Les jeux sont faits aux États-Unis. Donald Trump a gagné haut la main. Ce n’était pas évident, beaucoup craignaient une victoire à l’arraché de l’un ou l’autre grand candidat, ce qui aurait pu augurer d’une période de troubles dans un pays très fracturé où Démocrates et Républicains se méprisent et se haïssent réciproquement. Or ce n’a pas été le cas selon les tendances actuelles (on sait qu’il faudra plusieurs jours ou semaines pour avoir les résultats définitifs). Donald Trump a raflé largement le vote populaire et une nette majorité des grands électeurs (le vote à l’élection présidentielle américaine est indirecte : le peuple vote par état pour des grands électeurs selon le principe que celui qui arrive en tête prend tous les grands électeurs, ce qui peut aboutir à des discordances entre le vote populaire à l’échelle du pays et l’orientation des grands électeurs). Plus de 68 millions de voix pour Harris, presque 73 pour Trump, 226 grands électeurs pour Harris, 312 pour Trump.
La messe est dite et Kamala Harris a reconnu sa défaite. On a beaucoup parlé des fraudes, et il y en a eu : fraudes au vote par correspondance, fraudes aux machines à voter et votes de non citoyens organisés par l’interdiction, dans certains états de contrôler les pièces d’identité, mais l’ampleur du vote pour Trump était telle que les fraudes n’ont pas pu compenser. Cerise sur le gâteau, les Républicains trumpistes contrôlent 27 états sur 51, 211 Représentants contre 199 aux Démocrates et 53 sénateurs contre 45 aux Démocrates1. Trump aura donc les coudées franches pour gouverner, sachant, en outre, que la majorité des juges de la Cour Suprême lui est favorable. Ceux qui espéraient des troubles civiques après une courte victoire de Donald Trump vont devoir remiser leurs espoirs ou s’attendre à une nouvelle et plus sévère déconvenue.
Il faut s’interroger, surtout lorsqu’on est citoyen d’un état vassal des États-Unis, comme c’est notre cas, sur ce que peut signifier une victoire aussi nette et ce qu’elle peut annoncer.
La victoire de Trump est d’abord une success story à l’américaine. L’actrice franco-américaine Béatrice Rosen a dit chez Omerta « Trump, c’est Rocky »2 et effectivement cette réélection triomphale ressemble à l’un de ces films américains où le héros subit mille avanies et chute avant de revenir et de gagner sans appel. On peut se moquer de Donald Trump et de son style, mais cette victoire signe avant tout le triomphe d’un homme au caractère indomptable qui ne s’est pas laissé abattre par sa défaite de 2020, a méthodiquement construit sa revanche et a, en outre, montré un courage remarquable lors de la tentative d’assassinat dont il a réchappé par miracle le 13 juillet 2024.
Au-delà de l’indiscutable victoire d’un homme qui prouve ainsi qu’il est exceptionnel, c’est aussi la victoire d’un groupe oligarchique sur un autre qui s’était accaparé ce qu’il est convenu d’appeler « l’État Profond ». Nous l’avions analysé en décembre 2020 sur ce site3. Répétons-le brièvement dans la perspective d’aujourd’hui.
Derrière Kamala Harris se trouvait une oligarchie financière globaliste d’orientation malthusienne et adepte de la dépopulation. C’est celle des Gates, des Soros, des Rockefeller qui, via l’instrument de Davos et quelques autres, agite l’idéologie du réchauffement anthropique et la terreur sanitaire pour contrôler le monde et réduire sa population. C’est une oligarchie déterritorialisée, qui fonctionne selon le principe d’un archipel mondial (paradis fiscaux, zones de résidences privilégiées, centres financiers, centres de contrôle de bases de données, amas d’entreprises high tech etc.). Adepte aussi du néo-libéralisme depuis les années Reagan, elle a délibérément sacrifié le centre américain au profit d’une visée globale sur le monde. Les classes populaires américaines, les classes moyennes en ont payé le prix fort en termes de paupérisation, dégradation du niveau d’éducation, effondrement de la condition sanitaire et soumission à la pression d’une immigration débridée pour ne parler que des éléments les plus marquants.
A l’inverse, Trump est le représentant d’une oligarchie territorialisée (lui-même est un magnat de l’immobilier (et on ne peut faire plus territorialisé que l’immobilier) qui a toujours perçu les États-Unis comme devant rester un centre de puissance, ce qui supposait un jeu gagnant – gagnant avec l’ensemble de la population. On notera qu’avec Elon Musk, cet ensemble oligarchique a reçu le soutien d’un courant transhumaniste hypermoderne de la high tech qui ne voit pas la nécessité du malthusianisme et de la dépopulation et pourrait même s’entendre avec la majorité de la population sur des éléments de conservatisme moral. America first ou Make America Great Again, ont été les slogans de la campagne de Donald Trump et indiquent bien la préoccupation de restituer au centre américain la priorité des préoccupations gouvernementale. L’alliance de Trump avec Robert Kennedy Jr montre aussi que le souci d’une population en bonne santé physique et éducative revient sur le devant de la scène.
