La piste terroriste a d'ores et déjà été écartée et celle de l'agression sexuelle est privilégiée. Une femme a été attaquée au couteau, ce dimanche matin, allée de la Plaine à L'Haÿ-les-Roses. Rapidement sur place, les policiers du Kremlin-Bicêtre sont parvenus à neutraliser le suspect.
L'IDEOLOGIE DE GUERRE SAINTE DANS L'EUROPE MÉDIÉVALE ET L'ORDRE DU TEMPLE
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L'Europe du Moyen Age est l'enjeu d'une guerre culturelle, d'une «guerre des dieux». Elle voit en effet s'affronter deux systèmes de valeurs: L’un, hérité de l'antiquité païenne, se maintient dans l'inconscient collectif des peuples d’Europe et constitue cette culture populaire dont parle Robert Muchembled (1); L’autre, importé par le christianisme qui en fait une culture officielle, est imposé par des clercs qui entendent s'arroger un monopole sur les intelligences et les âmes. D'où les ambiguïtés, les contradictions internes du monde médiéval. Un monde où l'Eglise, pour assurer son emprise sur les esprits, a utilisé différents procédés. Vis-à-vis du peuple, c'est-à-dire des paysans qui composent l'immense majorité de la population, elle développe un culte et une religiosité «de troisième fonction » (2), par lesquels elle essaie de récupérer les thèmes de fécondité, de vitalisme dionysiaque, de liens avec les forces telluriques, qui viennent d'un très ancien substrat religieux, souvent pré-indo-européen. Pour affirmer, par ailleurs, ses prétentions a exercer la souveraineté, au plan religieux, mais aussi, à l’occasion, au plan politique (théocratie), elle met en avant un sacré «de première fonction», de type apollinien, solaire, propre à séduire intellectuels et artistes.
CHEVALERIE ET PAGANISME
Il reste à trouver le moyen d'influencer, mieux, de prendre en main et d'utiliser la deuxième fonction, celle des guerriers, des chevaliers (3). La chevalerie est «une fraternité guerrière initiatique»(4), héritière des compagnonnages guerriers de l'antiquité germanique que décrivait Tacite dans sa Germanie (5). Significativement, L’adoubement (d'un vieux verbe germanique signifiant «frapper»), ce rite par lequel un chevalier éprouvé fait entrer en chevalerie un jeune homme reconnu digne de cet honneur, reprend les gestes de la remise des armes décrite par Tacite et qui consacrait l'intronisation du jeune Germain dans le monde des guerriers. «Entre le rituel germanique et le rituel de la chevalerie, note Bloch, la continuité n’est pas douteuse ». Soucieuse de récupérer à son profit le dynamisme et le sens du service communautaire qui habitaient les chevaliers, l’Eglise a donc voulu christianiser les gestes de l’adoubement pour faire, d’une cérémonie empreinte d’un évident paganisme, « une liturgie de chevalerie », comme l’écrit Etienne Delaruelle(6).
L'homme du Moyen Age est très sensible au geste, au symbole, au signe. Il est donc révélateur que, dans sa volonté d'orienter à son goût le rituel chevaleresque, L’Eglise y introduise des éléments qui semblent suggérer fortement un parallélisme entre rites ecclésiastiques et rites guerriers. C'est ce que l'on constate à la lecture d'un Pontificat romano-germanique, composé à Mayence dans la deuxième moitié du Xème siècle. «Cérémonial de la vie laïque et cérémonial religieux, remarque Delaruelle, s'empruntent mutuellement: on peut se demander si le soufflet de la confirmation n'est pas une imitation de la colée, élément caractéristique de l'adoubement (7); et si, à l'inverse, la consécration du chevalier n'aurait pas été, plus ou moins consciemment, modelée sur l'ordination du clerc».
La christianisation des rites de chevalerie doit, dans l'esprit des ecclésiastiques, permettre à l'Eglise de contrôler le métier des armes: ce n'est certainement pas un hasard si la benedictio vexilli (bénédiction de l'étendard) et la benedictio ensis (bénédiction de l'épée) se trouvent mentionnées, au titre des bénédictions réservées à l'évêque, dans une dizaine de manuscrits s'échelonnant de la fin du Xème à la fin du Xlème siècle, tous d'origine germanique. Ces signes éminents du pouvoir guerrier que sont l'étendard et l'épée doivent recevoir, en somme, » l’habilitation » des clercs.
Par ailleurs, l’encadrement des hommes de guerre s'effectue grâce au mouvement dit « de la paix de Dieu» (8), vaste entreprise menée par l'Eglise pour imposer aux guerriers des limites à leurs activités et, ce faisant, revendiquer pour les clercs l'exercice d'un véritable droit de souveraineté, au moment où en France le pouvoir politique, du fait de la décadence carolingienne, semblait en pleine déliquescence (la relève capétienne n'ayant pas encore eu le temps de faire ses preuves).
UNE ARME POLITIQUE: LA CROISADE
Mais plus encore, sans doute, que la christianisation des rites de chevalerie et les mouvements de paix, la croisade apporte à l'Eglise la possibilité d'utiliser à son profit le dynamisme guerrier des chevaliers européens. Alors que le conflit entre l'Empire et la Papauté a pris, depuis plusieurs dizaines d'années, un tour violent, le déclenchement de la croisade par Urbain ll, à la fin du Xlème siècle est une arme politique de premier choix pour l'Eglise, qui peut exercer, au nom de l'impératif de la délivrance du tombeau du Christ, un véritable chantage sur les souverains d'Europe, contraints moralement de s'aligner sur la politique pontificale. Quant aux chevaliers, voici trouvé un bien utile exutoire (9) pour leurs instincts belliqueux.
La Croisade apparaît, dans la propagande ecclésiastique, comme l'occasion irremplaçable fournie aux guerriers de faire oublier leurs méfaits et turpitudes en plaçant leur épée au service de la seule cause vraiment légitime, celle de la croix. Et c'est dans le cadre de la croisade que nait une institution d'une grande importance idéologique dans l'évolution du christianisme médiéval: I’ ordre du Temple.
L'ordre du Temple, fondé en Terre Sainte pour fournir aux pèlerins une escorte armée sur des routes restées peu sûres dans un pays conquis mais mal contrôlé, a justifié son existence, puis son développement, par sa prétention à incarner le modèle du chevalier chrétien. Ce n'est pas le moindre paradoxe offert par cet ordre, né en 1119-1120 (10), que de vouloir associer l'idéal de l 'orator et celui du bellator, en une synthèse dont l'intérêt est de nous fournir un bon exemple de la politique de récupération et d'intégration du monde chevaleresque que l'Eglise a poursuivie à partir des dernières décennies du Xème siècle.
L'EGLISE ET LA GUERRE
Cette politique a été rendue possible par l'étonnante évolution qu'a suivie, depuis les premiers siècles chrétiens, la théologie de la guerre. La guerre et le guerrier sont condamnés avec force par le christianisme primitif. S'appuyant sur les Ecritures (11) le refus des armes et de la violence est intrinsèque à la conception du monde du christianisme primitif: « Dès les origines, note Jean-Michel Hornus (12), ce refus s'est présenté, non comme une espèce de dogme ou de loi ecclésiastique, mais comme un état d'esprit des chrétiens, une réaction toute spontanée». Tertullien (13) ou Clément d'Alexandrie (14) n'ont pas de mots trop durs pour flétrir ceux qui cèdent à la tentation des armes. Des pénitenciels (15), des conciles (16) frappent, jusqu'en plein Xlème siècle, de sévères sanctions tout homme ayant tué un de ses semblables à la guerre, «même dans une guerre juste, même en se défendant légitimement» (17)
Une évolution sensible se produit cependant avec le compromis constantinien: I’Église doit prendre en compte les nécessités qu'implique une coexistence de plus en plus intime avec l’Etat, et désavouer par conséquence l'incivisme militant que constitue, forcément, un antimilitarisme déclaré. Lorsque, quelques générations plus tard, les invasions germaniques mettent en question de façon de plus en plus flagrante le sort de l'Empire, un Empire devenu officiellement chrétien, I'Eglise se résout à franchir un pas de plus et à formuler, par la bouche de Saint Augustin, une théorie de la guerre juste: «Le soldat qui tue l'ennemi, comme le juge et le bourreau qui exécutent un criminel, je ne crois pas qu'ils pêchent car, en agissant ainsi, ils obéissent à la loi... Le soldat qui tue l'ennemi est simplement le serviteur de la loi. Il lui est donc facile de remplir son service sans passion afin de défendre ses concitoyens et de s'opposer à la force par la force» (18).
