Cette divinité gauloise présente pour la Suisse un intérêt particulier. En effet, elle fut vénérée dans ce pays, l'ancienne ville de Tarnaia (aujourd'hui Massongex, en Valais) lui était consacrée.
Le rapprochement Taranis-Sucellus a déjà été fait à la fin du siècle dernier, mais sans rencontrer beaucoup d'échos. Les études de Cerquand ne sont plus d'actualité et les remarques de Gaidoz, par exemple à propos des marteaux votifs d'Uriage, sont aujourd'hui vieillies [1]. Le rapprochement entre Taranis, Thor et Jupiter semble avoir déjà été fait en 1678 par Scheffer [2].
P. Lambrechts a repris cette étude et, utilisant à fond sa thèse universaliste, assimile Taranis au dieu à la roue, au dieu du soleil, du tonnerre, de la guerre, à Sucellus, Dispater, Hercule et Jupiter. C'est trop; la critique de cette méthode a déjà été faite par G. Dumézil et nous n'y reviendrons pas [3]. Plusieurs de ces assimilations sont toutefois séduisantes, et doivent être examinées.
Par les scholies de Berne à la Pharsale de Lucain [4], nous savons que Taranis, aussi cruel que la Diane des Scythes, était l'équivalent de Dispater et qu'on lui sacrifiait en brûlant des hommes enfermés dans un arbre creux. Taranis est aussi assimilé à Jupiter, maître des guerriers et des dieux; on lui aurait consacré des têtes, coutume gauloise qui paraît bien attestée. Le rapprochement Taranis Jupiter est confirmé par deux inscriptions, provenant l'une de Chester (Angleterre), l'autre de Scardona (Dalmatie) [5].
Si l'on admet l'équation Taranis = Jupiter [6], il faudrait écarter l'identification de Taranis à Sucellus/Silvain. En effet, l'autel de Nîmes est dédié à Jupiter et à Silvain [7], l'équivalent de Sucellus en Narbonnaise. Le devant de ce monument comporte un foudre, commun aux deux divinités, un maillet pour Silvain-Sucellus et une roue pour Jupiter. Les faces latérales explicitent encore cette différence. A droite on a sculpté un foudre et une roue ; à gauche, un maillet, un pot et une serpe [8]. De même à Vernègues [9] sur deux faces d'un autel on voit un arbre stylisé; sur la troisième, une roue à six rais; et sur la quatrième, un maillet. Nous pensons que ces deux monuments sont bien consacrés au dieu de la foudre, ou plutôt au dieu de la foudre diurne et au dieu de la foudre nocturne. Il s'agirait alors de l'équivalent du Volcanus diurne et du Summanus nocturne. Nous savons qu'à Rome la roue était consacrée à Summanus nocturne et à Dius Fidius, de même qu'au Jupiter Sancius ombrien. Mais du fait qu'à Rome la roue était associée à la foudre nocturne, peut-on déduire qu'il en était de même en Gaule et que le dieu à la roue n'est autre que Taranis ? Nous débouchons ici sur un problème ardu, celui de la signification du cercle. Pour J. de Vries, qui assimile le dieu à la roue à Jupiter, la roue est avant tout un symbole solaire [10]. En revanche, Riemschneider, avec des arguments valables, fait de la roue et de l'anneau un symbole du monde infernal [11]. M. Eliade admet la signification chthonienne des monuments circulaires mais reste sur la réserve, ce qui nous paraît, en l'état actuel de la question, la seule attitude possible [12]. Pour Rome, la question est claire. Le cercle correspond à la foudre nocturne et peut-être, par extension, au sexe féminin (yoni) [13]. Il est significatif que le flamen dialis qui, plus que tout autre flamine, soulignait ses rapports avec l'élément igné, portait un anneau creux et interrompu en un endroit, comme les torques gaulois [14].
S'il est clair que Taranis est un dieu du tonnerre (bénéfique ou redoutable, nous l'ignorons), nous ne pouvons l'identifier au dieu à la roue. Ce point est d'ailleurs secondaire dans le cadre de notre étude. En revanche, son assimilation à Dispater est importante [15]. En effet, César affirme que les Gaulois prétendent descendre de cette divinité [16]. Linckenheld conclut son article sur Sucellus et Nantosvelta en affirmant que Sucellus est Dispater, le dieu de la vie et de la mort, le père de la race celtique [17]. Nous nous rallions à la plupart des constatations de cet auteur et notamment à celle-ci. Nous regrettons toutefois qu'il n'ait pas pris position au sujet de Taranis.
