Citation Alexandre Soljenitsyne
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Règlement de comptes à Colombes (vidéo)
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Août 1936 : le siège de l’Alcazar de Tolède.
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L'été 1936 voit exploser toutes les haines accumulées en Espagne depuis plusieurs années. Le 18 juillet, le général Franco a lancé depuis le Maroc un appel à l'insurrection nationale contre le gouvernement de Madrid. Sur tout le territoire, les officiers nationalistes ralliés au pronunciamiento s'efforcent de se substituer aux autorités républicaines en s'appuyant sur une partie de l'armée, sur la Guardia civil et sur les militants carlistes ou phalangistes. Le mouvement échoue à Madrid, à Barcelone, à Valence et à Malaga ; mais Mola et ses « requêtes » réussissent à prendre le contrôle de Pampelune, de Burgos et de la Vieille Castille. Au sud de la péninsule, Queipo de Llano a pu faire occuper Séville grâce à un coup de bluff monumental, alors que l'armée d'Afrique franchit le détroit de Gibraltar. Quelques semaines plus tard, la prise de Badajoz permet aux forces nationalistes du Nord et du Sud de réaliser leur jonction. Pour Franco, promu de fait chef du soulèvement après la mort accidentelle du général Sanjurjo, il faut maintenant marcher sur Madrid, dont la prise signifiera la victoire des insurgés ; mais avant de songer à la capitale, une autre mission attend les soldats de Yagüe et de Varela : ils doivent aller délivrer les défenseurs de l'Alcazar de Tolède, qui soutiennent depuis deux mois un siège qui demeurera l'épisode sans doute le plus célèbre de la guerre civile espagnole.
Quand le soulèvement nationaliste a éclaté, les officiers qui adhéraient au mouvement se sont mis sous les ordres du colonel Moscardo, commandant l'Ecole des cadets, l'un des principaux sanctuaires de la tradition militaire espagnole. Ce dernier va ainsi pouvoir disposer de six cents gardes civils, qui se refusent à reconnaître l'autorité du gouvernement de Madrid. Contrairement à ce que rapporte la légende qui a entouré par la suite la résistance de l'Alcazar, les jeunes élèves officiers n'y ont pris qu'une part insignifiante, pour la bonne raison qu'ils étaient presque tous en vacances dans leurs familles à ce moment de l'été. Seuls huit cadets se rallieront au mouvement. En quelques heures, le colonel Moscardo et le lieutenant-colonel Romero Basar, qui commande les gardes civils, ont pris le contrôle de l'ancienne capitale de l'Espagne ; mais il faut rapidement compter avec la réaction du gouvernement de Madrid.
Dans les souterrains de la citadelle
Celui-ci n'entend pas abandonner la ville aux insurgés, mais la pagaille et l'incohérence qui règnent dans le camp républicain durant les premiers jours de la guerre civile vont favoriser la tâche de ces derniers. Le 19 juillet, le général Riquelme demande la reddition du colonel Moscardo, mais, au même moment, le ministère de la Guerre, qui n'est sans doute pas au courant de la situation à Tolède, lui ordonne de se faire livrer le million de cartouches et les armes qui se trouvent à l'arsenal de la ville... pour les faire parvenir à Madrid. C'est une aubaine pour les insurgés, qui vont récupérer un armement impressionnant en se gardant bien de le remettre aux représentants du gouvernement républicain. La lutte est maintenant ouverte et gagne en intensité au fil des heures. Des miliciens venus de la capitale viennent renforcer les troupes loyalistes, obligeant les insurgés à chercher refuge dans l'Alcazar à partir du 22 juillet.
De nombreux sympathisants ont rejoint les gardes civils par crainte des représailles et ce sont parfois des familles entières qui sont venues s'abriter derrière les murs de la puissante forteresse. Près de deux mille personnes, dont un millier de combattants, vont ainsi devoir soutenir un siège qui durera plus de deux mois. L'espace disponible est considérable, d'autant plus qu'au début les insurgés occupent tous les bâtiments qui entourent la célèbre citadelle, notamment le gouvernement militaire au long duquel s'étend un passage voûté, l'écurie n° 4, qui sera le théâtre de très violents combats.
Durant les premiers jours on se préoccupa surtout d'assurer l'intendance ; il fallait pouvoir nourrir, durant une période qui s'annonçait assez longue, près de deux mille personnes, dont de nombreuses femmes et des enfants ; les vivres risquaient de manquer rapidement. Ayant appris qu'un magasin proche de l'Alcazar disposait de réserves non négligeables, ce qu'ignoraient apparemment les assiégeants, le colonel Moscardo mit sur pied des expéditions nocturnes qui permirent d'accumuler plusieurs centaines de sacs de blé dans les souterrains de la citadelle : de quoi tenir plusieurs semaines. Le rationnement de la nourriture fut établi dès le cinquième jour, mais ce n'est qu'au cours du mois de septembre que les assiégés commencèrent à souffrir de la faim. Les réserves d'eau étaient considérables et ne posaient pas de problème. Le handicap principal résidait dans l'isolement par rapport au monde extérieur. L'Espagne était en éruption, partout la guerre civile faisait rage, et les insurgés de Tolède, sans liaison radio, au début tout du moins, ne savaient rien de l'évolution de la situation au moment où les troupes de Yagüe marchaient vers Badajoz et où les carlistes de Mola triomphaient à Irun et à San Sébastian. On imagine l'angoisse de ces hommes et de ces femmes complètement coupés des autres forces nationalistes et dans l'incapacité totale de savoir s'ils avaient une chance de sortir vivants de la citadelle...
« Adieu, mon petit, je t'embrasse très fort »
Le 24 juillet, le colonel Moscardo reçoit un appel téléphonique du chef des miliciens de Tolède, les communications continuant à fonctionner entre l'Alcazar et la ville. Il apprend que son fils Luis a été arrêté et reçoit de son interlocuteur l'ultimatum de se rendre dans les dix minutes, faute de quoi l'otage sera exécuté. Le colonel ne veut rien entendre. C'est à ce moment que se place le dialogue demeuré fameux. Le chef milicien donne l'appareil au jeune Luis :
«Allô, papa!
— Qu'est-ce qu'il y a, mon petit ?
— Rien, papa ; ils disent qu'ils me fusilleront si tu ne te rends pas. »
Le colonel répète alors au geôlier du garçon que l'honneur militaire lui interdit d'envisager une reddition et demande à parler une dernière fois à son fils :
«Je crois qu'ils n'hésiteront pas à te fusiller.
— Ils ne me feront rien. Que dois-je faire, moi ?
— Recommande ton âme à Dieu. Aie une pensée pour l'Espagne et une autre pour le Christ-Roi. ,
— Je ferai les deux. Je t'embrasse très fort, papa.
— Adieu, mon petit, je t'embrasse très fort. »
Le 12 août, l'épouse du colonel Moscardo était arrêtée à son tour avec son plus jeune fils, Carmelo. Ils rejoignirent Luis en prison ; deux jours plus tard ce dernier fut exécuté, près de la synagogue du Transito, l'endroit de Tolède où l'on fusillait tous ceux qui étaient suspectés de sympathie pour le mouvement franquiste. La mère et le jeune frère de la victime seront délivrés par les troupes nationalistes lors de la libération de la ville dans les derniers jours de septembre.
Durant tout ce temps, la lutte pour l'Alcazar s'est intensifiée. Près de huit mille hommes ont été amenés à Tolède par le gouvernement républicain pour tenter de venir à bout de la résistance des assiégés. Après plusieurs jours d'isolement, ceux-ci, à force d'ingéniosité, ont réussi à remettre en état un poste radio, qui leur permet d'entrer en contact avec le Portugal, une liaison précieuse grâce à laquelle ils vont pouvoir suivre l'avance des troupes nationalistes, qui annonce la proximité de leur délivrance. Les conditions de vie deviennent difficiles : femmes, enfants et vieillards ont été mis à l'abri dans les souterrains ; le service médical et chirurgical, assuré par trois médecins militaires, dispose de moyens dérisoires et il sera rapidement impossible de réaliser des anesthésies pour opérer les blessés, dont certains devront être amputés dans les pires conditions. L'électricité est coupée et la lumière est fournie par de misérables lampes qui utilisent la graisse des chevaux, dont la viande vient régulièrement améliorer l'ordinaire, au début du siège tout du moins.
Le dévouement d'un pâtissier français
Pour entretenir le moral, le commandant Martinez Simancas rédige un petit journal intitulé L'Alcazar, qui informe les assiégés sur le déroulement des combats et leur permet de prendre connaissance de la situation générale dans l'ensemble du pays... quand la radio a réussi à capter les nouvelles de Lisbonne. La bonne humeur ne perd pas ses droits et il arrive même que les voûtes austères de la citadelle portent l'écho de quelque chant populaire, accompagné d'accents de guitare, certains soirs où la pression de l'ennemi se relâche quelque peu. Le millier de combattants disponibles n'est pas de trop pour assurer la défense, et les tours de garde sont longs et épuisants. A l'extérieur, les combattants rouges s'exercent à l'action psychologique ; ils encouragent les assiégés à se rendre en leur promettant la vie sauve, sans succès... La nuit, de puissants projecteurs interdisent maintenant toute sortie destinée à la récupération du ravitaillement ; il faudra survivre avec ce qui se trouve déjà dans la forteresse. Dans les tout derniers jours de juillet, l'un des assiégés réussit à gagner régulièrement l'extérieur pour rapporter de la farine. Il s'agit d'un Français, Isidore Clamagiraud (sa mère est espagnole), un pâtissier. Du 29 juillet au 8 août, il pourra mener à bien ses sorties nocturnes, mais il sera finalement pris par les miliciens et promis au poteau d'exécution. (La chance voudra que le consul de France, de passage à Tolède, puisse récupérer le pâtissier Isidore au moment où ses geôliers l'emmènent vers la synagogue du Transite pour le fusiller.) La résistance acharnée de l'Alcazar commençait à exaspérer les autorités de Madrid ; dans toute l'Europe, l'acharnement des assiégés suscitait une admiration incontestable, amplifiée par le fait que les défenseurs étaient présentés par les journalistes comme des « cadets », c'est-à-dire de jeunes élèves officiers. Le 14 août, Badajoz est tombé et l'espoir commence à renaître derrière les murailles de la citadelle. Les bombardements de l'aviation et, surtout, de l'artillerie républicaine, redoublent d'intensité, sans entamer sérieusement le moral des assiégés.