Grégoire le Grand dégage, à partir de l'augustinisme politique (19), une conception ministérielle de la royauté (20) et Isidore de Séville affirme sans sourciller que le devoir du prince chrétien est d'imposer «par la terreur de la discipline ce que les prêtres sont impuissants a faire prévaloir par la parole» (21). La guerre est donc juste qui fait passer dans les faits les exigences de la doctrine chrétienne, à l'intérieur du monde soumis à l'influence de l'Eglise. Que vienne une nouvelle forme de guerre, tournée vers l'extérieur de la chrétienté, contre le païen ou l'infidèle: la guerre juste deviendra une guerre sainte.
La période carolingienne est déterminante dans cette évolution. Contre la Saxe païenne, contre l'lslam ibérique, la force guerrière des Francs voit son application sanctifiée par le but à atteindre: étendre le règne de la Croix (22). Sur la mosaïque du Latran, I’étendard confié à Charlemagne par saint Pierre illustre le rapport idéal imaginé par les clercs entre le monde des guerriers et le sacerdoce: celui qui porte l'épée met celle-ci au service du détenteur du pouvoir des clefs (23). Mais bientôt, avec la décadence carolingienne, le pouvoir impérial abdique sa responsabilité de bras armé du Saint-Siège. Face aux menaces de l'lslam, qui viennent battre les côtes d'ltalie, le Souverain Pontife doit prendre l'initiative de la résistance et promettre, comme Léon IV en 848, le proemium caeleste à ceux qui, venant au secours de Rome menacée par les Sarrasins, tomberont «pour la vérité de la foi, le salut de la patrie et la défense des chrétiens» (24).
L'idéologie de croisade, déjà présente aux IXème et Xème siècles, dans la phase défensive de la lutte entre Islam et Chrétienté, prend toute son ampleur lorsque s'ouvre, au Xlème siècle, une phase offensive, avec l'annonce, par le Saint-Siège, d'un objectif nouveau: Jérusalem. Ce nom seul a une résonance affective profonde dans l'inconscient collectif de la chrétienté, comme l'a montré Paul Alphandéry (25). La délivrance des Lieux Saints exige la mise en œuvre d'un potentiel militaire que seule peut fournir la chevalerie, cette chevalerie si rétive aux efforts des clercs qui, dans l'esprit du mouvement grégorien et par le biais des trêves et paix de Dieu, comme nous l'avons vu plus haut, essayent de plier la caste des guerriers au schéma idéal d'une société chrétienne divisée en oratores, bellatores et laboratores. Cette «idéologie des trois fonctions», pour reprendre l'expression de Georges Dumézil, qui constitue une réapparition médiévale de la tripartition fonctionnelle propre aux sociétés de l'antiquité indo-européenne (26), sert à justifier, aux yeux des clercs, I’intégration de l'institution et des valeurs chevaleresques dans une structure sociale dominée et orientée par l'Eglise. Mais, jusqu'à la fin du Xlème siècle, il manque un exutoire d'ampleur suffisante pour canaliser le dynamisme guerrier, la turbulence de la chevalerie. Avec la croisade, la papauté trouve cet exutoire lorsque Urbain l l a «I'idée d'utiliser dans une œuvre chrétienne le bouillant dynamisme des seigneurs occidentaux en leur proposant, à la place des interminables et répréhensibles guerres privées, une expédition glorieuse et bénie dans laquelle ils pourraient, le cas échéant, racheter leurs péchés et sauver leur âme» (27).
MOINES ET CHEVALIERS
En aboutissant à une œuvre de conquête, et donc de création d'Etats chrétiens au Proche-Orient, la croisade suscite un difficile problème militaire: comment assurer la sécurité des personnes et des biens dans les territoires nouvellement conquis avec des effectifs squelettiques, compte tenu du départ de nombre de Croisés qui, leur vœu accompli, reprennent le chemin de l'Occident (28) ? Cette question donne tout son sens à la création de la «milice des pauvres chevaliers du Christ», c'est le nom initial de l'ordre du Temple, qui apparait, dès ses débuts, comme un organisme à vocation à la fois militaire et religieuse, destiné à incarner en permanence, et non plus pour un temps donné, comme c'était le cas des Croisés, I'idéologie de croisade.
Cette vocation de croisade permanente et indéfinie est affirmée avec force dans les privilèges que donne, très tôt, la papauté au nouvel ordre, reconnu officiellement lors du concile de Troyes, en 1128. Le 29 mars 1139, Innocent ll adresse au maître Robert de Craon, premier successeur du fondateur Hugues de Payns, la bulle Omne datum optimum. Venant sanctionner le développement spectaculaire qu'a connu l'ordre du Temple en une décennie, grâce aux nombreuses donations d'une aristocratie qui trouve en cette «milice du Christ» une institution conforme à son éthique guerrière, Omne datum optimum est le premier texte où la papauté indique explicitement quelle est la raison d'être du Temple et en quoi elle approuve cette vocation de croisé permanent, de héraut de la guerre sainte, qui définit le Templier. Ce texte est éloquent:
« La nature vous avait fait fils de la colère et adeptes des voluptés du siècle, mais voici que, par la grâce qui souffle sur vous, vous avez écouté les préceptes de l'Evangile d'une oreille attentive, relégué les pompes mondaines et vos biens personnels, abandonné la vie facile qui mène à la mort et choisi humblement le difficile chemin qui conduit à la vie; pour manifester qu'il faut vous considérer effectivement comme les soldats du Christ, vous portez en permanence sur votre poitrine le signe de la croix, source de vie. A l'instar d'Israël, combattants avertis des divines batailles et enflammés par la vraie charité, vous réalisez par vos œuvres l'Evangile: il n'existe pas de plus grand amour que de donner sa vie pour les âmes. A l'appel du Souverain Pontife, vous ne craignez pas de risquer votre vie pour vos frères, en protégeant ceux-ci des attaques païennes. Vous qui avez choisi le nom de chevaliers du Temple, c’est Dieu lui-même qui vous a constitués défenseurs de l'Eglise et adversaires des ennemis du Christ votre zèle, votre louable ferveur à ce saint ouvrage jaillissent de votre cœur et de votre esprit en un total engagement Mais, nous adressant à vous tous, nous ne vous exhortons pas moins dans le Seigneur, et, attentifs à la rémission de vos péchés, nous vous enjoignons au nom de Dieu et du Bienheureux Pierre, prince des Apôtres, de protéger intrépidement l 'Eglise catholique et d’arracher a I’infamie des ennemis de la croix celle qui gémit sous la tyrannie des infidèles, a l 'invocation du nom du Christ» (29) .
La bulle Omne datum optimum est à la base de l'impressionnant édifice de privilèges que les Templiers surent obtenir de la papauté pendant près de deux siècles (30). Elle a été confirmée à de nombreuses reprises, par Anastase IV, Alexandre lll, Lucius lll, Urbain lll, Clément lll, Célestin lll, Innocent lll, Alexandre IV, Clément IV et Grégoire X.
ARDENTS A MANIER LE GLAIVE
L'idéologie de guerre sainte et sa prise en charge par l'ordre du Temple qu'exprime Omne datum optimum doit beaucoup à Bernard de Clairvaux. Il est révélateur de retrouver dans la bulle de 1139 des expressions tirées du De laude novae militiae (31), ouvrage rédigé par Bernard à la demande du maitre du Temple, comme il le dit dans le prologue et qui définit ce modèle du chevalier chrétien ou, plutôt, christianisé qu'est le Templier. Bernard, qui n'a pas de mots trop durs pour fustiger les actes de violence, néfastes et condamnables, auxquels se livrent les chevaliers « du siècle» encourage, au contraire, la saine ardeur guerrière des Templiers:
« Tuer les païens serait même interdit, si on pouvait empêcher de quelque autre manière leurs irruptions et leur ôter les moyens d'opprimer les fidèles. Mais aujourd'hui il vaut mieux les massacrer, afin que leur épée ne reste pas suspendue sur la tête des justes et afin que les justes ne se laissent pas séduire par l’iniquité (..). Disperser ces gentils qui veulent la guerre, retrancher ces ouvriers d’iniquité qui rêvent d’enlever au peuple chrétien les richesses renfermées dans Jérusalem, de souiller les lieux saints et de posséder en héritage le sanctuaire de Dieu, quelle plus noble mission pour ceux qui ont embrassé la profession des armes ! Allons ! Que les enfants de la foi tirent les deux glaives contre leurs ennemis!» (32).