C’est ce courant oligarchique, que l’on peut appeler « patriote » qui l’a emporté sur le courant globaliste et les néoconservateurs qui l’inspiraient en politique étrangère.
Comme le courant globaliste et néoconservateur contrôle l’Empire américain, en particulier l’Europe, par le biais de classes dirigeantes compradores, sa défaite nette dans le cœur impérial aura nécessairement des répercussions importantes.
Certain disent qu’avec Trump, c’est la Nation américaine qui l’a emporté sur l’Empire américain. Ils s’appuient sur une historiographie qui tend à montrer que les Empires sacrifient souvent leur nation originelle pour s’étendre et que tout mouvement de réaction visant à redonner à la nation originelle une priorité dans les choix politiques ou économiques doit s’accompagner d’une déconstruction de l’Empire. Dans le cas américain, cela nous semble peu probable. Même incarnée par Trump, la nation américaine va rester une nation messianique, ça fait partie de son bagage constitutif, et d’une manière ou d’une autre le messianisme impose l’expansion. Mais il est vrai que les élites qui prennent le pouvoir avec Trump et ses alliés ont décidé de recentrer les choses sur le cœur étatsunien en le soignant, en revenant sur la politique d’abandon pour reconstruire une puissance plus saine, sans le primat de la finance et l’idéologie woke. Sans doute ce chantier herculéen va-t-il amener une pause dans les ingérences américaines de ces dernières décennies. Nous ne sommes plus au sortir de la Seconde Guerre Mondiale quand les États-Unis étaient au summum de leur puissance économique, financière, militaire, intellectuelle, culturelle et capable de façonner la plus grande partie du monde. Les États-Unis d’aujourd’hui sont très malades4. Ce qui a été détruit depuis quarante ans sera long à reconstruire et le monde ne s’arrêtera pas. Le tourniquet de la puissance est en train de tourner inexorablement. Il est possible que Donald Trump et ses équipes, même s’ils ne le souhaitent pas, même s’ils feront tout pour redonner à l’Empire américain une allure saine et bienfaisante, il est possible qu’ils soient malgré tout obligés de présider à la normalisation de l’Amérique, à l’abandon de la Destinée Manifeste pour devenir une nation, puissante certes, mais ordinaire. Mais ce sera un choix par défaut, contraint par les circonstances dont nul ne sait sur quoi il pourra déboucher pour une Amérique qui n’a aucune idée de ce que cela peut signifier de devenir une nation normale.
Par ailleurs, des analystes, critiques à l’égard de la mondialisation pilotée par l’oligarchie globaliste mais très confiants dans les possibilités d’une Amérique rapidement regonflée par le trumpisme, envisagent l’action prochaine de l’administration Trump comme s’il lui suffisait de parler pour être écoutée et résoudre les problèmes du monde. D’ailleurs Trump lui-même a souvent dit, par exemple, qu’il résoudrait la guerre en Ukraine en 24 h 00, en véritable deus ex machina. Comme si les protagonistes, et en particulier la Russie, n’attendaient que lui, et donc l’Amérique, pour sortir d’une impasse où, pauvres benêts, ils se seraient fourvoyés d’eux-mêmes. On a vu fuiter dans la presse américaine des propositions émanant de J.D. Vance, vice-président élu, qui proposeraient un scénario à la coréenne, avec gel du conflit sur la ligne de front, création d’une zone tampon et interdiction faite à l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN pendant 20 ou 30 ans. Le tout sans règlement définitif de la question ukrainienne ni de la sécurité en Europe et donc avec la garantie de rejouer le film à plus ou moins brève échéance. Il n’est pas sûr que la Russie, en pleine dynamique de victoire, soit tentée par un tel scénario s’il s’avère que ce soit bien lui auquel pense la nouvelle Amérique.
Ce dossier et plusieurs autres, tant intérieurs qu’extérieurs, va nous permettre bientôt d’apprécier les véritables marges de manœuvre et les vraies capacités d’imagination de cette future nouvelle administration. Mais il est conseillé de ne pas trop s’illusionner : les pesanteurs des situations réelles sont très lourdes. Afficher la volonté d’un leader charismatique est une chose, mais reconstruire un système de santé, un système éducatif, une vraie production industrielle et retisser des liens de confiance géostratégiques va demander du temps et de gros efforts. Donald Trump et ses équipes auront-ils ce temps ? Pourront-ils inverser la lourde tendance du déclin américain ? Le temps politique américain est très court : s’il n’y a pas de résultats tangibles d’ici les « midterms », dans deux ans, il se pourrait bien que la foule électorale se montre versatile.