« Tenez à tout prix »
Le 22 août, un avion venu des lignes nationalistes lance au-dessus de la forteresse un message du général Franco ainsi rédigé : « Du commandant de l'armée d'Afrique et du Nord. Aux braves défenseurs de l'Alcazar. Nous connaissons votre héroïque résistance et nous sommes en train de vous apporter la plus grande aide possible. Nous nous hâtons vers vous. En attendant, tenez à tout prix. Nous vous envoyons quelques secours. Vive l'Espagne ! » Les quelques boîtes de sucre et de chocolat qui ont été larguées représentent bien peu de chose, mais les défenseurs savent maintenant que les armées nationalistes songent à venir les délivrer. Le 30 août, on peut penser que l'issue est désormais proche. L'Alcazar, le journal des assiégés, annonce que les rouges ont été battus à Calzada de Oropesa par la colonne du général Yagüe, le vainqueur de Badajoz. Le 3 septembre, les nationalistes sont à Talavera de la Reina après avoir franchi trois cents kilomètres en deux semaines.
Les jours suivants, des aviateurs nationalistes survolent l'Alcazar et lancent de nouveaux messages. Le général Mola annonce qu'il s'approche de l'Escurial ; les jeunes filles de Burgos adressent une lettre aux « cadets », arrivée elle aussi par la voie des airs, où elles disent toute leur admiration.
Dans le camp républicain, on souhaite en finir le plus rapidement possible : la chute de l'Alcazar constituerait un choc psychologique susceptible de faire oublier la perte de Talavera, que le gouvernement de Madrid se refuse encore à annoncer. Le 8 septembre, le commandant Barcelo, qui dirige les opérations à Tolède, adresse un nouvel ultimatum aux assiégés, leur promettant la vie sauve s'ils acceptent de se rendre. Quelques heures plus tard, il demande au colonel Moscardo de recevoir le commandant Rojo, officier républicain qui fut instructeur à l'Alcazar et qui est respecté par les deux camps. Après deux heures de pourparlers dans la matinée du 9, le commandant redescend de la citadelle sans avoir rien obtenu. Les bombardements d'artillerie redoublent et les autorités de Madrid envoient de nouveaux renforts, alors que les avant-gardes nationalistes sont maintenant à vingt kilomètres de Tolède.
Le 11 septembre, les assiégeants consentent à autoriser la venue d'un prêtre, le chanoine de la cathédrale de Madrid, Enrique Vasquez Camarasa. On observe de part et d'autre un cessez-le-feu qui durera trois heures. Vers midi, le prêtre quitte l'Alcazar. Il ne peut que rendre compte de la détermination des nationalistes de tenir jusqu'au bout. Il a administré les sacrements aux grands blessés et aux mourants, mais il a aussi donné l'absolution à tous les défenseurs, dit la messe, donné la communion et baptisé un nouveau-né...
Un drapeau rouge sur Charles Quint
Les républicains, qui ont l'intention de faire sauter la forteresse, souhaitent une évacuation des femmes et des enfants. Le père Camarasa l'a fait savoir mais n'a obtenu qu'une réponse négative. Le soir du même jour, le commandant Rojo vient de nouveau parlementer et ce sont les femmes elles-mêmes qui lui signifient leur refus de quitter la forteresse, malgré les promesses de vie sauve qui leur sont faites. Une tentative supplémentaire de L’ambassadeur du Chili, qui s'engage à prendre sous sa protection femmes et enfants, n'obtient pas plus de succès. Moscardo ne reconnaît que le gouvernement nationaliste de Burgos et demeure méfiant, sachant par expérience ce dont sont capables ses adversaires. Alors que la colonne Yagüe se renforce, les républicains vont tenter d'emporter la décision en faisant sauter l'Alcazar. Des mineurs asturiens ont amené du matériel qui leur a permis de creuser des galeries dans lesquelles sont accumulées des quantités impressionnantes de dynamite. Les assiégés peuvent repérer au bruit l'emplacement des fourneaux de mines, et les secteurs menacés sont évacués à temps. La population civile de Tolède est invitée à se retirer à quelques kilomètres de la ville et, le 18 septembre à 7 heures du matin, un mineur allume la mèche qui va déclencher l'explosion. Celle-ci est formidable, la tour du sud-ouest éclate littéralement. Dans les minutes qui suivent, les miliciens déclenchent l'assaut, certains que leurs adversaires sont écrasés sous les gravats. Déjà le drapeau rouge flotte sur la statue de Charles Quint quand les défenseurs, jaillissant littéralement des ruines, viennent repousser au corps à corps les assaillants, dont la surprise est totale. La lutte va durer presque toute la journée, impitoyable, une lutte à mort entre deux Espagnes dont la coexistence est impossible. Vers 17 heures, les rouges doivent se replier avec de lourdes pertes. Alors que le combat faisait rage, à 8 heures du matin, une heure après l'explosion, la femme d'un sous-officier de la Garde civile a mis au monde une petite fille.
Soixante-huit jours de siège
La dynamite n'ayant pu venir à bout de l'Alcazar, le général Asensio, qui commande les forces républicaines, décide de l'incendier à l'essence. N'hésitant pas à faire le sacrifice de leur vie, plusieurs défenseurs se précipitent comme des démons sur les pompiers qui déroulent leurs tuyaux pour inonder d'essence l'hôpital de Santa Cruz, voisin de la citadelle. L'incendie allumé un peu plus tard va rendre l'atmosphère difficilement respirable, mais la pluie en limitera les effets. Au nord et à l'ouest de la ville, les flammes et la fumée servent de points de repère aux forces nationalistes. Le 21 septembre, les tirs d'artillerie font s'écrouler la dernière tour du bâtiment qui tenait encore debout. Dans la partie souterraine de l'édifice où les insurgés s'apprêtent à livrer le dernier combat, l'eau commence à se faire rare et le nombre des blessés augmente.
Le 24 septembre, les nationalistes sont à seize kilomètres de la ville et prennent leurs dispositions pour l'assaut. Le 25, les gouvernementaux font sauter la dernière des mines placées par les mineurs asturiens. Dans le champ de ruines qui fut naguère l'Alcazar, l'attaque des rouges est de nouveau repoussée. Le 26 septembre, le général Varela, qui commande l'avant-garde des forces de Yagüe, est aux portes de la ville et les gouvernementaux doivent relâcher la pression qu'ils exerçaient sur la citadelle. La bataille décisive aura lieu dans la journée du 27. Les miliciens opposent une belle défense aux regulares marocains et aux légionnaires du Tercio, qui finissent par avoir raison de leur résistance. Près de mille gouvernementaux sont tués et quand tombe le soir, les survivants s'enfuient en désordre. A 21 heures, les assiégés de l'Alcazar sont libérés. Dans les souterrains où il était réfugié avec sa mère, l'un des nouveau-nés du siège reçoit le prénom de Ramon Alcazar Restituto. Le lendemain matin, le colonel Moscardo reçoit solennellement le général Varela et lui présente la horde de fantômes héroïques dont il est le chef. Après soixante-huit jours d'un siège terrible, marqué par des combats très durs et par des, privations insupportables, il déclare à celui qui commande les libérateurs de Tolède la célèbre phrase : Sin novedad en el Alcazar, mi général (« Rien à signaler à l'Alcazar, mon général »)...
Jacques Hartmann
Sources : Histoire Magazine N°20 – 1981.
PAGANISME ET RUSTICITÉ : un gros problème, une étude de mots.
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- Catégorie : PAGANISME
Les étapes de la diffusion du christianisme à travers le monde romain sont restées imprécises ; l'attitude des diverses classes sociales, des différents peuples de l'Empire nous est souvent inconnue. Une opinion généralement accréditée voit dans l'emploi du terme paganus, pour désigner les non-chrétiens, la preuve d'une plus grande résistance à l'Évangile dans les milieux ruraux. Une opposition Ville-Campagne se profilerait ainsi au cours des quatre premiers siècles de l'expansion chrétienne ; la nouvelle doctrine aurait profité d'antagonismes écologiques indépendants des structures politiques et sociales : agglomérations urbaines d'une part, riches et pauvres fraternellement unis en Christ ; monde des champs et des bois d'autre part, grands propriétaires, colons et esclaves, restés fidèles à la religion romaine et au culte impérial. Le fait ne semble pas impossible ; citadins et ruraux ont fréquemment des intérêts opposés, des conceptions morales différentes et la mobilité des foules urbaines, leur émotivité, contrastent partout avec la stabilité, le conservatisme des villages et des hameaux.
Cette identification du paganisme primitif avec la rusticité a cependant été maintes fois combattue ; l'emploi de paganus, qui est en définitive la clef du problème, fut alors expliqué d'une façon ingénieuse, mais peu convaincante. L'examen des faits historiques, joint à quelques considérations philologiques, m'a conduit sur le chemin du doute et finalement offert une explication.
Le meilleur défenseur de la théorie classique, M. Zeiller (1), a reconnu que le paganisme était encore très vivace dans les villes, notamment parmi l'aristocratie, aux IVe et Ve siècles ; nous avons également des preuves nombreuses de christianisations rurales précoces, voire, dans certaines régions, antérieures à l'évangélisation urbaine. J'ajouterai, à l'appui, des faits bien connus. En Gaule, par exemple, les chrétiens semblent avoir évité les villes closes, pour se grouper, à Clermont, Tours, Paris et Sens, dans un faubourg hors les murs, souvent appelé vicus christianorum.