L'exemple vient de haut:
«lls peuvent combattre les combats du Seigneur, ils le peuvent en toute sécurité, les soldats du Christ. Qu’ils tuent I’ennemi ou meurent eux-mêmes, ils n'ont à concevoir aucune crainte; subir la mort pour le Christ ou la donner, loin d'être criminel, est plutôt glorieux. Le chevalier du Christ tue en conscience et meurt tranquille; en mourant, il travaille pour lui-même; en tuant, il travaille pour le Christ. Ce n’est pas sans raison qu'il porte un glaive; il est le ministre de Dieu pour le châtiment des méchants et l'exaltation des bons. Quand il tue un malfaiteur, il n'est pas homicide mais, si je puis dire, malicide, et il faut voir en lui le vengeur qui est au service du Christ et le défenseur du peuple chrétien. La mort des païens fait sa gloire, parce qu’elle est la gloire du Christ: sa mort est triomphante» (33).
Les Templiers, dont les vertus d'abnégation sont opposées par Bernard en une antithèse haute en couleurs, à l’orgueilleuse légèreté des chevaliers «du siècle», sont la vivante illustration d'une harmonieuse conciliation entre valeurs religieuses et valeurs guerrières restées longtemps antagonistes. Décrivant les Templiers au combat, Bernard s'extasie:
«Ces hommes plus doux que des agneaux deviennent alors plus féroces que des lions, et je ne sais si je dois les appeler des moines ou des chevaliers; peut-être faut-il leur donner les deux noms à la fois: car il est manifeste qu'ils joignent à la douceur du moine le courage du chevalier. Tels sont les servants que Dieu s'est choisi parmi les forts d'Israël pour monter la garde autour du lit du Véritable Salomon, autour du Saint-Sépulcre)) (34).
L'idéologie de guerre sainte incarnée, selon le vœu de Bernard de Clairvaux, par les frères du Temple se retrouve, au long des XIème et XlIème siècles, dans les bulles que le Saint-Siège accorde à l'ordre pour définir et rappeler ses privilèges. Il serait fastidieux d'en faire une énumération exhaustive. Contentons-nous de citer Célestin II, qui rappelle la raison d'être initiale des Templiers: «lls ne craignent pas d'exposer leur âme pour leurs frères et ils défendent contre les incursions des païens les pèlerins se rendant aux lieux saints à l'aller et au retour». Puis Eugène III, qui élargit la mission des Templiers aux dimensions d'une défense globale des positions chrétiennes au Levant, imité par Alexandre III: «Incontestablement, la chrétienté est défendue là-bas principalement par eux et par les frères de l'Hôpital». Enfin Célestin III, exaltant les Templiers «ardents à manier le glaive pour élever la gloire de la croix», voit en eux des hommes qui «ne craignant ni la perte ni les dommages de leur propre corps, luttent virilement contre Pharaon et tendent à conduire, par la lance et le glaive, contre les ennemis du nom chrétien, le peuple régénéré dans le Christ vers la terre de promission».
L'OMBRE DES TEMPLIERS
Ces bulles et toutes les autres qui, au nombre d'une centaine, mentionnent la raison d'être et la fonction du Temple, ont été confirmées à de nombreuses reprises par les papes des Xlème et Xllème siècles. Elles traduisent l'apparent succès de cette intégration de la chevalerie à l'ordre chrétien que souhaitaient les grégoriens et dont l'ordre du Temple semble le prototype. Mais l'idéologie de guerre sainte, qui avait permis cette intégration, pouvait-elle survivre aux revers militaires subis par les occidentaux en Terre Sainte et surtout à l'évolution d'une société où l'idéologie marchande était sur le point de supplanter l'idéologie chevaleresque (35) ? C'est peut-être pour avoir méconnu cette évolution et pour avoir privilégié, tout au moins aux yeux de l'opinion, leur rôle de manieurs d'argent au détriment de leur fonction guerrière que les Templiers ont marché, inconscients, vers leur perte.
La fin tragique de l'ordre du Temple marque, à sa façon, I'échec d'une politique de syncrétisme par laquelle l'Eglise aurait voulu, elle qui prétendait s'arroger la fonction souveraine, ou à tout le moins tenir en tutelle la souveraineté au sein de la société médiévale, plier à ses besoins et à ses volontés la fonction guerrière. Le modèle du moine guerrier n'était sans doute pas viable, car porteur d'irrémédiables contradictions internes: même en s'adaptant aux mentalités européennes, le christianisme ne pouvait complètement oublier ses origines, incompatibles avec l'éthique païenne de la chevalerie primitive. Ce n'est pas un hasard si c'est au moment, la fin du Moyen Age, où meurt l'esprit de chevalerie que le christianisme commence enfin à pénétrer réellement dans les consciences (36) .
Mais il reste la puissance du mythe: au-delà des vicissitudes de l'histoire, I'ombre des Templiers peut évoquer aujourd'hui, pour certains, la figure immémoriale des gardiens du Graal.
Pierre Vial
Notes :
- (1) Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites, Flammarion, 1978.
- (2) Nous utilisons ci la terminologie dumézilienne, dont l'application au monde médiéval parait justifiée. Voir Georges Duby, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Gallimard, 1978.
- (3) Dans un texte célèbre adressé au roi Robert, Adalbéron de Laon, vers 1027-1031 estime que dans une société harmonieuse, «les uns prient, d'autres combattent, d'autres encore travaillent». Claire affirmation de la tripartition fonctionnelle, qui sera reprise par bien d'autres auteurs médiévaux.
- (4) L'expression est de Marc Bloch, dans La société féodale, Albin Michel, 1939.
- (5) Cette filiation est étudiée dans Otto Hofler, Kultische Geheimbünde der Germanen 1934.
- (6) «Essai sur la formation de l'idée de croisade», in Bulletin de littérature ecclésiastique, 1941, 1944, 1953, 1954.
- (7) La colée est un coup porté par celui qui adoube à I’adoubé, sur la nuque ou la joue; coup qui a valeur de test, le futur chevalier doit montrer qu'il sait « encaisser», mais aussi et surtout valeur initiatique, I'ancien transmet au nouveau cette sorte d'influx particulier qui fait des chevaliers des hommes hors du commun, «consacrés» a une mission chargée de sacré.
- (8) Voir G. Duby, « Les laïcs et la paix de Dieu», in Hommes et structures du Moyen Age, Mouton, 1973.
- (9) Le mot est de Jacques Le Goff in Le Moyen Age (1060-1330), Bordas, 1968.
- (10) Victor Carrière, «Les débuts de l’Ordre du Temple en France», in Le Moyen Age, t. XWII, 1914.
- (11) En particulier Matthieu, 26, 52 et ll Corinthiens, 10, 4.
- (12) Jean Michel Hornus, Evangile et labarum. Etude sur l'attitude du christianisme primitif devant les problèmes de l'Etat, de la guerre et de la violence, Genève, 1960.
- (13) De Idol., 9, A. Reifferscheid et G. Wissowa, CCL .
- (14) Stromate IV 8 61, Cl. Mondésert et M. Caster, SCH, 30, 1951.
- (15) En part le pénitenciel de saint Egbert vers 750, celui de Réginon vers 915.
- (16) Par exemple le concile de Reims en 923 et celui de Winchester en 1076
(17) A. Vanderpol La doctrine scolastique du droit de guerre, Paris, 1925.
(18) La cité de Dieu, / 21 et 26, éd. B. Dombart et A. Kalb, CCL, 47, 2 vol., 1955.
(19) Voir H.X. Arquillière, L'augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du Moyen Age, Paris 1934.
(20) Registrum, Ill, 61, édit Ewald et Hartmann dans M.G. Epistol.; lettre a la reine Brunehaut: Registrum, Vlll, 4.
(21) Isidore, Sententiae, lib. Ill, cap. 51, dans P.L., t. LXXXIII, col. 723-724. (22) Etienne Delaruelle, op. cité.
(23) Carl Erdmann, Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens, Stuttgart, 1935.
(24) Mansi, Concilia, X/ V, 888.
(25) Paul Alphandéry, La chrétienté et l'idée de croisade, 2 vol., Paris, 1954-1959.
