochages fixent l’ennemi quand les troupes aguerries (forces spéciales, paras…) débordent par les crêtes et neutralisent les rebelles. Une tactique dite du « marteau-pilon » qui coute très chère en hommes aux moudjahidines…
1985-1989 : LE RETRAIT
La rébellion marque le pas et ne survit que par l’accentuation de l’aide internationale dont les principaux contributeurs sont dans l’ordre les USA, l’Arabie saoudite, la Chine, le Koweït et l’Egypte. Tout le matériel transitant par le Pakistan qui attribue 73% de ces aides aux mouvements afghans les plus fondamentalistes !
La livraison des missiles Stinger oblige l’Armée rouge, notamment dans sa composante aérienne à revoir ses missions mais contrairement à la légende, ne modifie en rien le déroulé du conflit. Ces quatre dernières années ne voient plus de grandes opérations. Le désengagement devient quasi inévitable, non pas parce que sur le terrain les moudjahidines l’ont emporté (on en est très loin) mais tout bonnement parce que l’économie russe est exsangue (la course à la guerre aux étoiles lancée par Ronald Reagan aux Etats-Unis a fini de ruiner les finances soviétiques) et le poids financier de cette guerre devient globalement insupportable. Enfin, une politique de détente amorcée par Gorbatchev et qui doit être couronnée par une conférence à Genève oblige l’ours soviétique à revoir de fond en comble sa géopolitique mondiale si elle veut rester un partenaire incontournable sur l’échiquier des grandes puissances.
Certes, l’intervention russe actuelle en Ukraine n’a rien à voir avec le conflit en Afghanistan. Néanmoins, ce conflit qui a duré dix ans a été le creuset dans lequel ont été repensées de fond en comble la stratégie et la tactique d’une machine très lourde comme le fut l’Armée soviétique, un outil peaufiné durant le terrible conflit en Tchétchénie. Toutefois, quand on observe la manière de progresser des troupes russes aujourd’hui aux portes de Marioupol, Kharkov et Kiev, la part prise par l’infiltration des forces spéciales (y compris en civil), on comprend vite que l’armée de Vladimir Poutine sait faire comme personne les retours d’expériences quel que soient les terrains sur lesquels elle est amenée à évoluer…
E. KRAMPON