A Rome même, l'existence très ancienne de basiliques suburbaines n'est pas toujours la conséquence de la dévotion à la tombe d'un martyr, dans le quartier des cimetières ; elles perpétuent souvent le souvenir d'assemblées à demi clandestines dans la maison de simples particuliers — dont le nom a servi plus tard à titrer abusivement les églises édifiées sur cet emplacement (2). Au début du IVe siècle seulement, dans bien des cas, les capitales des civitates ouvrirent leurs portes aux chrétiens ; cette conquête fut non pas la première étape, mais bien la dernière, sur le chemin de la victoire. C'est ainsi qu'à Paris la cathédrale quitta le vicus, pour venir s'établir intra muros, seulement lorsque les dieux antiques eurent été chassés de l'île sainte et que l'Autel des Nautes eut été abattu.
Les ruraux, sans doute, restèrent longtemps enclins à pratiquer des coutumes païennes ou plutôt à mêler à leur christianisme des cultes et des superstitions locales que saint Martin n'a pas toujours réussi à extirper totalement, puisque nous les constatons encore aujourd'hui (3). Les philosophes (4) épicuriens ou stoïciens opposèrent en tout cas une résistance bien plus acharnée aux prédicateurs de l'Évangile ; l'accueil reçu par saint Paul à l'Aréopage fut si peu chaleureux qu'Isidore de Séville et Cassiodore verraient là l'origine de paganus. L'aristocratie ne mit guère un plus grand enthousiasme à adopter une religion égalitaire rompant avec les traditions romaines. N'oublions pas enfin que les premiers emplois certains de paganus au sens religieux de non-chrétien, datent au plus tard du milieu du IVe siècle, alors qu'il est encore difficile de parler d'un Empire chrétien, que les chefs de l'État ont une politique religieuse hésitante, et que le paganisme n'est nullement relégué au fond des campagnes (5).
Les néophytes se recrutent d'abord parmi les humbles et les déshérités. L'Islam a converti aux Indes les parias, les sans-castes rejetés par l’Hindouisme, mais l'aristocratie des brahmanes ne s'est pas laissé entamer ; les missionnaires catholiques en Chine s'adressent plus efficacement aux coolies qu'aux mandarins ; en Palestine, les petites gens des villes et des champs fournirent au Christ ses premiers disciples, tandis que les Pharisiens et les Sadducéens, issus des milieux bourgeois et nobiliaires, le faisaient condamner. Si nous cherchons en Gaule un climat vraiment favorable à l'Évangile, quittons les cités, et, sans aller dans les hameaux perdus au fond des bois, arrêtons-nous au bord des routes, dans les vici, parmi les artisans, les boutiquiers et les colporteurs, à Nanterre, à Charenton, à Corbeil, à Ermont, à Saint-Denis ; les témoignages écrits et les légendes concernant les premiers temps du christianisme y sont plus nombreux qu'à Paris et souvent d'une date antérieure.
Peut-on, dans ces conditions, opposer à la fin du IIIe siècle le chrétien urbain au païen rural? Encore faudrait-il savoir si les antagonismes entre la population des cités et les habitants des districts voisins pouvaient justifier un pareil divorce cultuel? La campagne n'était d'ailleurs pas, à cette époque, le domaine exclusif d'une paysannerie ignorante et attardée ; les riches propriétaires, les seniores, résidaient dans leurs villae, et les cités, fréquemment troublées par les guerres et les révolutions, n'avaient pas une supériorité culturelle et intellectuelle, inconnue même sous le Haut-Empire (6).
Pendant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne, un autre terme, gentilis, désignait couramment les adeptes des cultes païens. Il qualifiait également, depuis longtemps, les peuples étrangers à la loi de Moïse. Non-chrétien, mais aussi et d'abord non-juif, gentilis n'est d'ailleurs que la simple traduction de l'hébreu goy (7).(…)
(…) La signification de paganus, avant sa confiscation par le vocabulaire religieux, doit nous apporter la solution, nous permettre d'écarter définitivement les autres explications, et de prouver qu'il faut voir là « un terme synonyme de gentilis ». M. Piganiol semble avoir été le premier, en 1947 (8), à formuler cette idée ; il m'est agréable de la développer ici, dans l'espoir que cette étude clôturera le débat qui depuis le XVIe siècle divise les historiens.
Que paganus soit un dérivé de pagus, voilà qui n'a plus besoin d'être démontré. Mais le sens exact de pagus a peut-être été négligé ?
Étymologiquement, pagus désigne la borne fichée en terre, de pangere (9), enfoncer (Praemiaque ingeniis pagos et compila circum — Thesidae posuere (Vg. G2, 382). — Le mot signifie ensuite le territoire délimité par les bornes, le district ; ce n'est donc nullement par définition une circonscription rurale ; un pagus n'est rural que lorsqu'il est celui d'un vicus, d'une bourgade, mais dans ce cas il s'applique à des champs, à des prés et à des bois, exploités certes, mais précisément par la population du vicus et par conséquent inhabités.
Ce pagus sans pagani, ce pagus de vicus, est d'ailleurs plus rare que le pagus désignant habituellement le territoire d'une fraction de civitas, de gens, de natio. Les exemples les plus connus concernent la Gaule, dont les nombreux peuples, civitates, étaient subdivisés en plusieurs pagi (Parisii, pagus Senonum, les Parisii, fraction des Sénons, etc.) — II est évident que dans ce cas les divers pagi de la civitas renferment non seulement les champs, mais aussi les bourgades et les villes et que l'un d'entre eux contient forcément la plus grande agglomération, le caput civitatis. Département, arrondissement ou canton, le pagus ne renferme aucunement la notion de rusticité et les pagani peuvent être aussi bien urbains que campagnards, habiter les vici routiers (10) ou les villae agricoles. Aujourd'hui même, les noms de nos départements peuvent s'opposer parfois à d'autres toponymes, indiquant leur centre urbain : Paris et la Seine, Toulouse et la Haute-Garonne, etc..., il n'empêche que Paris et Toulouse sont parties intégrantes de la Seine et de la Haute-Garonne. Civitas et gens, plus encore que natio, furent néanmoins exclusivement employés, au début de l'Empire, pour désigner les peuples et les nations diverses, à l'intérieur comme à l'extérieur de l’orbis romanus. Malgré leur étymologie différente (11), les deux termes sont pratiquement interchangeables : Apud Aeduos, civitas opulentior — Augustodunum, caput gentis (Aeduorum), écrit Tacite (Annales, III, 43).
Au Bas-Empire, civitas se restreint au sens de caput civitatis, de «cité», pour des raisons controversées, mais sans doute plus simples que celles qu'on invoque généralement. Ne dit-on pas, en effet, couramment, le canton pour le chef-lieu de canton, le département pour le chef-lieu du département, etc... et n'avons-nous pas des exemples fréquents de la partie prise pour le tout ? A la même époque, gens continue d'être utilisé dans son acception large et courante de peuple, tribu, nation, gent, avec toutefois une nuance morale et humaine qui lui fait qualifier davantage des ensembles ethniques considérés sous leur aspect intellectuel ou éthique, plutôt que des nations au sens actuel du mot : des peuples au milieu de leur territoire national. Gentilis reste plus près encore du sens initial, et qualifie généralement les individus de bonne naissance, les « gentilshommes ».
La place était donc libre pour l'emploi d'un nouveau terme ; c'est alors que pagus fait son apparition partout où, jadis, civitas et gens étaient seuls usités.
Dans la région de Paris, par exemple, bien avant la création des pagi du haut moyen âge qui perpétuèrent, mais en les fractionnant, le territoire des civitates gallo-romaines, pagus est employé concurremment avec civitas et dans un sens identique. Le pagus parisiacus coïncide exactement avec la civitas Parisiorum et non avec le seul Parisis ; il comprend également ce qui sera plus tard Brie et Hurepoix. Butionem, in pago parisiaco (666), dit la Vie de saint Wandrille. Il s'agit de Buisson, près de Marcoussis, dans le futur pagus herupensis ; d'autres exemples, nombreux, peuvent être trouvés à Rueil, Douvres, Bussy et Draveil qui n'appartinrent jamais au Parisis.
L'abandon général de civitas au profit de pagus, au début du moyen âge, ne doit d'ailleurs pas être expliqué par la disparition du territoire des civitates, fractionnées en divers pagi, car dans bien des cas ce fractionnement n'eut pas lieu et la civitas dans sa totalité devint un pagus ; cet abandon consacre seulement un fait linguistique et l'apparition du mot « cité », au sens médiéval puis moderne. Cependant que gens et civitas étaient peu à peu vidées de leur contenu sémantique au profit de pagus, en langage profane, une évolution parallèle du vocabulaire religieux remplaçait gentilis par paganus. La chose semble claire, l'odeur de la glèbe n'est pas plus familière aux pagani de saint Augustin qu'aux gentiles de saint Jérôme ; ils ont hérité les uns comme les autres des conceptions polythéistes que les Prophètes d'Israël combattaient chez les goyim de Canaan.
A l'époque romane, pagus est lui-même évincé par son adjectif substantivé pagensis qui avait d'abord occupé la place rendue libre par la spécialisation religieuse de paganus. L'interchangeabilité des suffixes -ensis et -anus est un nouvel argument en notre faveur, puisque pagensis prolonge simplement pagus avec l'intégralité de sa large utilisation.