(26) Voir Daniel Dubuisson «L'lrlande et la théorie médiévale des «trois ordres», in Revue de I'Histoire des religions, mars 1975. Dubuisson fait le point des controverses suscitées par cette question et apporte des éléments nouveaux, et à notre sens déterminants, quant à la continuité historique du schéma idéologique trifonctionnel,
(27) Marcel Pacaut et Jacques Rossiaud, L'âge roman, Paris 1969.
(28) Dans notre Etude des privilèges pontificaux concédés à l'ordre du Temple (à paraître) nous estimons que restaient en Terre Sainte, à la fin de l'année 1099, 200 à 300 chevaliers et 1000 à 2000 piétons.
(29) Albon Cartulaire général de l'ordre du Temple (1119?-1150), Paris, 1913, n. V.
(30) Le détail de ces privilèges est examiné dans notre Etude des privilèges pontificaux concédés à l'ordre du Temple.
(31) Par ex., I'expression « Veri Israelitae» est utilisée, dans les deux textes, pour désigner et valoriser les Templiers. La meilleure édition du De laude novae militiae se trouve dans J. Leclercq, Sancti Bernardi opera, vol. Ill, Rome, 1963.
(32) (33) (34) Ibid.
(35) Georges Duby, Guerriers et paysans, Paris, 1973, p. 300.
(36) Voir P. Brader, «Une histoire pas très catholique», in Etudes et Recherches n. 1.
Sources : Etudes et Recherches n°2
LES MYSTÈRES DANS LA GRECE ANTIQUE : Première partie
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- Catégorie : Mythologie Grecque
Les Grecs désignaient sous le nom de Mystères, du mot muein; fermer la bouche, resté muet, certaines cérémonies religieuses qui s'accomplissaient dans la nuit, et en silence. Un mystère n'était pas, pour eux un dogme incompréhensible pour la raison et imposé par l'autorité ou accepté par la foi. Cette idée est tout à fait étrangère au polythéisme. C'était seulement un secret qu'on ne devait pas révéler, aporrhton, une chose ineffable. On appelait teleth accomplissement des cérémonies qui composaient les mystères. Ce mot, qui signifie aussi perfectionnement, exprimait à la fois la consécration des signes visibles du mystère et la purification de ceux qui y participaient. C'est ce que nous traduisons par Initiation. Le nom d'Orgie était souvent confondu avec celui de mystères, mais en général, on l'appliquait surtout aux fêtes Dionysiaques, soit parce qu'elles se célébraient dans les champs, en orgasin, soit à cause de leur caractère enthousiaste et extatique, orgh. On finit par donner le nom d'orgies, à toutes les fêtes bruyantes et désordonnées. Le nom de mystères, réservé d'abord aux fêtes des déesses de l'agriculture, fut étendu de bonne heure aux fêtes de Dionysos, par suite de l'association des trois grandes divinités de la production et de la mort. Le culte de Dionysos sert de passage entre l'ancienne religion hellénique et les religions barbares qui l'altérèrent progressivement. Tous les dogmes nouveaux empruntés à la Phrygie, à la Perse, à la Syrie et à l'Égypte, s'introduisirent en Grèce sous la forme de mystères et on finit par chercher hors de la Grèce et surtout en Égypte, l'origine des initiations, comme on y avait cherché celle de toutes les autres formes de la religion grecque.
On peut expliquer le caractère secret des mystères par des raisons théologiques qui tiennent aux rapports intimes du dogme et du culte dans l'Antiquité. Toutes les fois que l'homme cherche à traduire sa pensée, soit par des gestes, soit par des mots, soit par des formes plastiques, il faut que le signe qu'il emploie soit la représentation aussi exacte que possible de la chose signifiée. Au début de toutes les langues on trouve l'harmonie imitative dans les religions, que j'ai souvent comparées à des langues. Les cérémonies extérieures sont toujours l'expression sensible des croyances populaires et comme il faut un mot pour rendre, chaque idée, à chaque symbole religieux correspond une forme particulière du culte. Plus un peuple a d'idées, plus sa langue est riche. Le polythéisme est la synthèse la plus large de toutes les idées religieuses, sa langue religieuse doit donc être la plus riche et la plus variée. Chacune de ses conceptions a une expression propre, une cérémonie spéciale qui en est le signe extérieur.
Les dieux du ciel sont invoqués à ciel ouvert. Leur culte est public parce que leur action est visible au grand jour, leurs temples sont ouverts par en haut et on ne les prend pas à témoin dans un endroit fermé. Le dieu de la lumière et de l'harmonie, le dieu prophète, n'a pas de mystères. Son temple est toujours ouvert et chacun peut l'interroger. Le dieu des transitions et des échanges, le dieu commun à tous, n'a pas de temple mais sa statue est dans tous les carrefours, et son culte est mêlé à celui de tous les autres dieux, comme celui de la vierge Hestia, la pierre du foyer. La déesse politique de la civilisation, la vierge active, au génie pratique, règne sur les acropoles, d'où elle protège les cités. Le dompteur des monstres, le héros divin qui a conquis le ciel par son courage est honoré par les luttes viriles et les jeux sacrés. Mais les déesses souterraines, dont l'action est cachée, ne peuvent être invoquées que dans un endroit fermé, megaron. Elles font germer les plantes et les font rentrer sous terre, elles tiennent les clefs de la vie et de la mort, et comme elles gardent leur secret dans un silence éternel, les cérémonies symboliques qui représentent leur action mystérieuse doivent s'envelopper aussi d'ombre et de silence.
Depuis que Prométhée a ravi le feu du ciel, les dieux ont caché les sources de la vie:
« L'homme est devenu semblable à l'un de nous, disent les Elohim de Chaldée, prenons garde qu'il ne mange de l'arbre de vie et qu'il ne meure point. »
La vie nous est prêtée mais en deçà comme au delà règne la nuit impénétrable. Les passages sont gardés, la naissance et la mort sont le secret des dieux. Il y a certainement quelque chose de sacré dans les contradictions qui planent autour des deux portes de la vie, on se découvre devant un cercueil et on fait le contact d'un cadavre, mélange de respect et de dégoût, représenté par le Styx, redoutable témoin des serments des dieux. Si la mort est enveloppée d'une horreur mystérieuse, l'acte non moins mystérieux de la génération se couvre chez tous les peuples des voiles instinctifs de la pudeur. Pourquoi ces rougeurs involontaires s'il y a là une loi divine? Elle est la base de la famille, le chaîne sainte de la communion des êtres et on n'ose pas en parler. C'est que la pudeur est la couronne des chastes déesses, l'auréole de la vierge mère. Il faut laisser à chaque dieu son empire : la lumière souillerait ce qui appartient à la nuit.
Les mystères semblent s'être développés plus tard que les autres formes de la religion grecque. Déméter et Perséphone sont quelquefois nommées dans l'Iliade et dans l'Odyssée, mais sans qu'il y soit question du caractère secret de leur culte. Le silence d'Hésiode étonne encore davantage, puisqu'un de ses poèmes a pour sujet l'agriculture, et que le pays où il vivait, la Béotie était le séjour de ces populations thraces d'où les légendes font sortir Eumolpe et Orphée. Il est vrai, qu'il y a vers la fin des Travaux un vers où on peut voir unes allusion aux mystères :
« Si tu te trouves au milieu des sacrifices allumés, ne te moque pas des choses secrètes, car le dieu s'offense de cela. »
Mais le sens de ce passage dépend du mot aidhla, dont les scholiastes donnent plusieurs explications différentes. L'allusion est donc fort incertaine. L'hymne à Déméter est le plus ancien monument de la religion d'Eleusis, et quoiqu'il appartienne bien à l'école des Homérides, on s'accorde à le regarder comme une des dernières productions de cette école. On trouve le culte de Déméter sous sa forme probablement la plus ancienne chez les Arcadiens, dont les traditions remontent aux premiers âges de la Grèce. Ils adoraient la Terre sous le nom de Déméter la noire. De son union avec Poséidon naissaient le cheval Arion, qui semble comme Pégase une personnification des sources et une déesse dont Pausanias n'ose pas dire le nom et qu'il appelle seulement Notre-Dame, Despoina. Je suppose que ce devait être une déesse lunaire, Artémis ou Hécate, car on a toujours attribué à la Lune une action sur la végétation, sur la vie et sur la mort et de là ses rapports avec la Terre. Comme elle paraît sortir des flots, on peut lui donner pour père Poséidon. On sait qu'Eschyle avait fait Artémis fille de Déméter et non de Léto. C'est peut-être pour cela qu'il fut accusé d'avoir vidé le secret des mystères. Il paraît qu'il n'était pas initié mais il aimait à ressusciter les traditions pélasgiques. Parmi les temples d'Eleusis, il y en avait un consacré à Artémis qui garde l'entrée, fonction qui la rapproche d'Hécate ou d'Eileithuia et un autre au père Poséidon. Peut être était-ce en souvenir d'une religion antérieure à la colonie thrace des Eumolpides. Mais cette vieille religion eut elle dès l'origine un caractère secret? Il me semble qu'on pourrait, expliquer le silence d'Homère à cet égard, en se rappelant qu'à cette époque, primitive, où il n'y a pas encore de nations, mais seulement des familles, à peine groupées en tribus, où la distinction des cultes privés et des cultes publics n'existe pas encore, les cérémonies sont extrêmement simples et n'attirent pas d'étrangers. On n'a donc pas à recommander le silence. Si dans ces fêtes champêtres la génération des plantes et des fruits est exprimée naïvement par des symboles empruntés à la génération humaine, personne ne songe à s'en offenser, ni à en rire. L'enfant ne sait pas qu'il est nu, son innocence lui tient lieu de pudeur; c'est aux approches de la puberté de la Grèce qu'ont dû commencer les mystères.