Si nous nous reportons à Rome, nous constatons que la notion d’indiges s'applique à plusieurs divinités ou héros: Jupiter, Sol, Enée et Anchise [18]. Or Dispater, ce maître du monde infernal, que Grenier a déjà rapproché de Sucellus et de Silvain [19] est en Gaule ce d’indiges est à Rome. Pourquoi l'épithète de Dispater ne serait-elle pas appliquée en Gaule à plusieurs divinités ? Ne pourrait-on pas aussi concevoir Taranis comme un aspect de Sucellus ? Il serait le dieu de la foudre (diurne ?) et Dispater, alors que Sucellus remplirait des fonctions plus étendues. Les similitudes partielles que présentent en Grèce plusieurs divinités, Zeus et Poséidon, Apollon et Hermès, signifient uniquement que des fonctions identiques ont été attribuées dès la période historique à des entités bien distinctes, mais qui ont pu antérieurement se confondre ou coexister en divers dieux. Les récits mythologiques irlandais illustrent encore mieux ce phénomène. Pour en revenir à Taranis, dont nous ne possédons pas de représentation certaine, et au Sucellus suisse, au sujet duquel les textes sont muets, point n'est besoin de les identifier, même en admettant que l'un et l'autre ont pu être considérés par les Gaulois comme le père de la race. En effet, un des caractères de Taranis ne s'applique pas à Sucellus : son aspect militaire. Taranis ferait penser plutôt à Mars pater qu'à Volcanus.
En conclusion, il faut pour Taranis mettre en évidence sa « fusion » avec Jupiter car tous deux sont des dieux du tonnerre et des « pères de la race ». Quant au caractère cruel de Taranis, aux sacrifices qui lui étaient offerts, à son rôle de dieu des guerriers, rien de cela ne s'applique à ce que nous savons de Sucellus. Pour expliquer Sucellus, Taranis nous est de peu de secours dans l'état actuel du problème.
Raymond Christinger
Notes :
[1] C. F. CERQUAND, Mémoires de l'Académie de Vaucluse 1880 et Taranis et Thor, Revue celtique, t. VI, pp. 417 à 456. H. GAIDOZ, Taranis, Revue celtique, t. VI, pp. 457 à 459.
[2] SCHEFFER, op. cit., pp. 67-68, écrit que le dieu lapon Tiermes est identique au dieu suédois Thor, ou le Tonnerre, au latin Jupiter et à « Tarami ou Tarani ». Ce dieu Tiermes s'appelle aussi Aijke, ce qui signifie « l'aïeul » ou « l'ancêtre ». Citant Samuel Rheen, Scheffer précise que Tarani est scythe et que le dieu Tiermes-Thor des Lapons chasse les démons grâce à des flèches tirées au moyen de l'arc-en-ciel nommé Aijekedauge, c'est-à-dire « l'arc de l'aïeul ». Le dieu possède aussi un marteau, pour fracasser les têtes des démons ; cette arme se nomme Aijekevetchera, « le marteau de l'ancêtre ». Vetchera est le vajra sanscrit, qui a donné en finnois vasara et en mordve vizir. C'est l'arme d'Indra et du Mithra avestique. Cf. G. DUMEZIL, Mitra-Varuna, Paris 1948, p. 138. Aijeke devrait peut-être être rapproché du dieu estonien de Forage, Aike ou Pikker, qui produit le tonnerre en traversant des ponts de fer sur un char aux roues de bronze; KREUTZWALD, chez A. H. KRAPPE, La genèse des mythes, Paris 1938, p. 168. L'appellation « Aijeke » était encore connue, à la fin du Moyen Age, par les Lapons qui désignaient un grand père par agja, et le petit père par adschiegads.
[3] P. LAMBRECHTS, op. cit. ; G. DUMEZIL, Naissance de Rome, op. cit., pp. 28 sq.
[4] Luc., Pharsale I, 446.
[5] CIL. VII, 168 et CIL. III, 2804. On peut éventuellement citer, comme dérivant de Taranis, le dieu dit Tarnaiae, aujourd'hui Massongex, en Valais.
[6] Cf. par exemple P. M. DUVAL, Observations sur les dieux de la Gaule, op. cit., t. CXLV, pp. 11-12.
[7] ESPER. 6849, Iovi et Silvano.
[8] ESPER. 6849.
[9] ESPER. 1691.
[10] J. DE VRIES, op. cit., pp. 34 sq., 63 sq.
[11] M. RIEMSCHNEIDER, op. cit., pp. 46 sq.
[12] M. ELIADE, Traité, op. cit., p. 320. '
[13] A l'apex qui surmontait la coiffe du flamme correspondait la couronne, l'arculum ou le surculus, de la flaminique, fait d'un rameau de grenadier portant du fruit. Le voile de la flaminique rappelait la foudre selon FESTUS s. v. Flammeum.
[14] AUL. GELL. X, 15.
[15] Cf. USENER, M. Annaei Lucani Commenta Bernensia, Leipzig 1869, p. 32.
[16] CES., De bello Gall. VI, 18, 1: « Galli se omnes ab Dite patre prognatos praedicant idque at druidibus proditum dicunt. »
[17] E. LINCKENHELD, op. cit., p. 92.
[18] Références chez C. KOCH, Gestirnverehrung im alten Italien, op. cit., p. 77.
[19] VARRON L. L. V, 66. A. GRENIER, op. cit., pp. 66 et 176. Le culte de Dispater et de Prosperine se célébrait la nuit, sur un autel souterrain, dans un lieu nommé Tarentum ou Terentum.
Sources : Mythologie de la suisse ancienne – Raymond Christinger - Librairie de l’université Georg, Genève, 1965.