Pagensis survit en français, en provençal (12), en italien et en espagnol sous les formes pays, pais, paese et pais qui n'ont jamais contenu la moindre trace de rusticité. En français, comme dans les autres langues latines, pays est un terme très imprécis qui peut désigner un territoire national (la France, notre pays) — plus souvent une petite région historique, héritière d'un pagus médiéval (pays chartrain, pays messin) (13) — parfois même, dans le langage familier, d'humbles villages ; il s'agit dans ce cas du centre habité plutôt que du ban communal : aller au pays, le pays est loin de la gare, etc... Dans ces derniers exemples, pays est la traduction exacte de vicus et s'est vidé complètement du sens original qui faisait, au début de la latinité, opposer parfois le pagus à son vicus, le ban au pays. Toutefois le sens le plus usuel est bien d'indiquer un lieu quelconque, habité ou désert, ville ou hameau avec des nuances infinies dont la plus connue fera de pays le lieu de naissance, la petite patrie : moun pais, Toulouso. Mais enfin, dira-t-on, pays contient pourtant une notion de rusticité, puisque son dérivé, paysan, est pratiquement synonyme de cultivateur, de terrien : c'est bien là en effet le cœur du débat et le grand argument de l'explication classique. Or, sous ses diverses formes, paisenc, paisant, paisan, qui apparaissent dès le XIIe siècle, paysan signifie simplement « habitant du pays » ; Littré cite des exemples qui vont du XVIe au XIXe siècle où paysannerie et paysanterie ont la même acception. Deux nuances peuvent être devinées :
Le paysan est opposé au noble, il personnifie le Tiers-État en face des ordres privilégiés, comme dans la Rome primitive plebs et patricii. Veut-on des exemples? «N'avait au pays si os, ne bachelier, ne paisant, qui osast au jaiant combattre» (Brut) — Pourquoi voult estre un paisant à un noble homme ressemblant? » (É. Deschamps). — Le paysan est également opposé à l'étranger : « A la longue, n'est nulle des grandes (nations) dont le pays à la fin ne demeure aux paisans » (Commynes).
Il nous faut donc traduire, dans les deux premiers exemples, par « homme du peuple », tandis que « national » ou « indigène » correspond au dernier passage.
Rus, rusticus et urbs, urbanus peuvent bien indiquer parfois une opposition ville-campagne ; la latinité s'est attachée davantage à, préciser le vocabulaire caractérisant les contrastes sociaux et politiques, qu'à définir la limite mouvante séparant le monde urbain du monde rural (14).
Le vilain, villanus, qui habite le grand domaine rural, la villa, est sans doute un terrien, mais surtout un homme du commun, soumis au senior, au dominus de la villa. Colonus, servus ou litus, opposés à ingenuilis, seigneur et vilain, serf et franc, voilà ce qui intéresse chacun, au cours du premier millénaire de notre ère. Bourgeois ne désigne pas tous les habitants du bourg, seulement son aristocratie commerçante et artisanale ; le citain n'est plus le citoyen, ce n'est pas davantage le citadin, la cité n'est que la ville soumise à l'autorité de l'évêque. De même on distinguera ceux des bocages et ceux des plaines, et au village, laboureurs, vignerons, bordiers, brassiers, encore aujourd'hui, parce que ces nuances correspondent à une réalité économique ou sociale. Notre mot « campagne », plus picard que français, était d'abord l'étendue sans arbres, nue comme le campus où les soldats de Rome préparaient la conquête du monde ! La meilleure preuve de la désaffection des peuples anciens et médiévaux à l'égard d'un problème essentiellement contemporain est obtenue par le rapprochement de tous ces termes d'une même famille sémantique et qui désignent aujourd'hui des réalités différentes : vicus et villa, village et ville (15).
Le paganus, l'homme du pays, l'homme du peuple, l'indigène, devait obligatoirement être oublié lorsque les chrétiens eurent adopté le mot pour remplacer gentilis et pour traduire un hébraïsme assez peu facile à faire pénétrer en grec et en latin. Le sens même cessa d'être perçu et les hypothèses étymologiques essayèrent d'abord de trouver dans le langage profane une origine exprimant le mépris (16) où sombrait finalement le paganisme.
Un païen n'avait jamais pu être qu'un être ignare, le mot lui-même n'avait jamais désigné que la plèbe des campagnes. Et cependant, nombreux sont les textes lumineux à ce sujet !
Une première réaction, au XVIe siècle, avait fait abandonner l'étymologie paganus : rustre, sauvage, barbare — au profit de paganus : paysan, cultivateur. Une seconde devait, plus récemment voir, dans paganus, le civil, en face du miles Christi (17). J'ai tenu à reprendre les exemples invoqués par les tenants de ces trois positions et à montrer qu'il est impossible de voir autre chose en eux que l'idée courante, nuancée par le contexte, d'habitant du pays, que ce pays soit, suivant les cas, un hameau, une contrée sauvage, une ville importante ou même la capitale de l'Empire romain.
Pour saint Augustin, le sens initial de païen est encore clair, ce n'est qu'un synonyme vulgaire de « gentil » : infidelium, quos vel gentiles, vd jam vulgo usitato nomine paganos appellare consuevimus (Epistolae, Pair, lat., XXXIII, p. 791).
Les écrivains chrétiens postérieurs se perdent déjà en hypothèses, mais ils essayent tous de donner au terme méprisé une étymologie justifiant ce mépris ; ils s'adressent même au grec : Nemo nescit paganos a villa dictos : quia pagos graece, villa dicitur latine (Cassiodore, Expositio in Cantica canti-corum, VII, 2). — Ou bien : Pagani ex pagis Atheniensium dicti ubi exorti sunt. Ibi enim in locis agrestibus et pagis gentiles lucos idolaque statuerunt (Isidore de Séville, Etymologiae, VIII, 10) (18).
Le dernier auteur est d'ailleurs obligé d'ajouter, à, pagus le qualificatif agrestis pour donner un sens à son explication : preuve que pagus seul était impropre à, exprimer cette idée. Prudence et Orose, sans chercher si loin, usent du même artifice : Sint haec barbaricis gentilia numina pagis (Peri-stephanon, 449) — Qui... ex locorum agrestium conpitis et pagis pagani vocantur (Historiae, 9) (19).
Estimant à juste titre insuffisants les exemples précités, tout en continuant à, partager, avec quelques nuances, des idées analogues, les historiens ont appelé à leur aide les textes de la littérature profane, en général antérieurs au christianisme, et où paganus montre facilement sa signification habituelle. Ils ont voulu y trouver un parfum de terroir, examinons-les à notre tour :
1° Abducunt pagani... vinctos in Tullianum (Apulée, Métamorphoses, IX). — Les pagani sont ici les forces de la police montée, manipulus armati, poursuivant les charlatans qui avaient dérobé un calice d'or dans le temple de la Bonne Déesse de la ville voisine. Traduisons donc : «les gens du pays ».
2° Lex pagana in plerisque Italiae praediis (Pline, Hist., XXVIII). — Loi paysanne certes, mais plutôt coutume locale, enjoignant, dans de nombreux domaines ruraux italiens, de ne pas tourner les fuseaux en marchant, sous peine de malheur pour la moisson.
3° Nullum est in hac urbe conlegium, nulli pagani aut montani (quoniam plebei quoque urbanae majores nostri conventicula et quasi concilia quaedam esse voluerunt) qui non amplissime, non modo de soluté mea, sed etiam de dignitate decreverint (Cicéron, Pro domo, 74). — Faut-il traduire : « les habitants des bourgs ou des hauts quartiers de la ville », ou bien : « les habitants des quartiers de la périphérie ou ceux du Septimontium » ? Il ne s'agit en tout cas que des habitants de l’urbs, sans les faubourgs, continentia, à l'exclusion de la banlieue, territorium (20). Si les pagani avaient été les gens des faubourgs, pourquoi Cicéron les citerait-il en premier lieu? Les montani sont vraisemblablement les habitants de la ville aux sept collines, montes, c'est une appellation familière, et qui désigne sous la plume de Cicéron, un peu ironiquement, les indigènes de la capitale et spécialement la plèbe (21), les gens du cru ; les pagani ne sont pas autre chose, les gens du pays, les romains du peuple, qui, dans leurs réunions, votent des motions en faveur de Cicéron. Pagani ne s'oppose pas à montani, le second terme ne fait que renforcer le premier ; Pompeius Festus écrivant montani paganive les présente comme synonymes ; il faut traduire : il n'y a pas à Rome un seul homme du pays, un seul habitant des collines....
4° Paganum Medulis jubeo salvere Theonem (Ausone, Epistolae, IV, 2). — Nous retrouvons ici la même nuance un peu familière ; Théo est qualifié de paganus parce qu'il habite une hutte de roseaux, non point comme tous les paysans, mais comme les habitants du pays, du Médoc, où il s'est retiré. Théo, l'indigène, le « native ».
5° Usque in Tectosagos paganaque nomina Belcas (Ausone, Urbes nobiles, 297). —- Les Volques ont conservé leurs noms nationaux, celtiques, ils n'ont pas adapté l'onomastique latine, la campagne n'a rien à voir avec la question.
6° Ipse semi-paganus — Ad sacra vatum carmen adfero nostrum (Perse, Satirae, Prologus). — La traduction habituelle, « profane », ne s'explique que par la restriction amenée par semi ; Perse est, selon lui, un médiocre poète, il est seulement à moitié du pays des Muses, il n'est pas complètement de la partie. La qualité de paysan ou même de civil importe peu et Nemethy avait raison d'écrire : Persius se semipaganum dicit, quia se totum pago poetarum adnumerare non audet, et également : Pagani dicuntur qui ejusdem pagi sunt.
Opposer les païens aux soldats du Christ, et trouver dans les textes des exemples où les pagani sont les civils en face des militaires, est un essai tenté fréquemment ; il est intéressant, et M. Zeiller lui-même a reconnu que dans certains cas une traduction semblable était justifiée. J'ai également repris la plupart des exemples, et, là aussi, l'interprétation proposée ci-dessus m'a paru préférable.
1° Aditum dédit militi vel pagano ad investigandum fugit in praedia senatorum vol paganorum (Ulpien, Dig., XI, 4). — Paganus s'oppose d'abord à miles, puis à senator ; dans les deux cas, l'habitant du pays, le simple particulier, est visé ; « civil » est impropre, car les sénateurs sont aussi des civils.
2° Pars dassicorum mixta paganis (Tacite, Hist., II, 14). — Curieux civils qui sont aussi habiles à la fronde que les marins romains ; il faut encore traduire : « les gens du pays », « les indigènes ».
3° Ipsi pagani favore municipali et futurae potentiae spe juvare parte adnitebantur (Tacite, Hist., 43). — M. Zeiller traduit : la population civile elle-même, par zèle pour un compatriote ; ce dernier terme indique que, là aussi, les « gens du pays » sont seuls mis en cause.