Pour conserver au culte de Déméter son caractère chaste et féminin, on n'employa pas partout les mêmes moyens. A Hermione, personne ne pouvait voir ce qu'on gardait dans l'intérieur du sanctuaire de Déméter Chtonia (la terrestre), excepté les quatre vieilles femmes chargées d'offrir les sacrifices à la déesse. Les Athéniens, qui plus que tous les autres Grecs donnaient à la religion un caractère politique et qui adoraient Déméter comme principe du travail civilisateur, sous le nom de Thesmophore (législatrice), réservaient cependant aux femmes seules l'entrée du Thesmophorion. De même à Mégalopolis, il n'était permis qu'aux femmes d'entrer dans le temple et le bois sacré de Déméter. Mais le plus souvent, comme à Éleusis, on admettait des personnes des deux sexes, en imposant seulement le secret aux initiés.
La religion d'Eleusis
J'ai rapporté d'après Pausanias les traditions qui faisait du sacerdoce d'Éleusis une propriété des Eumolpides. Les Athéniens avaient les Thesmophories, qui étaient chez eux une fête nationale, mais les Éleusinies étaient le patrimoine des Éleusiniens, le souvenir de leur ancienne indépendance. Le culte de Déméter était célébré par eux sous une forme spéciale qui en faisait un culte privé, quiconque demandait à assister à leurs cérémonies, était dans la situation d'un étranger admis à une fête de famille, sous la condition toute naturelle de respecter le foyer de ses hôtes et de ne pas divulguer les secrets qu'ils lui confient. Violer ces secrets, c'était attenter à une propriété garantie par les lois et c'était en même temps commettre un parjure, car ceux qui demandaient l'initiation s'engageaient par serment à un silence absolu. Toute profanation était poursuivie par les Eumolpides devant les tribunaux d'Athènes. L'histoire a gardé le souvenir de quelques procès de ce genre. Le plus célèbre est celui d'Alcibiade, accusé, avec Andocide et quelques autres, d'avoir parodié les mystères au milieu d'une orgie, à la suite de laquelle ils auraient en outre mutilé les statues d'Hermès. Les Eumolpides, secouant vers le couchant leurs robes de pourpre, prononcèrent leurs terribles imprécations. Seule, l'hiérophantide Théano, refusa de s'y associer, disant quelle était chargée de faire des voeux pour ses concitoyens, non de les maudire. Les accusations aussi graves ne pouvaient être intentées légèrement. La loi athénienne punissait très sévèrement les dénonciateurs qui n'obtenaient pas le cinquième des suffrages. Mais en donnant des garanties aux accusés, les Athéniens devaient aussi préserver de toute atteinte cette religion des mystères, qui n'était pas seulement une propriété privée, mais qui était devenue, par l'admission des Éleusiniens dans la république d'Athènes, une propriété nationale. L'initiation, considérée comme un privilège des citoyens d'Athènes, avait, pour eux toute l'importance d'un droit politique. Elle devait être entourée d'autant de restrictions que le droit de cité et protégée par autant de garanties. La violation du secret des mystères était donc une sorte de crime d'État, ce qui d'ailleurs est conforme aux habitudes des Grecs, chez qui les institutions religieuses étaient en même temps des institutions nationales.
Ainsi, aux raisons théologiques qui partout enveloppaient de silence et d'ombre le culte des puissances chthoniennes, se joignaient, à Eleusis en particulier, des raisons historiques et politiques plus que suffisantes pour expliquer le secret des mystères, sans qu'il soit besoin d'imaginer une opposition quelconque entre les cultes mystiques et les formes publiques de la religion. Le mystère Eleusinien n'était qu'un des symboles de la religion populaire. Comme tous les autres, il a sa source dans les traditions de l'époque pélasgique et il a reçu sa forme de l'épopée. C'est ce qui résulte des diverses légendes rapportées sur Eumolpe, l'ancêtre vrai ou supposé des Eumolpides. Selon lstros, il était petit-fils de Triptolème. Selon Akésodore, il était chef d'une tribu de Thraces venue au secours des Éleusiniens autochtones dans la guerre contre Erechtheus. Androtion rapporte l'établissement des mystères, non pas à cet ancien Eumolpe, mais à son cinquième descendant, du même nom que lui, et fils de Musée. Les Eumolpides appartenaient à cette famille à la fois poétique et religieuse a laquelle les Grecs rapportaient le culte des Muses et d'où étaient sortis ces aèdes qui avaient civilisé la Grèce par la poésie. Le nom même d'Eumolpide signifie habile chanteur, comme Homéride signifie rassembleur, de chants. Après la réunion des poèmes homérique et hésiodiques, on fit circuler des poésies religieuses sous les noms d'Eumolpe, d'Orphée, de Musée, de Pamphôs. Diodore de Sicile parle d'un poème dionysiaque attribué à Eumolpe. Les hymnes orphiques avaient été composés, selon Pausanias, pour les Lycomèdes, une autre famille sacerdotale d'Eleusis et Pomphôs, d'après le même auteur, aurait fait le premier un hymne en l'honneur de Déméter. Enfin un hymne homérique, retrouvé en Russie vers la fin du XVIIIe siècle, expose en détail toute la légende des grandes déesses d'Eleusis. Il n'y a donc aucune distinction a faire sous le rapport du dogme entre la religion d'Éleusis, et les autres mythes de l'hellénisme; c'est toujours une tradition populaire développée par la poésie.
Les phases de la végétation, confondues dans un même symbole avec la destinée humaine, les alternatives de la vie, de la mort et de la renaissance sont exposées dans l'hymne homérique à Déméter sous les formes vives, précises et colorées qui sont propres à la mythologie grecque. La nature est représentée sous les traits d'une mère, la vie, sous ceux d'une jeune plante, d'une jeune fille. Pendant qu'elle cueillait, le narcisse, la plante narcotique et mortelle, dans les champs de Nysa, au milieu des Océanides, le sol s'entrouvre, et elle est enlevée par le roi des profondeurs souterraines, Hadès. Cependant, Hécate a entendu ses cris et le Soleil, qui voit tout, dénonce à Déméter le ravisseur de Coré. La déesse, irritée contre Zeus qui a donné sa fille pour épouse au roi des morts, s'éloigne de l'assemblée des dieux. Vêtue de noir, cachée sous les traits d'une vieille femme, elle est accueillie à Éleusis par les filles de Céléos, qui la conduisent à leur mère Métanire. Mais rien ne peut distraire sa
douleur, elle refuse toute nourriture jusqu'au moment où une vieille servante, lambé, par ses propos joyeux parvient à la faire sourire. Alors la déesse accepte le hykéon, le breuvage sacré des mystères, dont elle-même enseigne la préparation. Cependant elle ne découvre pas encore sa divinité, car elle est irritée contre les dieux qui ont permis le rapt de sa fille. Elle dit qu'elle s'appelle Dèô, qu'elle vient de Crète et qu'elle a été enlevée par des pirates. Elle demande à élever Démophon, l'enfant de Métanire qui lui a donné l'hospitalité et entre ses mains l'enfant grandit d'une manière merveilleuse. La divine nourrice ne lui donnait pas de nourriture, mais elle le frottait d'ambroisie et pour le rendre immortel, elle le purifiait chaque nuit par le feu. Malheureusement, Métanire qui la surprend, pousse un cri d'épouvante, alors la déesse, troublée dans son opération magique, se fait connaître, ordonne aux Éleusiniens de lui élever un temple et institue les orgies. Cependant les champs étaient toujours frappés de stérilité, la famine allait détruire l'humanité et les dieux ne recevaient plus d'offrandes. Zeus envoie Iris à Déméter. La déesse refuse de se laisser fléchir et redemande sa fille. Hermès va chercher Coré et la ramène à la lumière mais elle a goûté de la grenade, son mariage est consommé, elle doit passer un tiers de l'année auprès de son époux, le reste avec sa mère et les autres immortels. Rhéa vient de la part de Zeus chercher les deux déesses et les ramène dans l'Olympe, les champs se couvrent de nouveau de moissons abondantes et les hommes célèbrent à Éleusis les mystères des grandes déesses.