Une question à se poser également est la suivante : un éventuel relèvement américain serait-il bon pour les pays européens et le reste du monde ?
Comme nous l’avons dit, le sentiment d’une élection, d’une place à part sur la scène mondiale est constitutif des États-Unis. La tentation messianique n’est jamais loin et une Amérique revigorée pourrait être tentée d’y revenir en de relancer sa politique de chaos. Aucun pays du monde, instruit par l’expérience, n’a intérêt aujourd’hui à une Amérique en bonne santé, sauf à avoir la garantie que ce pays a renoncé à être la nouvelle Jérusalem. Il faut donc être circonspect quant aux projets de la future administration Trump, à supposer qu’elle ait les moyens de les réaliser.
La seule chose intéressante aujourd’hui, c’est la déstabilisation que le large succès de Donald Trump va immanquablement avoir sur les classes dirigeantes européennes. Depuis de nombreuses années maintenant, celles-ci, par corruption financière, choix idéologique ou les deux à la fois, ont choisi de démolir la souveraineté et les bases de prospérité et de puissance économiques de leurs pays au bénéfice de « l’état profond » américain, c’est – dire les cercles globalistes de la gauche libérale et les cercles néoconservateurs de la droite impérialiste. Elles vont se trouver pour la première fois face à un président « jacksonien » à la fois conservateur sur le plan des mœurs et patriote mettant au premier plan les intérêts du pays et de sa population et plus les intérêts transnationaux de la seule oligarchie financière. Cette même oligarchie financière qui est devenue symbiotique avec les classes dirigeantes européennes.
On perçoit déjà un certain affolement au sein de l’organisation « Union Européenne ». Classe politique, classe médiatique, milieux du divertissement et dirigeants financiers et économiques sont tétanisés à l’idée de voir leur maître changer de nature. Emmanuel Macron, figure emblématique de classes politiques européennes dégénérées et compradores, ressort l’idée d’une « souveraineté européenne » et d’une « Europe puissance » pour prendre le relai d’une Amérique en retrait, notamment dans le conflit géopolitique et géoculturel que l’organisation « Union Européenne » a poussé contre la Russie.
Ça pourrait être à la fois tragique et drôle à observer. Tragique, parce que en cas de dérapage guerrier, ce sont les gens ordinaires qui vont payer l’addition du sang, comme toujours. Drôle parce que l’addition des faiblesses ne constitue pas une force.
Les pays de l’organisation « Union Européenne » sont des tigres de papier. Les statistiques économiques restent impressionnantes, quoiqu’en baisse constante, mais la réalité, c’est un continent qui cumule des facteurs de faiblesse, en particulier sur la démographie, l’énergie et l’industrie, trois éléments fondamentaux s’il s’agit de mener ou soutenir une guerre. On ne les détaillera pas ici mais la responsabilité de ces faiblesses dans ces trois domaines incombe totalement aux dirigeants tout à la fois immatures, fanatiques et compradores qui se succèdent depuis des décennies. La victoire de Trump les rend nerveux. Eux-mêmes imitation des Démocrates américains qui ont payé la déconnexion avec les classes populaires, ils doivent bien sentir que les mêmes causes peuvent produire les mêmes rejets. Quelle que soit la qualité intrinsèque des mouvements populistes en Europe5, leur montée semble inexorable. Aucune classe dirigeante n’est à l’abri d’un « moment Trump ». Et si elles doivent se retrouver seules à gérer le fardeau ukrainien et le conflit avec la Russie, elles vont regretter amèrement d’avoir méthodiquement affaibli leurs états pour complaire aux Globalistes bientôt hors-jeu à Washington, du moins si Trump et ses équipes tiennent leurs promesses.
Les mois qui viennent risquent d’être intéressants à vivre à défaut d’être agréables.
Jean-Patrick Arteault (12 novembre 2024) - Terre & Peuple
Notes :
- Chiffres au 9 novembre 2024, sous réserve de comptage définitif.
- https://youtu.be/wgz1rBvkqsA?si=bbVPXHTfVSyyULde
- http://www.terreetpeuple.com/reflexions-de-jp-arteault/3190-les-enjeux-caches-de-l-election-presidentielle-americaine.html
- On renverra ici au lumineux ouvrage d’Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Gallimard, 2024.
- On notera, par exemple, que la populiste italienne Meloni semble plutôt à l’aise avec les dirigeants globalistes de l’Union Européenne et que le Rassemblement National français a beaucoup de mal à se démarquer des positions macroniennes.