4° Obvius eis fuit cum XXX millibus paganorum dux Poenorum Hanno (Justin, Hist. Univ., XXII). — Voilà un texte qui a bien embarrassé les traducteurs ; M. Zeiller juge peu vraisemblable, à, juste titre, une troupe de 30 000 civils ou de 30 000 paysans ; il écrit à ce sujet : « Paganorum doit être une faute pour Poenorum, qui aurait été répété à tort ou à raison. » II s'agit plus simplement d'une troupe de 30 000 soldats « indigènes », recrutés par Hannon parmi les « gens du pays ».
5° Veterani et pagani consistentes apud Rapidum murum a fundamentis lapide quadrato exstruxerunt, pecunia et sumpta omni suo, id est veteranorum et paganorum intra eumdem murum inhabitantium (Corpus, VII, 20 834) (22). — Les vétérans, anciens légionnaires démobilisés et envoyés comme colons en Afrique, sont aussi des civils ; ils ne diffèrent des indigènes qui les entourent que par leur titre de citoyens romains ; les pagani sont ici également les gens du pays, élevant avec les vétérans ces mûri paganicenses que les populations de l'Empire édifiaient un peu partout à leurs frais pour se protéger des brigands rendus hardis par la carence de l'État.
Tous ces exemples nous montrent que si les pagani sont parfois des ruraux ou des civils, ils constituent avant tout la population ordinaire d'un endroit donné, et ne sauraient par conséquent être considérés comme identiques aux rustici ou aux togati (23) mentionnés par ailleurs. Il est donc normal, dans ces conditions, que le vocabulaire chrétien ait été peu à peu amené à user du terme paganus à la place du plus littéraire gentilis.
Le sens péjoratif de paganus est donc uniquement imputable à son utilisation par les chrétiens, il a rapidement fait oublier l'étymologie véritable du mot et donné naissance à des hypothèses non confirmées. Il faut chercher ailleurs des indices qui permettent de suivre la diffusion de l'Évangile à travers le monde antique ; cette diffusion a dû s'opérer de façon fort diverse selon les régions et c'est dans l'histoire et l'archéologie de chaque province que nous pourrons trouver quelques lueurs à ce sujet. Il n'est en tout cas nullement prouvé que les doctrines chrétiennes reçurent un accueil plus favorable dans les villes et les bourgs qu'au milieu des masses rurales de l’orbis romanus ; les rustici dans leur ensemble furent peut-être d'aussi bons prosélytes que les urbani — et les pagani opposèrent sans doute une résistance aussi grande dans les villes que dans les campagnes. Le paganisme ne s'identifie pas avec la rusticité ; l'emploi du terme est simplement imputable aux origines hébraïques du vocabulaire chrétien.
MICHEL ROBLIN
Notes :
1. Jacques ZEILLER, Paganus, étude de terminologie historique, Paris, 1917 (thèse compl. pour le doctorat es lettres, Paris). -— Le présent article est le développement d'une communication faite en 1950 aux Antiquaires de France, en présence de Jacques Zeiller. L'intérêt que ce maître a bien voulu prendre à mon modeste essai m'a incité à poursuivre mes recherches. Qu'il trouve également ici un remerciement pour l'usage que j'ai fait, abondant, de références et d'exemples allégués dans son étude.
2. René VIELLIARD, Recherches sur les origines de la Rome chrétienne, Paris, 1941.
3. Les superstitions de nos campagnards, en plein XXe siècle, n'empêchent pas l'existence de leur foi chrétienne moins abstraite peut-être et moins théologique que celle des citadins. Les ruraux de l'Empire romain mêlèrent peut-être plus longtemps des souvenirs mythologiques aux leçons de l'Évangile, même si leur conversion était ancienne, antérieure même à celle des villes qui adoptèrent sans doute une foi plus épurée. Mais tout cela nous conduit aux Ve et VIe siècles, alors que le terme paganus était employé depuis deux siècles.
4. L'École de Philosophie d'Athènes sera fermée seulement en 529.
5. Épitaphe de Catane (300-330), Commentaire de Marius Victorinus (t 361), Rescrit de Valentinien Ier (370) : le terme était donc employé à la fin du IIIe siècle.
5. Édit de Milan (313),- mort de Julien, dernier empereur païen (363), retrait de la statue de la Victoire du Sénat et derniers jeux olympiques (394). En ce IVe siècle finissant, les succès de saint Martin eussent-ils été aussi considérables s'il s'était adressé aux foules de Constantinople, de Rome, de Carthage et d'Alexandrie (émeutes païennes de 391)? En réalité, le paganisme rural offrait peut-être moins de résistance que le paganisme urbain. Ce dernier semble être « tombé » comme un fruit mûr, lorsque tout l'Empire fut devenu chrétien. La fin du paganisme nous est plus inconnue que les débuts du christianisme.
6. Les plus grands écrivains latins sont nés et ont souvent vécu de longues années dans d'obscures bourgades : Salluste à Amiterne, Varron à Réate, Virgile à Andes, Horace à Venouse, Ovide à Sulmone, Juvénal à Aquinum. Les urbains comme Tite-Live (Padoue), Sénèque et Lucain (Cordoue), les deux Pline (Corne) n'ont peut-être pas fourni aux lettres antiques une contribution plus grande que les ruraux. Sans doute la ville avec ses mécènes a-t-elle toujours finalement attiré à elle les beaux esprits, elle ne les a pas toujours produits : remarque valable pour d'autres temps et d'autres pays. — II faudrait d'ailleurs pouvoir prouver l'attrait de l'Évangile sur les milieux cultivés antiques, à l'esprit façonné depuis des siècles par une conception toute différente de la morale et du monde.
7. Bien qu'étymologiquement goy désigne un peuple quelconque et aussi l'un de ses membres (gens et gentilis), le terme se restreint pratiquement aux peuples étrangers à la loi de Moïse. Le peuple des Douze Tribus est alors désigné par le substantif Am qui continue cependant à être pris dans une acception générale.
8. André PIGANIOL, L'Empire chrétien, 1947, p. 382.
9. Pangere, « fixer » et « ficher ». Pagus désigne, au concret, la borne fichée ; pax et pactus, à l'abstrait, la convention qui fixe les accords.
10. Ces vici qui furent souvent le noyau des chrétientés provinciales.
11. Gens, de génère, « engendrer », désigne surtout le clan, à l'origine purement patricien, dont tous les membres se considèrent comme les descendants d'un ancêtre commun. Le mot finit par être pris souvent dans le sens restreint de familia, « famille » ou, au contraire, dans le sens général de « tribu », « nation », « peuple ». — Civitas désigne à l'origine l'ensemble des hommes libres, cives, des « citoyens », puis les droits afférents à cette communauté et finalement le territoire lui appartenant.
12. En provençal cévenol, une forme locale, pagès, désigne le propriétaire, en opposition à la masse des journaliers et des paysans sans terre.
13. Les noms de la plupart de nos provinces sont issus d'anciens adjectifs qualifiant les pagi : Pagus Lemovicinus, Limousin ; Pagus Andecavus, Anjou ; Pagus Aurelianensis, Orléanais ; Pagus Gratianopolitanus, Graisivaudan ; etc... L'adjectif a été peu à peu substantivé, mais son genre, le masculin, reste garant de son origine.
14. Pour l'habitant de la grande ville, la bourgade est déjà la campagne ; pour le fermier ou le cultivateur du hameau, du village, le plus modeste chef-lieu de canton prend valeur de ville. De même dans l'Antiquité, le vicus est peut-être une ville pour le servus de la villa voisine, il est sûrement la campagne pour les habitants de l’urbs, capitale de la civitas. Et que dire de pays comme l'Italie, où les paysans, les cultivateurs, habitent souvent dans des villes !
15. La racine indo-européenne de toute cette famille désigne simplement un groupe de maisons. L'origine de urbs est douteuse, les rapprochements avec orbis, « cercle » (d'où enceinte?) ou avec urvum, « manche de charrue » (d'où sillon de l'enceinte?) ont semblé peu probants à MM. Ernout et Meillet, qui pensent à un emprunt à une langue non indo-européenne. Les civilisations urbaines se sont développées en effet en Orient et sur les bords de la Méditerranée avant les invasions aryennes. Rus est au contraire bien latin, mais ne désigne à l'origine que l'espace libre ; il s'oppose autant à domus qu'à vicus ou qu'à urbs !
16. Évolution semblable chez les juifs. Goy a fini par être inséparable de notions qui lui étaient au début totalement étrangères. Aujourd'hui même, en judéo-allemand (yidich), l'adjectif goisch signifie couramment « grossier », « de mauvais goût », « de mauvaise qualité ». Le terme hébraïque est d'ailleurs passé sans être traduit dans tous les dialectes juifs de la Diaspora, et il est probable qu'à Rome les Juifs parlant latin n'employaient pas gentilis. Ce dernier terme était aussi resté beaucoup trop près de son sens étymologique pour être pris en mauvaise part et l'on comprend que les chrétiens aient vite senti le besoin de distinguer les individus de noble naissance, les gentilshommes, des païens méprisés.
17. Th. ZAHN, Paganus (dans Neue Kirchliche Ztschr., 1889, p. 18-44), et B. ALTANER, Paganus (Ztschr. Kirchen Geschichte, 1939) ont exposé les arguments de cette théorie. J. ZEILLER avait répondu au premier en 1917 dans l'ouvrage déjà cité, il a répondu au second en 1940 (C. R. Académie des Inscript., p. 526).
18. Il y a bien un substantif grec qui se rattache d'ailleurs comme pagus à une même racine indo-européenne signifiant « fixer ». Mais l'évolution sémantique grecque a suivi d'autres détours
19. Il est dommage que les Latins n'aient pas vu dans la « borne » (pagus est pris ici dans son sens étymologique) le symbole de l'entêtement et de l'incompréhension : les pagani auraient été considérés par Orose comme les individus bornés !