On voit par cette analyse que l'institution des mystères est directement rattachée à la légende religieuse dont ils devaient perpétuer le souvenir. Le culte, qui n'était là comme ailleurs que l'expression extérieure du dogme, reproduisait toutes les phases de cette légende, dont les personnages divins étaient représentés par des prêtres. L'enlèvement de Coré, le grand deuil de la nature, de la Mère des douleurs, puis l'allégresse du ciel et de la terre à la résurrection du printemps, formaient un véritable drame sacré, avec des alternatives de tristesse et de joie, de terreur et d'espérance. Toute proportion gardée entre les spectacles grossiers d'une époque barbare et les magnificences de l'art athénien, c'était quelque chose d'analogue aux mystères du Moyen âge, qui représentaient aussi la mort et la résurrection d'un dieu.
Il y avait comme dans les drames ordinaires, qui en Grèce se rattachaient aussi à la religion, des hymnes, des chants, des processions symboliques figurant les courses de Déméter et d'Hécate, et des effets de théâtre auxquels la perfection de la scénographie grecque donnait un caractère imposant et grandiose. Des clartés splendides succédant tout à coup aux ténèbres faisaient passer les âmes d'une religieuse horreur aux consolations du réveil. L'idée de la vie éternelle jaillissait spontanément de cet enseignement muet qui pénétrait dans l'âme par les sens et la persuadait bien mieux qu'une démonstration métaphysique.
L'hellénisme enveloppe toujours dans les mêmes symboles l'homme et la nature. L'enlèvement de Coré et son retour, ce n'est pas seulement la graine qu'on jette en terre et qui renaît dans la plante, c'est le réveil de l'âme au delà du tombeau. La destinée humaine n'est qu'une forme particulière de ce dualisme éternel, de cette grande loi d'oscillations et d'alternatives qui fait partout succéder la mort à la vie et la vie à la mort. Au dernier acte de l'initiation, le grand, l'admirable, le plus parfait objet de contemplation mystique était l'épi de blé moissonné en silence, germe sacré de la moisson nouvelle, gage certain des promesses divines, symbole rassurant de renaissance et d'immortalité. Ces rapprochements qui se présentent si naturellement à l'esprit, les Grecs les retrouvaient dans les mots même de leur langue :
« Mourir, dit Plutarque, c'est être initié aux grands mystères, et le rapport existe entre les mots comme entre les choses (Teleuth), l'accomplissement de la vie, la mort, tel est le perfectionnement de la vie, l'initiation. D'abord des circuits, des courses et des fatigues et dans les ténèbres, des marches incertaines et sans issue. Puis, en approchant du terme, le frisson et l'horreur, et la sueur et l'épouvante. Mais après tout cela une merveilleuse lumière, et dans de fraîches prairies la musique et les choeurs de danse, et les discours sacrés et les visions saintes, parfait maintenant et délivré, maître de lui-même et couronné de myrte, l'initié célèbre les orgies en compagnie des saints et des purs et regarde d'en haut la foule non purifiée, non initiée des vivants qui s'agite et se presse dans la fange et le brouillard, attachée à ses maux par le crainte de la mort et l'ignorance du bonheur qui est au delà. »
Ce passage, conservé par Stobée, me semble un de ceux qui peuvent le mieux donner une idée de l'ensemble des mystères. Quant au sens de quelques formules, comme Konx Ompax, à la nature des objets sacrés conservés dans la corbeille mystique et à tout le détail liturgique des cérémonies, il faut nous résigner à l'ignorer. C'était en cela principalement que consistait le secret de l'initiation. Il fallait que ce secret fût bien peu de chose pour avoir été gardé par tant de gens. Les Éleusinies, réservées d'abord aux citoyens d'Athènes, devinrent peu à peu accessibles à tout le monde. Il suffisait d'être présenté par un Athénien. Les esclaves, exclus d'abord comme les bâtards et les étrangers, finiront par y être admis. Dans une comédie de Théophile, un domestique disait en parlant de son maître :
« C'est lui qui m'a fait connaître les lois grecques, qui m'a enseigné les lettres, qui m'a initié aux mystères divins. »
Les initiés ne formaient pas une aristocratie intellectuelle. Rien, absolument rien ne justifie l'opinion qui les représente comme une classe de mandarins lettrés, méprisant les croyances du peuple. S'il y a eu en Grèce des philosophes qui ont méconnu la profondeur et la haute portée morale de la religion de leur patrie, cela tenait à la tournure particulière de leur esprit, à leurs tendances théocratiques et monarchiques et nullement à l'enseignement des mystères. Non seulement cet enseignement n'était pas en opposition avec le reste de la mythologie mais il était lui-même entièrement symbolique, sans aucune espèce de démonstration ni d'explications. Chacun le comprenait à sa manière. Dans les histoires de dieux morts et ressuscités qui faisaient le fond de tous les cultes mystiques, les Evhéméristes croyaient voir une preuve que les dieux n'étaient que des mortels divinisés. Pour d'autres, comme Cicéron, ces symboles empruntés à la vie de la nature semblaient éclairer plutôt la nature des choses que celle des dieux mais la plupart étaient surtout frappés, comme Plutarque, des allusions à la vie morale de l'âme.
« L'opinion d'Aristote, dit Synésios, est que les initiés n'apprennent rien mais qu'ils reçoivent des impressions, qu'ils sont mis dans une certaine disposition à laquelle ils ont été préparés. »
Telle est, en effet, la nature de l'enseignement religieux. Il ne s'adresse pas à la raison comme l'enseignement philosophique, mais à toutes les facultés de l'homme à la fois. Il agit par les sens sur l'imagination, sur le coeur et sur l'intelligence. Les grands mystères de la nature, la lumière, le mouvement, la vie ne se prouvent pas, ils s'affirment. De même les symboles, qui sont l'expression humaine des lois divines, ne se démontrent pas, ils s'exposent et la conviction descend d'elle-même dans les âmes préparées à la recevoir. Ce caractère se retrouve même dans les religions modernes : Jésus-Christ ne parle qu'en paraboles.
Les initiés n'étaient pas seulement spectateurs dans le drame d'Eleusis, ils y jouaient un rôle comme le chœur dans les tragédies. C’est du moins ce que semble indiquer le choeur des mystes dans les Grenouilles d'Aristophane. C'est, ainsi que dans les mystères du Moyen âge, le peuple chantait des psaumes. De même aussi, pendant la messe, les assistants mêlent leurs chants aux cérémonies symboliques du drame de la Passion. Quelques usages qui se conservent dans l'Église grecque, par exemple celui de fermer les portes pendant certains actes du saints sacrifice rappellent le caractère secret des mystères de l'Antiquité. Ce n'est pas sans raison que les Grecs donnent le nom de mystères aux sacrements et en particulier à l'Eucharistie. Le Kykéon, ce pain sacré de la communion primitive, était comme le saint sacrement des chrétiens, un signe sensible destiné à sanctifier l'homme. Les meurtriers et les impies étaient exclus de l'initiation. On s'y préparait par le jeûne, en souvenir du deuil de Déméter, par une continence rigoureuse pendant la neuvaine sacrée, par une sorte de baptême dans la mer et par tout un ensemble de purifications, que figuraient dans la légende ces charbons ardents sur lesquels la déesse plaçait son nourrisson, le fils de Métanire.
Quand les mystes avaient reçu la nourriture divine qui les unissait aux dieux, quand ils avaient traversé toutes les épreuves, tous les degrés de l'initiation, jusqu'à l'Epoptie, c'est-à-dire à la contemplation des saints mystères, leur bonheur était assuré même dans la mort, car ils connaissaient les secrets de la vie éternelle.
