En juin 2000, Jean Haudry fut l’un des intervenants du colloque organisé à Renac ayant pour titre « Mythes et réalités des Celtes ». L’invitation du professeur Haudry suscita une polémique dans le minuscule cénacle marxiste de l’intelligentsia bretonne, relayé par une campagne de presse de dénigrement.
Un des intervenants exigea l’annulation de l’invitation de l’éminent spécialiste des Indo-européens. N’ayant pas obtenu satisfaction, il se décommanda et fit pression, sans succès, sur les autres intervenants du colloque pour qu’ils boycottent ce rendez-vous. Jean Haudry était « infréquentable » ! Cette navrante histoire est révélatrice d’un état d’esprit sectaire et non d’une démarche savante où la sagesse prime la passion, où le débat s’impose au monologue. Si j’évoque cela, c’est afin de souligner le courage intellectuel qu’il a fallu à Jean Haudry pour supporter pendant trente ans les injures, les menaces et les pressions indignes de l’intelligence. Je tairai le nom du diffamateur dont j’apprécie cependant les travaux médiévistes, lequel s’était plié aux oukazes des « bien-pensants » sans doute pour ne pas être perturbé dans ses fonctions dans une université de l’Ouest. Il me plaît cependant de rappeler que les autres intervenants (Jean-Claude Lozac’hmeur, Philippe Jouët, Joseph Monard, Albert Poulain, Alain Le Goff et moi-même) refusèrent de se coucher, ce qui leur valut eux-aussi un séjour au purgatoire de la pensée dominante. Finalement, les absents à ce colloque eurent tort puisque la salle fut comble, que les échanges furent féconds et la publication des actes du colloque remporta un vif succès.
« Mythes celtiques et Tradition indo-européenne », l’intervention de Jean Haudry fut pertinente et magistrale. Le professeur à l’université de Lyon III et directeur d’études à l’école pratique des hautes études, rappela que les données relatives au panthéon et à la mythologie des Celtes étaient et demeurent énigmatiques. Non seulement les données les plus anciennes, qui se réduisent à des documents figurés, accompagnés d’un théonyme dans le meilleur des cas, mais même les abondantes données d’époque ultérieure, irlandaises, galloises, bretonnes, n’ont guère de parallèles dans les mythologies du monde-indo-européen. Même soigneusement élaborées et détaillées par les spécialistes, les données celtiques apportent au comparatiste souvent plus de questions que de réponses. Pour tenter d’y voir plus clair, le chercheur doit diversifier ses grilles d’interprétation. La voie préconisée par Jean Haudry était celle d’une diversification chronologique des reconstructions tant pour la culture que pour la langue. C’est ainsi qu’il distinguait, en remontant le cours du temps, une période proto-historique, celle de la société qu’il qualifiait d’héroïque ; une période préhistorique moyenne, celle de la société des « quatre cercles et des trois fonctions » ; une période préhistorique beaucoup plus reculée. A chacune de ces périodes, Jean Haudry faisait correspondre des conceptions caractéristiques des modes de vie des populations.
Le professeur Haudry préconisait de recourir au comparatisme indo-européen pour l’interprétation de la mythologie celtique, et ce en dépit de l’insuccès relatif d’une lecture trifonctionnelle du panthéon celtique. L’échec d’un comparatisme rigoureux dans le domaine celtique contraste avec les succès dans la comparaison entre les domaines indo-iranien, latin et germanique. Jean Haudry avait identifié plusieurs raisons à cela. L’une était que la tradition indo-européenne ne se réduisait pas aux trois fonctions. Une autre raison tenait à la difficulté propre à la matière celtique du point de vue du contenu. Jean Haudry disait ainsi qu’elle était « fondamentalement et intentionnellement énigmatique ».
Face aux données celtiques anciennes, Jean Haudry se trouvait dans une position opposée à celle de l’indianiste face au Véda. Tandis que le Véda offre un discours religieux fait de mantras (hymnes), de brâhmana (commentaires), d’âranyaka et d’upanishad (spéculations) dans lesquels s’insère la mythologie, le celtique ancien présente au contraire une mythologie séparée du discours religieux et de la rituélie avant la christianisation.
Afin de décrypter et donc de rassembler les pièces éparses du puzzle celtique, Jean Haudry préconisait un travail philologique préalable à toute interprétation et à toute comparaison. Cependant, le caractère énigmatique du domaine celtique persiste. Et c’est là que l’exégèse intervient. Philippe Jouët, qui participait au colloque de Renac, l’a particulièrement illustrée dans ses ouvrages. Jean Haudry expliquait que les « difficultés » rencontrées dans une lecture trifonctionnelle du panthéon celtique ne devaient pas interdire une interprétation dynamique. Je le cite : « Il en va pour la tradition comme pour la langue, sa reconstruction doit être dynamique et non statique. Elle ne doit pas viser à un tableau synchronique, mais à une histoire ou plutôt une préhistoire, à une chronologie relative des différentes couches qui la composent ».
La question essentielle posée par Jean Haudry était de savoir si l’on disposait de moyens permettant sinon de dater les reconstructions de phonèmes au moins d’en établir une chronologie relative. Cet éminent spécialiste répondait par l’affirmative. Il avait lors du colloque de Renac, et dans ses publications, démontré que la chronologie des reconstructions concernait l’essence du système indo-européen.
L’apport méthodologique de Jean Haudry, est fondamental dans la recherche et dans l’étude d’une civilisation, à savoir de la langue, de la culture et des institutions. Cette « paléontologie linguistique » autorise en effet la reconstruction des réalités à partir de leurs désignations. N’est-ce pas là le sens des mots, des images, des fonctions ? Il me vient à l’esprit une association symbolique propre à illustrer le travail de Jean Haudry : « le feu dans l’eau » ou « le feu des eaux », énigme présente dans les récits mythologiques irlandais et gallois, mais aussi dans l’hagiographie bretonne. Le mythe, la légende et le récit littéraire ont chacun utilisé cette image dont la traduction serait celle d’un rite lustral, associé au schème des Jumeaux divins (ciel diurne et ciel nocturne) et de l’Aurore. Voilà qui conduit le lecteur de Jean Haudry à une religion cosmique.
Dans sa longue et foisonnante carrière, Jean Haudry a, à sa manière, traversé la ténèbre hivernale pour nous apporter une lumière et nous ramener la belle saison. C’est la fonction originelle du héros. Tel était Jean Haudry, un brillant savant, qui m’a honoré de ses conseils et d’une foncière gentillesse. Car le savant n’était nullement pédant et répondait présent à qui l’interrogeait. J’ai enfin le plaisir de penser que les censeurs de l’an 2000 ont définitivement perdu la partie puisque les deux derniers ouvrages de Jean Haudry ont été publiés en 2023 par un éditeur breton Yoran Embanner : « Sur les pas des Indo-Européens » et « Lexique de la tradition indo-européenne ».
Bernard Rio
Il est celtisant, et ethnographe spécialiste de la géographie sacrée de l'Europe
Source : Terre & Peuple Magazine N°97 – septembre 2023.