20. Aucun rapport entre les pagani de Cicéron et les pagi des quatre tribus primitives de Servius Tullius, annexes des vici intra-muros. Ces pagi furent bientôt transformés en tribus rusticae, au fur et à mesure de l'accroissement du domaine de Rome à travers l'Italie ; on en comptait trente et un à l'époque de Cicéron, et le qualificatif rusticae n'indique rien d'autre que leur situation à l'extérieur du pomoerium de Rome, puisqu'elles comprenaient toutes les villes italiennes pourvues de la civitas romana. Ces pagani aut montani habitent au contraire les vici intra-muros, ils composent les quatre tribus urbanae.
21. On retrouve ce sens chez Pompeius Festus : Minervam pagani pro sapienta ponebant (« Minerve incarnait la sagesse chez les gens du peuple ») — et Empanda, dea paganorum («Empanda, divinité populaire»).
22. Cette inscription m'a été signalée par M. W. Seston ; il incline à voir dans les pagani des civils ; ils le sont évidemment, mais pas plus que les vétérans, la différence entre les deux est d'ordre juridique et politique.
23. Togatus, revêtu de la toga, vêtement du citoyen sans armes (togae dotes, cédant arma togae, etc...) correspond seul à notre « civil ». Civilis qualifie tout ce qui se rapporte au civis, au « citoyen », et n'est « civil » qu'en terme juridique pour s'opposer à « naturel », naturalis.
Sources : ANNALES – Avril, Juin 1953 – Librairie Armand Colin.
HISTOIRE DE LA MUSIQUE par Lucien Rebatet
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- Catégorie : CULTURE ENRACINEE
Pour la première fois, une histoire de la musique commence 60 000 ans avant J.-C., à l'époque de la flûte aurignacienne, et se termine aujourd'hui même, sur le mugissement synthétique (« foule, friture de radio, orage ? ») que répandent « à des niveaux assourdissants d'intensité » les haut-parleurs du compositeur grec Xenakis.
Mais peut-on vraiment la considérer comme terminée, cette nouvelle histoire de l'art musical, quand son auteur, Lucien Rebatet, plonge au plus profond de fascinants et inquiétants « lendemains qui chantent », en brossant pour conclure le portrait de quatre musiciens qu'il tient parmi les plus «avancés » de notre temps : Pierre Boulez, Stockhausen, Luciano Bario, Jean Barraqué? Ils ont multiplié et dépassé l'aventure « sérielle », se sont dressés « contre la dégradation publicitaire des entreprises de massification musicale » et cultivent, dans leurs chaudrons harmoniques, « le goût du rare et de la recherche ».
Prenant ainsi parti pour l'avenir, Lucien Rebatet s'est engagé dans la forme la plus « militante », la plus contestée, la plus aiguë de la sensibilité musicale contemporaine. Une sensibilité ouverte au déferlement diluvien et quotidien de « l'édition musicale vivante », comme l'appelait Vuillermoz.
La radio, les microsillons, l'assaut, devenu planétaire, des récitals, concerts et festivals, nous condamnent à épouser une époque musicale que Rebatet tient pour « la plus attachante qui soit ».
Est-ce un paradoxe ? « Non, écrit-il, car cette époque est celle d'un syncrétisme qui réconcilie Brahms et Wagner, Verdi et Schoenberg, interroge tous les continents, redécouvre son bien dans les archives de vingt siècles, en même temps qu'elle voit s'affirmer l'une des révolutions les plus ambitieuses et les plus radicales qui aient secoué l'art des sons. »
Le moins qu'elle puisse exiger, n'est-ce pas une histoire de la musique qui explicite et entérine ses récentes découvertes, réponde à ses curiosités nouvelles, à son goût tout neuf?
Belle occasion de pourfendre la routine et de tourner en dérision « les agenouillements naïfs ». Mais plus encore de rebâtir l'édifice, de l'éclairer, de le charpenter à neuf et de le repeindre, quand il est besoin, à force d'arguments « vécus ».
Telle est, précisément, l'originalité majeure de ce traité de près de sept cents pages, qui se lit d'un trait, comme la relation d'une expérience personnelle. Une expérience deux fois vécue.
L'auteur n'a pas seulement puisé aux comptes rendus de concerts, aux critiques de récitals et spectacles lyriques nationaux et internationaux (Bayreuth, Glyndebourne, etc.) qu'il a accumulés depuis l'âge de vingt-cinq ans. Il s'est astreint, depuis trois ans, à écouter, réécouter, analyser, graver dans sa mémoire des centaines d'enregistrements des plus grands chefs d'orchestre, instrumentistes et chanteurs d'aujourd'hui, pour recouper ce qu'il avait appris en audition directe, et reconstituer une histoire que l'on peut tenir pour directe et exemplaire de l'art musical.
Grâce aux microsillons modernes, les styles comparés d'un Backhaus, d'un Gieseking, d'un Yves Nat, d'un Wilhelm Kempff, exécutant par exemple la suite des «Sonates» de Beethoven, s'opposent et se complètent pour entraîner l'auditeur, au-delà des interprétations pédagogiques et unilatérales dont ces œuvres sont d'ordinaire victimes, jusqu'à leurs replis spirituels les plus secrets, on peut dire jusqu'à leur essence.
L'«Histoire de la musique» de Rebatet est aussi celle de l'intelligence, du savoir, du goût musical de notre époque.
Le musicien compare, analyse et juge; mais c'est le romancier qui tient la plume. Un romancier que, pour notre part, nous rangeons volontiers avec les Marcel Aymé, Louis-Ferdinand Céline, Raymond Abellio, parmi les écrivains de cette seconde moitié du demi-siècle qui ont élargi, renouvelé, dépassé le genre.
A quoi le reconnaissons-nous ? A ce style si fortement marqué de rationalisme national et de verve de terroir, dauphinoise et lyonnaise, qu'on ne saurait comparer à aucune autre façon d'écrire.
Aussi sommes-nous redevables à cette histoire de la musique de « tableaux » utiles, bariolés, grouillants de vie; celui du XVIIe siècle bolonais et napolitain, par exemple, le siècle des castrats adulés et enrichis qui tenaient lieu de « prime donne », et des théâtres lyriques qui poussaient dans les grandes villes d'Italie comme autant de salles de cinéma, car les opéras d'alors « étaient les films d'aujourd'hui » et faisaient une prodigieuse consommation de « remakes ».
S'agit-il du portrait des compositeurs ? Il est étroitement enlacé au « portrait » de leur œuvre, ce qui nous vaut, entre vingt exemples, la vision inattendue de ce grave doctrinaire de l'harmonie : Jean-Philippe Rameau, dépeint comme un Bourguignon haut en couleurs, doté d'une grande « carcasse décharnée », à voix rauque et bougonne, mais sachant se dérider, se « déboutonner » devant quelque table de son pays bien garnie.
Et voici les réputations historiques hardiment retaillées et réajustées aux dimensions qu'appellent les mérites exacts du bénéficiaire : celle de Palestrina, par exemple, quelque peu entachée d'académisme; celle d'Erik Satie, fabriquée par le snobisme et la facétie mondaine. Voici, en l'honneur d'un Purcell, d'un Schutz ou d'un Manier et de dix autres maîtres du passé, les couplets volontiers vibrants, mais strictement motivés, de la réhabilitation. Avec les pages incisives, mordantes, pittoresques, voire picaresques, qui ne manquent jamais, toutefois, de préfacer, d'enrober ou de conclure l'attentive définition musicologique, la rigoureuse analyse d'un style, alternent les chapitres émus, souvent saisissants, où l'auteur évoque, comme dans une sorte de reportage, la lutte des déshérités du succès contre la pauvreté, la maladie, l'incompréhension du monde, et leurs propres passions. Ce sont les plus grands. Ils s'appellent Mozart, Beethoven, Berlioz, Wagner, Debussy, Moussorgsky.
Quel est le thème ? Celui de l'évolution à caractère « progressif » de la musique, autrement dit celui de son développement technique et esthétique, tel qu'il va s'amplifiant et s'intensifiant, siècle par siècle, année par année, compositeur par compositeur, du Moyen Age jusqu'à nos jours, au grand désespoir des défenseurs « évolués » du « sauvagisme » sonore et de « l'art brut » musical.
Aucune histoire de la musique n'a, certes, oublié d'invoquer les différentes étapes de ce « développement ». Mais l'art de Rebatet est d'avoir articulé les trouvailles successives, à rythme désordonné, des grands inspirés de la musique, en mode de « fondu enchaîné », pour employer un langage qui lui est familier, de les avoir définies par des formules décisives, et d'avoir unifié la démarche, ou, comme il dit, «dégagé la ligne de faîte» de l'évolution musicale. Monodie du plain-chant, équivalant à l'égalité et à l'anonymat de la prière; polyphonie glorieuse du Moyen Age français; récitatif de l'opéra italien ; création italienne du répertoire instrumental, y compris l'invention de la symphonie ; construction, par plans architecturaux majestueux, de l'oratorio cher à Haendel ; puissance de l'organisation contrapunctique et sacrée qui s'épanouit sous les doigts de Bach, cet «ordinateur » qui brasse toutes les formes et interfère tous les langages ; humanisme de Mozart qui sait transformer en dessin mélodique mordant, et plein de sens, le lieu commun italien; mouvement dramatique ininterrompu de Weber ; paroles transfigurées par Schubert en poème musical; piano qui devient sous les doigts de Schuman le partenaire d'un chant, qui précède, prolonge et dépasse le sens des mots; génie wagnérien qui remet tout en question, rompt les digues du langage musical, déverse dans le chant l'emportement symphonique beethovénien ; « mélodie de timbres » de « ParsifaI », reprise en mode de subtil impressionnisme par Debussy, qui préfigure dans ses «Jeux » les libérations rythmiques et harmoniques d'aujourd'hui ; fastueuse polytonalité des «conversations en musique » que Richard Strauss substitue à l'arioso wagnérien; révolution orientale et folklorique de Stravinsky, et « expressionnisme » de Schoenberg, Alban Berg, Webern, «sciant les barreaux des fonctions tonales », et ouvrant aux combinaisons de l'harmonie et du contrepoint un champ illimité. Aucun historien de la musique n'a défini avec plus d'aisance, d'ingéniosité et d'énergie que Lucien Rebatet la nature et la fonction de ces révolutions.