« Heureux, dit Pindare, celui qui, après avoir vu ces choses, descend sous la terre! Il connaît la fin de la vie, il connaît la loi divine. »
ll semblait que la sanctification conférée par ce sacrement devait s'étendre jusque sur l'autre vie :
« Le sort des initiés et celui des profanes sont différents même dans la mort », dit l'hymne homérique.
Cette différence supposait implicitement que les mystes avaient rempli les conditions de pureté qui leur étaient imposées, autrement on aurait pu demander, comme Diogène, si un brigand initié serait plus heureux qu'Epaminondas qui ne l'était pas. Les actes extérieurs de piété ne suppléaient pas plus aux bonnes œuvres dans l'Antiquité qu'aujourd'hui. Mais l'influence, morale des mystères n'en était pas moins généralement reconnue. Selon Diodore de Sicile, ceux qui avaient participé aux mystères passaient pour devenir plus pieux, plus justes et meilleurs en toute chose.
« Vous avez été initiés, disait le rhéteur Andocide aux Athéniens et vous avez contemplé les rites sacrés des deux déesses, afin de punir les criminels et de sauver ceux qui sont purs d'injustice. »
Les symboles mystiques se transformèrent comme tous les autres dans le cours des âges. Triptolème, qui est seulement nommé dans l'hymne homérique parmi les rois d'Eleusis, paraît avoir joué plus tard un rôle plus important. On le voit souvent représenté dans les monuments, et surtout sur les vases, assis sur le char ailé de Déméter, traîné par des serpents : les deux déesses sont à ses côtés. Il fut même substitué à Minos, comme juge des morts, au moins dans les légendes athéniennes. Un autre personnage dont l'importance devint encore bien plus considérable, Iacchos, n'est pas nommé dans l'hymne homérique : son association avec les grandes déesses est donc postérieure à la rédaction de ce poème.
C'est probablement à l'époque où le culte d'lacchos s'introduisit dans la religion d'Eleusis que furent établis les petits mystères ou mystères d'Agra, qui correspondaient aux Anthestéries ou fêtes de Dionysos, comme les grands mystères étaient en rapport avec les Thesmophories. Car lacchos, le médiateur, l'initiateur mystique, n'est, comme Zagreus, qu'une forme de Dionysos. Monsieur Alf. Maury le rapproche avec assez de vraisemblance, de lasios ou lasion, personnage associé à Déméter dans les légendes épiques. Rien n'est plus naturel que d'unir dans un même culte les principales divinités de l'agriculture, de la production et de la mort. L'idée du grain de blé qui meurt pour ressusciter en épi se représente sous une autre forme dans la pluie divine tombant sur la terre pour renaître dans la liqueur sacrée des libations. Le vin pouvait être pris comme le pain pour symbole de la communion des êtres. Cependant il est très difficile de savoir exactement quel était le rôle de Dionysos dans les mystères. Remplaçait-il Démophon comme nourrisson de Déméter? Était-il substitué à Hadès comme époux de Perséphone, où était-il le fils d'une des grandes déesses? Dès qu'il est question de Dionysos, toute la mythologie devient obscure et indécise. Les distinctions des types disparaissent et s'effacent, Rhéa est identifiée avec Déméter, Coré (Perséphone), sous le nom de Brimô, avec Hécate, qui elle-même n'est pas distincte d'Artémis. Bientôt Rhéa, Déméter et Coré semblent se confondre et toutes puissances multiples de la nature sont absorbées dans la vague unité du panthéisme. Si on possédait encore les anciens poèmes dionysiaques, on pourrait suivre dans ses transformations ce culte étrange qui sert de passage entre le polythéisme grec et les religions unitaires de l'Orient mais les poésies orphiques que nous possédons appartiennent à une époque où déjà la confusion est complète. Le dieu qui frappe ses ennemis de vertige semble avoir traité de même ses adorateurs. L'orphisme est le délire de l'ivresse et de l'extase. La pensée humaine est entraînée comme la nature entière dans la grande orgie.
Sources : Louis Ménard, Le polythéisme hellénique, 1863
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Val-de-Marne : une femme attaquée au couteau, les policiers tirent sur le suspect
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L’homme a été interpellé à Chevilly-Larue. La victime, qui pourrait avoir été la cible d’une agression sexuelle, serait légèrement blessée.
Les fonctionnaires ont fait usage de leur arme à feu. L'individu aurait en effet tenté de se jeter sur un des policiers, malgré deux premiers coups de pistolet à impulsion électrique (PIE).
Selon nos informations, l'homme a reçu une balle dans le ventre. Il est parvenu à se relever et a tenté de prendre la fuite. Au terme d'une course-poursuite, il a été interpellé un peu plus loin rue, à Chevilly-Larue, rue de Picardie.
« L'individu aurait essayé de l'attirer dans une cave »
Une arrestation difficile. « Les collègues ont utilisé à deux reprises le pistolet à impulsion électrique mais le type se relevait », précise une source policière. Il a finalement été neutralisé à l'aide d'un PIE, dans un hall d'immeuble où il s'était réfugié.
Ce dimanche vers 10 h 30, l'agresseur présumé était pris en charge par les secours. La femme qui a reçu le coup de couteau serait légèrement blessée, au niveau de la main. « L'individu aurait essayé de l'attirer dans une cave, ajoute une autre source. Apparemment ils ne se connaissaient pas. Mais il est encore trop tôt pour être catégorique. »
Le SDPJ 94 est chargé des investigations. L'IGPN a part ailleurs été saisie pour enquêter sur les conditions dans lesquelles les policiers ont fait usage de leur arme.
Conférence sur Auguste Blanqui (en Berry)
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Echoes of the Moon - Presence (Album complet)
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Une date, un événement : 10 mars 1906 La catastrophe de Courrières
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Le gisement du bassin minier du Pas-de-Calais, exploité par la Compagnie des mines de Courrières, fournissait 7 % de la production nationale de houille, grâce à d'importantes veines de charbon gras, le travail d'abattage se faisant à une profondeur de 326 à 340 mètres. Les puits se répartissaient sur quatre fosses.
Le 7 mars 1906, un feu est découvert, dans un vieux tas de bois, au sein de l'une des veines de la fosse de Méricourt. Ingénieurs et porions (contremaîtres) décident de mettre en place des barrages pour étouffer le feu. Ce qui est fait les 7, 8 et 9 mars. Sans résultat décisif. Pierre Simon, délégué-mineur depuis 1891, demande que plus personne ne descende tant que le feu ne sera pas éteint. On ne l'écoute pas. De même qu'on n'a pas écouté des mineurs suspectant la présence de grisou.
Le samedi 10 mars, à six heures du matin, 1 664 mineurs et galibots (âgés de 14 à 15 ans) sont déjà descendus dans quatre fosses. A 6h30 une fumée noire est repérée à la sortie d'un moulinage (débouché au jour des cages de remontée des wagonnets). A 6h34 l'explosion d'une poche de grisou soulève la poussière de charbon, très explosive, qui se met en autocombustion. Ce « coup de poussière » ravage en quelques secondes 110 kilomètres de galeries communes à trois fosses. Puis des gaz méphitiques (toxiques) se répandent. La déflagration a été si forte que des débris et des chevaux ont été projetés à une hauteur de dix mètres sur le carreau de la fosse n° 3.
Cette catastrophe, la plus importante dans l'histoire minière de l'Europe, a fait officiellement 1 099 morts (la plupart asphyxiés ou brûlés par les nuées ardentes ; parmi eux 27,45 % avaient entre 13 et 18 ans). Elle a provoqué un traumatisme collectif de grande ampleur. Au moment de l'explosion, une violente secousse a alerté les quartiers où habitent les familles des mineurs. Une foule de femmes, d'enfants, de vieillards se précipite et butte sur des grilles fermées, vite protégées par de nombreux gendarmes. L'angoisse monte.
Des ingénieurs tentent de descendre dans les puits pour sauver ceux qui peuvent encore l'être. Mais certains puits sont bouchés par des amas de ferraille, les cages sont bloquées, les échelles inutilisables, l'accumulation des gaz empêche toute progression dans le puits n° 2. Malgré tout on arrive à sortir quelques blessés, dont la peau se détache par lambeaux. Des médecins accourus doivent amputer sur place un galibot. Il faut essayer de réanimer les asphyxiés.