On conçoit qu'emporté par la logique du sujet, le fougueux historiographe de cet art séculaire considère que la musique d'aujourd'hui constitue le terme naturel du « développement » dont il vient de faire revivre le piquant et dramatique romancero. On conçoit qu'il en prophétise le super-développement et le succès. Avec courage, comme on peut le voir, mais non pas sans inquiétude, pour ne pas dire sans angoisse.
Georges HILAIRE
Sources : Le Spectacle du Monde – juin 1969
I-Média n°305 – L’offensive anti-blanc se poursuit
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Les fabricants ont manqué des signes distinctifs de la race supérieure : F. NIETZSCHE
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Les soldats et leurs chefs ont encore des rapports bien supérieurs à ceux des ouvriers et des patrons. Provisoirement du moins, toute civilisation à base militaire se trouve bien au-dessus de tout ce que l’on appelle civilisation industrielle : cette dernière, dans son état actuel, est la forme d'existence la plus basse qu'il y ait eu jusqu'à présent. Ce sont simplement les lois de la nécessité qui sont ici en vigueur : on veut vivre et l'on est forcé de se vendre, mais on méprise celui qui exploite cette nécessité et qui s'achète, le travailleur.
Il est singulier que la soumission à des personnes puissantes, qui inspirent la crainte et même la terreur, à des tyrans et des chefs d'armées est d'un effet beaucoup moins pénible que la soumission à des personnes inconnues et sans intérêt, comme le sont toutes les illustrations de l'industrie. Dans le patron, l'ouvrier ne voit généralement qu'un homme rusé et exploiteur, un chien qui spécule sur toutes les misères et dont le nom, l'allure, les mœurs, la réputation lui sont tout à fait indifférents. Les fabricants et les grands entrepreneurs du commerce ont probablement beaucoup trop manqué, jusqu'à présent, de toutes ces formes et de ces signes distinctifs de la race supérieure, qui sont nécessaires pour rendre des personnes intéressantes ; s'ils avaient dans leur regard et dans leur geste la distinction de la noblesse héréditaire, il n'existerait peut-être pas de socialisme des masses.
Car, au fond, les masses sont prêtes à l'esclavage sous toutes ses formes, pourvu que celui qui est au-dessus d'eux affirme sans cesse sa supériorité, qu'il légitime le fait qu'il est né pour commander — par la noblesse de la forme ! L'homme le plus vulgaire sent que la noblesse ne s'improvise pas, et qu'il lui faut honorer en elle le fruit de longues périodes, — mais l'absence de formes supérieures et la fameuse vulgarité des fabricants, avec leurs mains rouges et grasses, éveillent en l'homme vulgaire la pensée que ce n'est que le hasard et la chance qui ont élevé ici l'un au-dessus de l'autre : eh bien ! décide-t-il à part lui, essayons une fois, nous, du hasard et de la chance. Jetons les dés ! — et le socialisme commence.
F. Nietzsche - Le Gai Savoir, Trad. de Henri Albert – Ed. MERCURE DE FRANCE.
Frédéric II de Hohenstaufen, l'empereur « antéchrist» par Pierre VIAL
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«Le monde fut trompé par trois imposteurs : Moïse, Jésus et Mahomet.»: Frédéric II
«Le soleil du monde s'est couché qui luisait sur les peuples». Ainsi Manfred apprit-il à son frère Conrad la mort de leur père, Frédéric II de Hohenstaufen.
Empereur d'Allemagne grandi sous la lumière de Sicile, roi de Jérusalem excommunié, ami des arts et administrateur de génie, ce souverain est l'une des figures les plus attachantes du Moyen Age. En lui se nouent toutes les contradictions de son temps et l'annonce, encore vague, des siècles chatoyants de la Renaissance.
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Dans les veines de l'empereur Frédéric coule un sang prestigieux,- celui de ses deux grands-pères dont il porte les prénoms, Frédéric et Roger. Le grand-père Frédéric, c'est Frédéric Barberousse, l'empereur allemand dont la mort héroïque est digne des plus belles pages de la chevalerie — il fut emporté par les eaux tumultueuses du fleuve Salef alors qu'il conduisait ses troupes à la reconquête de la Terre sainte. Le grand-père Roger, lui, est le fondateur du royaume normand de Sicile, et ses exploits ont fait trembler pendant trente ans la papauté, Byzance et l'Islam. Hohenstaufen et Hauteville : Frédéric, par les deux lignées de ses ascendants, personnifie le vieux rêve impérial d'une puissance européenne étalée de la Baltique à la Méditerranée.
Allemand par son père, l'empereur Henri VI, normand par sa mère, l'impératrice Constance, Frédéric naît dans une bourgade proche de l'Adriatique, lesi, dans la marche d'Ancône.
Couronné roi d'Allemagne à deux ans — son père a voulu prendre cette précaution, pour assurer la continuité de la dynastie - Frédéric monte sur le trône de Sicile à quatre ans.
Avant de disparaître à son tour, quelques mois plus tard, la reine Constance confie au pape Innocent III la tutelle de Frédéric - et par là même le royaume de Sicile.
C'est une belle carte dans le jeu d'un pape qui plus qu'aucun de ses prédécesseurs entend développer et faire passer dans les faits au maximum les principes théocratiques (c'est-à-dire l'affirmation de la supériorité du pouvoir spirituel, représenté par le pape, sur le pouvoir temporel, représenté par l'empereur). Depuis le XIe siècle, une longue lutte, tantôt sourde, tantôt déclarée, a opposé la papauté et l'empire. Frédéric Barberousse a failli imposer la suprématie impériale, mais la papauté a réussi à dresser contre lui nombre de villes italiennes et à contenir ainsi ses ambitions. Il ne faut plus, jamais, qu'un empereur germanique puisse, en contrôlant l'Allemagne et l'Italie, tenir en respect le pouvoir du successeur de Saint-Pierre. En confiant le petit-fils de Barberousse au chancelier pontifical Gautier de Palearia, le pape Innocent III pense bien exercer à la lettre son droit de tutelle et couper suffisamment les ailes de l'aiglon pour qu'il ne puisse jamais prendre son envol.
L'enfance de Frédéric se passe dans un climat d'intrigues. Autour de lui, des clans se disputent l'influence. Il durcit son cœur. Son corps aussi, car il a déjà cette passion de la chasse, des oiseaux de proie qui ne le quittera jamais. Il s'initie, dans le même temps, aux jeux de l'esprit et manifeste une soif de savoir qui étonne et réjouit ses maîtres. Il a, pour ce faire, la chance de vivre dans un milieu privilégié.
Frédéric restera toute sa vie profondément attaché à la douceur de vivre et à la sensualité de la Sicile. D'où les accusations de débauche portées contre lui par ses ennemis.
En 1208, à quatorze ans, il atteint sa majorité légale.
Quelques mois plus tard, le pape Innocent III décide de le marier. L'épouse sera Constance d'Aragon, veuve du roi de Hongrie et de dix ans plus âgée que Frédéric. Le choix du pape est clair : en unissant maison d'Aragon et maison de Sicile il compte bien constituer à son profit une coalition dont le poids en Méditerranée sera décisif contre l'Islam.
Plus que de sa nouvelle épouse Frédéric se soucie d'imposer son autorité dans son royaume. Ce garçon à peine sorti de l'adolescence va manifester très vite les qualités d'un grand souverain. Il publie sans tarder un édit ordonnant à tous les propriétaires terriens de soumettre tous leurs titres de propriété à la curie royale aux fins d'examen. C'était, d'un trait de plume, mettre en question les pouvoirs de la féodalité, acquis au détriment de l'autorité royale. Les plus puissants barons s'étant révoltés, leurs châteaux sont assiégés, pris et rasés, les rebelles jetés en prison. Les musulmans, quant à eux, sont avertis qu'ils conserveront le droit de vivre selon leurs usages et croyances sur le sol sicilien à condition de manifester une fidélité sans faille au souverain. Puis, pour compléter l'affirmation de son pouvoir, Frédéric renvoie à leurs chères études les «conseillers» que le pape avait placés près de lui depuis son enfance, et tout spécialement le chancelier Gautier de Palearia.
I
Deux empereurs pour un empire
Innocent III va-t-il supporter cette émancipation ? Oui, car il a besoin de Frédéric. Le Welf Otton de Brunswick, qui a solennellement promis, avant d'être couronné empereur, de respecter scrupuleusement les droits, tous les droits, du Saint-Siège, s'est dépêché d'oublier ses promesses sitôt couronné. Il entend étendre sa puissance sur la Sicile, en l'enlevant à Frédéric. C'est la renaissance d'une menace contre laquelle la papauté a toujours lutté : le même homme maître de l'Italie du Nord et de l'Italie du Sud prendra dans une tenaille les Etats pontificaux.
Alors que Frédéric a déjà fait armer une galère pour s'embarquer et quitter avec les siens la Sicile dès qu'Otton approchera — le jeune roi n'a pas les moyens militaires de faire face —, il apprend que l'agresseur fait demi-tour, remonte vers le nord, regagne l'Allemagne. En vieux routier, Innocent III a retourné contre Otton le poids de l'institution impériale. Le pape a en effet fait savoir en Allemagne qu'il ne considérait plus Otton comme l'empereur légitime, qu'il l'avait d'ailleurs excommunie et qu'il convenait de le remplacer par Frédéric. Travaillée par la propagande pontificale, la Diète a élu empereur Frédéric.
Voilà affrontés deux candidats à l'empire : mieux, deux empereurs. C'est le type de situation qu'affectionne la papauté : elle peut, en jouant les arbitres, imposer au vu et au su de tous cette suprématie qu'elle revendique sur les choses de la terre comme sur celles du ciel. Mais Frédéric doit encore conquérir cet Empire que vient de lui donner le génie de l'intrigue d'Innocent III. Otton, rentré en Allemagne, n'est pas décidé à céder la place. Il faut aller le déloger.
Sans armée, sans argent pour en lever une, Frédéric II se met en route. Il n'a pour lui que la certitude, inébranlable, d'incarner la majesté impériale, d'être le légitime successeur du grand Barberousse et d'avoir par conséquent pour mission sacrée de restaurer, dans toute sa grandeur, l'empire. Ayant échappé de justesse aux embuscades des Milanais — irréconciliables ennemis des Hohenstaufen — Frédéric II passe en Suisse, où il trouve l'appui armé de puissants ecclésiastiques, l'évêque de Coire, l'abbé de Saint-Gall. Le voilà à la tête d'un embryon d'armée. La ville de Constance, où Otton, accouru avec une forte armée, compte bivouaquer, se donne en fait à Frédéric II.
Otton joue sa dernière carte en juillet 1214, en s'alliant aux Anglais contre la France. Au soir de la bataille de Bouvines, la partie est définitivement perdue pour lui.
Il a abandonné sur le champ de bataille les insignes impériaux et un aigle d'or, que Philippe Auguste fait porter à Frédéric II. Celui-ci peut, un an plus tard, se faire couronner solennellement à Aix-la-Chapelle, selon l'antique cérémonial.
I
Le vieux rêve romain
Frédéric se sent infiniment plus à son aise dans son royaume de Sicile qu'en Allemagne. Par goût personnel, sans doute. Mais aussi, peut-être, parce que la Sicile, par sa position, peut devenir l’épicentre géopolitique d'un empire méditerranéen. Frédéric, qui se remarie en 1225, après la mort de Constance, avec la fille du roi de Jérusalem Jean de Brienne, est probablement hanté par le vieux rêve romain : les aigles impériales régnant d'un bord à l'autre de la Méditerranée. Mais — contrairement à ce qu'ont pu croire certains auteurs — Frédéric II n'a rien d'un utopiste. Il sait bien que, depuis la renaissance de l'empire, sous Otton Ier (962), celui qui porte la couronne impériale est condamné à partager ses soins entre les deux pôles de son domaine, l'Allemagne et l'Italie. Perpétuel écartèlement, qui oblige chaque empereur à un va-et-vient sans cesse recommencé, sous peine de voir l'anarchie se développer dans l'un ou l'autre pays. Frédéric fait taire ses préférences, et s'impose de rester plusieurs années sur le sol allemand.
Pour y faire régner sa paix et son ordre, l'empereur applique deux séries de mesures. Les unes, répressives, matent ou éliminent les seigneurs pillards qui défiaient ostensiblement l'autorité publique. Les autres organisent ce que l'on a pu appeler, à juste titre, une «révolution aristocratique». Il s'agit, en effet, de reconnaître pleinement la volonté d'indépendance des grands féodaux, laïcs ou ecclésiastiques. Ces derniers ont toujours constitué une force de soutien décisive, en face des prétentions pontificales. Frédéric leur accorde des privilèges tels — celui de battre monnaie, par exemple, est révélateur — que l'image politique de l'Allemagne qui en résulte est celle d'une confédération dont les différentes composantes ont leur vie propre, le seul lien véritablement fédérateur étant la personne de l'empereur.
Lorsqu'il revient en Italie, c'est pour recevoir du pape Honorius III - Innocent III est mort en 1216 — les insignes impériaux, à Rome. Cette cérémonie romaine, tradition indispensable pour que la dignité impériale soit reconnue pleine et entière, est chargée d'un symbolisme puissant : coiffé de la mitre d'abord, de la couronne ensuite, tenant dans ses mains le sceptre d'or massif, le globe et l'épée, l'empereur apparait à ses peuples — quoi qu'en dise l'Église — pour ce qu'il est : l'héritier de la tradition franque de la monarchie sacrée, le détenteur de cette «vertu magique, préchrétienne» qui vient du plus profond du paganisme germanique.
I
La petite croix de laine rouge
Le même jour le cardinal d'Ostie vient mettre sur la poitrine de Frédéric II une petite croix de laine rouge : rappel de la promesse faite en 1215, à Aix-la-Chapelle, de partir pour la croisade. Frédéric, à vrai dire, est peu pressé de se mettre en route. Il demande d'abord de reporter son départ jusqu'en 1221. Mais, en 1221, les Sarrasins bougent en Sicile. On reporte donc le départ en croisade pour l'année suivante. Mais la reine Constance meurt. On partira donc en 1225. En 1225, puis 1226, de nouveaux soucis accablent l'empereur : les Lombards intriguent de nouveau. L'embarquement, c'est juré, aura lieu en 1227. Honorius III disparaît avant d'avoir vu partir l'empereur.
Le successeur d'Honorius, Grégoire IX, n'est pas homme à supporter longtemps les tergiversations. Frédéric s'embarque, certes, mais en pleine mer son navire fait demi-tour : une épidémie frappe ses troupes, lui-même est malade. Sans hésitation, Grégoire IX frappe l'empereur du décret d'excommunication, délie ses sujets de leur serment d'obéissance, interdit désormais qu'ait lieu la croisade.
l’excommunié à Jérusalem
C'est donc un empereur excommunié qui quitte Brindisi le 28 juin 1228, à la tête de quarante galères voguant vers la Terre sainte. Curieuse croisade en vérité. Frédéric fait savoir au sultan Malek al-Kamil - avec lequel il est en relation épistolaire depuis plusieurs années — qu'il souhaite une solution négociée. Les deux souverains, au grand dépit des fanatiques et intégristes tant musulmans que chrétiens, trouvent un terrain d'accord. Une trêve de dix ans est conclue, les Lieux saints sont cédés aux chrétiens, trois mosquées restant consacrées au culte musulman à Jérusalem. L'empereur excommunié réussit donc, par la diplomatie, là où ont échoué quarante ans de conflit armé. Cela malgré l'opposition du clergé chrétien, qui refuse de célébrer l'entrée de Frédéric à Jérusalem. L'empereur, en un geste qui en dit long, se couronne lui-même roi de Jérusalem. Il prend plaisir, lui qui se sent étranger à tout fanatisme et à tout sectarisme religieux, à converser très librement avec des lettrés musulmans, aussi détachés que lui des passions partisanes. Ce refus de l'intolérance monothéiste ne lui sera jamais pardonné.
De retour en Italie, l'empereur peut se donner tout entier à l'œuvre qui compte pour lui en priorité : créer un État digne de ce nom, baigné et animé d'une culture héritée de l'Antiquité.
Le premier devoir du monarque est d'être un justicier.
Frédéric fait établir un recueil de lois clair et rationnel, les Constitutions de Melfi, qui auront une renommée égale à celle du Code justinien.
Législateur, Frédéric est aussi un administrateur. L'introduction de nouvelles cultures (henné, indigo), les monopoles d'État du sel, du fer, des colorants, de la soie, du chanvre, la mise au point d'une administration financière stricte et efficace fournissent à l'empereur les moyens d'une grande politique. Expert lui-même en matière d'agriculture scientifique, Frédéric intervient personnellement pour encourager certaines initiatives.
La vision romaine de l'Empire qui guide Frédéric II est marquée, symboliquement, par les titres que lui donnent les documents officiels : (Frédéric empereur, César romain toujours auguste, roi d'Italie, de Sicile, de Jérusalem et d'Arles, heureux vainqueur et triomphateur). Même symbolisme sur les augustales, pièces d'or que Frédéric fait frapper et où l'avers porte son effigie en empereur romain couronné de rayons de soleil, le revers l'aigle impériale romaine.
I
Une atmosphère de propreté des plus païennes
Constructeur, il fait édifier des châteaux forts dont les aménagements intérieurs font d'aimables résidences, comme ce Castel del Monte, dont Frédéric est, là encore, l'architecte, et qui était orné de sculptures annonçant, deux siècles à l'avance, la Renaissance. Qui possédait aussi plusieurs salles de bain. «A une époque, note malicieusement Georgina Masson, où la saleté était souvent tenue pour un signe extérieur et visible de la chasteté chrétienne, le bain quotidien de l'empereur, pris même le dimanche, était considéré comme un scandale évident, presque un manque d'égard envers Dieu (...) Il semble d'après cela que la cour de Frédéric était tout empreinte d'une atmosphère de propreté des plus païennes. »
Suspect, pour l'Église, était de même l'intérêt manifesté par Frédéric pour la connaissance scientifique. L'empereur s'intéresse aux sciences naturelles et fait procéder à des expériences médicales. Il s'entoure aussi de poètes, qui font de sa cour un foyer de littérature courtoise. L'empereur lui-même écrit des vers — Dante le tiendra pour le père de la poésie italienne — et rédige un magistral traité de fauconnerie.
Une soif de connaître, de percer les secrets du monde entraîne Frédéric à envoyer aux plus réputés savants du monde musulman des «Questions» destinées à susciter un débat philosophique fondamental. Interrogations sur l'immortalité de l'âme, sur l'éternité du monde qui constituent autant de sujets brûlants.
On comprend que les bruits les plus fâcheux aient été répandus par ses adversaires sur l'orthodoxie chrétienne de Frédéric. En 1239, le pape Grégoire IX l'accuse formellement d'avoir nié que Jésus fût né d'une vierge, et d'avoir déclaré que le monde avait été trompé par trois imposteurs : Moïse, Jésus et Mahomet «De foi en Dieu, il n'en avait aucune», note quant à lui le chroniqueur franciscain Fra Salimbene.
Les dix dernières années du souverain sont marquées par une lutte de plus en plus implacable entre l'empire et la papauté. Le pape Innocent IV «fait de la théocratie une doctrine "totale"» (...) et, allant au bout de sa logique, Innocent IV excommunie et dépose Frédéric II lors du concile de Lyon, en 1245.
Seule la mort, pourtant, pourra abattre son adversaire. Sa disparition, en 1250, ouvre pour l'empire une tragique période d'abaissement : c'est «le grand interrègne». «Le grand règne de Frédéric II finit en catastrophe, remarque Robert Folz. Mais, si celle-ci emporta l'empire en tant qu'institution (...) elle ne peut déraciner de l'esprit des hommes l'espérance que le nom du dernier Staufen continuait à cristalliser.» Beaucoup crurent que, comme Barberousse, Frédéric II, réfugié au plus profond des montagnes d'Allemagne, attendait l'heure de faire renaitre l'empire.
P. VIAL
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