Des sauveteurs ont entendu des coups tapés sur des tuyaux. Il y a donc des survivants dans les galeries. Mais pour les atteindre il faut se frayer un chemin au milieu des décombres, en risquant à tout moment l'asphyxie. Le 11 mars, à 22 heures, ordre est donné, par des ingénieurs envoyés par l'Etat, d'arrêter les opérations de sauvetage alors qu'il y avait sans doute encore des hommes à sauver (treize "miraculés" furent récupérés vingt jours après la catastrophe et un quatorzième le 24e jour, grâce aux appareils respiratoires apportés par des secouristes allemands. Cette décision fut très mal vécue par les familles des victimes, accusant, à juste titre, la compagnie minière d'être plus préoccupée par la protection des infrastructures que par le sort des mineurs, tandis que les familles, privées d'informations, virent leurs morts enfouis dans une fosse commune à l'issue d'une cérémonie vite expédiée, si bien que le directeur de la compagnie dut s'enfuir sous les huées.
La colère monte dans le bassin. Les mineurs refusent de redescendre au fond. Le 16 mars, 25 000 ouvriers sont en grève. Georges Clemenceau, alors ministre de l'Intérieur, mobilise 30 000 gendarmes et soldats et ordonne de nombreuses arrestations. Faisant référence à son passé d'extrême gauche, Jacques Bainville écrit de lui : « il était maintenant "de l'autre côté de la barricade". Il protégeait les bases matérielles de la société bourgeoise. » Mais la catastrophe avait suscité un élan de générosité spectaculaire : 6,5 millions de francs-or furent collectés en France et en Europe.
Devant l'ampleur du mouvement social, le patronat dut composer et accorda des augmentations de salaires. Autre conséquence d'importance : l'instauration du repos hebdomadaire et la mise en place de mesures techniques destinées à réduire l'insécurité dans les mines.
Pierre VIAL
Sources : Rivarol du 26/03/2010
Laurent Schang : « Von Rundstedt fut toute sa vie un soldat loyal, le doigt sur la couture du pantalon »
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Si vous cherchez des livres sur la Seconde Guerre mondiale et plus précisément sur les grandes figures militaires de celle-ci, la biographie de Von Rundstedt, maréchal allemand et personnage majeur de l’armée allemande durant ce conflit, vient de paraître.
Une première en français, pour un maréchal qui n’a laissé ni livre, ni gros écrits pour pouvoir reconstituer son parcours. Laurent Schang s’est donc attelé à un travail de fourmi, qui mérite d’être souligné, et distingué.
Von Rundstedt, aristocrate prussien, ancien combattant de la Grande Guerre et doyen des forces armées allemandes, prit part aux principales campagnes européennes du conflit, à la fois comme concepteur et exécutant des plans d’invasion. La Pologne en 1939 c’est lui, la France en 1940, c’est encore lui en grande partie, de même que la Russie en 1941. La suite, c’est celle d’un soldat qui obéit aux dirigeants de son pays, et notamment à Hitler, ni plus, ni moins.
Nous avons interrogé Laurent Schang au sujet de son ouvrage, en espérant que cette interview vous donne envie de vous procurer cet ouvrage, passionnant et instructif.
Breizh-info.com : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Laurent Schang : 45 ans, né et vivant en Lorraine. Mon nom peut prêter à confusion mais il vient du Platt, le dialecte germanique local. J’ai à mon actif, outre ce Von Rundstedt, le maréchal oublié, une biographie du Fondateur de l’aïkido, Morihei Ueshiba, et quatre recueils de récits : Constat d’Occident ; Kriegspiel 2014 ; France-Garde royale prussienne 0-1 et Le bras droit du monde libre, suivi de Biggles chez les Rhodésiens. Quand je ne suis pas à mon travail, j’anime les Éditions Le Polémarque, une microstructure spécialisée dans la tactique et la stratégie. Je suis également membre du comité de rédaction du magazine Éléments, un magazine d’idées vendu en kiosque, dans lequel je traite des questions militaires.
Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à Von Rundstedt ?
Laurent Schang : Rendons à Dieu ce qui est à Dieu, et à Yannis Kadari ce qui est à Yannis Kadari. C’est lui qui m’a proposé, il y a près de six ans maintenant, d’écrire pour la collection « Maîtres de guerre » qu’édite la maison Perrin. Le directeur de la publication de Caraktère (Ligne de Front, TNT, Batailles & Blindés…) avait plusieurs noms à me suggérer et parmi eux j’ai choisi celui de Rundstedt sans l’ombre d’une hésitation. Au fil du temps, le projet a pris de l’ampleur et d’une monographie, on est passé à une biographie en bonne et due forme. Ce qui explique que le livre paraisse aujourd’hui hors collection. Pourquoi Rundstedt ? Comme tous les passionnés de la Deuxième Guerre mondiale, son nom ne m’était bien sûr pas inconnu : sa contribution contrastée à la campagne de France, son action (ou son inaction) lors du débarquement de Normandie, l’offensive des Ardennes à laquelle son nom est souvent associée – au grand dam de l’intéressé. Mais, sorti de ces généralités, il faut bien avouer que le lectorat français ne sait presque rien de Rundstedt. Son pedigree, son cursus, ses états de service en 14-18 ou sous la république de Weimar ne sont pas plus connus du grand public que son rôle exact dans l’établissement et l’exécution des plans « blanc » (contre la Pologne) et « jaune » (contre la France), sa participation à « Barbarossa » ou les trois années au cours desquelles il occupa le poste de commandant en chef des troupes d’occupation en France.
Pour résumer, son nom apparaît dans tous les livres ayant trait à la Deuxième Guerre mondiale en Europe, sans jamais que les projecteurs soient braqués sur lui. Cela alors que Rundstedt a fait l’objet en Angleterre, dès 1974, d’une monographie signée John Keegan, s’il vous plaît, suivie en 1992 d’une biographie de Charles Messenger, certes très factuelle – à l’anglo-saxonne – mais bourrée d’erreurs et d’approximations. Sans parler de l’hagiographie que lui consacra son ancien chef d’état-major, le général Blumentritt, en 1952, toujours en anglais et sur laquelle je reviens en détail dans mon livre. Autant de raisons de me pencher plus attentivement sur le cas Rundstedt.
Breizh-info.com : Quels ont été ses principaux faits d’armes ? Peut-on dire que ce fut un grand soldat ?
Laurent Schang : Son premier fait d’armes authentifié, Rundstedt l’accomplit en 1914, durant la bataille de la Marne, lorsqu’il remplace au pied levé son supérieur direct, le général von Gronau, dans les combats de Monthyon, sur l’Ourcq. Là, le jeune officier subalterne qu’il est encore fait la démonstration de ses qualités d’officier breveté d’état-major en prenant le commandement de la 22e Division de réserve (1re Armée du général von Kluck), alors en grande difficulté. Après, pour un général comme Rundstedt, placé à la tête de groupes d’armées dès la campagne de Pologne, je ne sais si l’on peut parler de fait d’armes à la manière d’un Rommel ou d’un Manstein. C’est une des particularités de la carrière de Rundstedt : sa position hiérarchique a fait qu’il n’a jamais été un « général de l’avant », même s’il n’a pas craint de s’exposer physiquement à diverses reprises, notamment au cours de la campagne de France.
Un rôle ingrat en quelque sorte, si une « belle guerre » se définit par les exploits qu’on y réalise. Rundstedt est tout de même, assisté de ses adjoints Blumentritt et Manstein, à l’origine du plan « blanc », qui permit à l’Allemagne de vaincre la Pologne en 18 jours – une campagne qui ne fut pas une promenade de santé, en dépit de la disproportion des forces en présence. Il est pour beaucoup aussi dans la conception du plan « jaune », toujours avec l’assistance du duo Blumentritt-Manstein, même si je suis de ceux qui considèrent, documents d’époque à l’appui, que Manstein a grandement exagéré son propre rôle dans la mise au point de ce plan (le fameux « coup de faucille »).
Les prises de position de Rundstedt durant la campagne de France, alors qu’il commandait le groupe d’armées « A », autrement dit le fer de lance de l’offensive allemande, méritent elles aussi d’être réévaluées, ce que je me suis efforcé de faire dans le livre. S’il a eu très tôt tendance à vouloir freiner ses subordonnés, on ne peut lui imputer l’entière responsabilité de l’opération « Dynamo » de rembarquement des Alliés à Dunkerque, comme on le lit trop souvent. Au contraire, sa façon de commander, laissant le plus d’initiatives possibles à ses généraux malgré ses appréhensions, ce qu’on appelle dans le jargon l’Auftragstaktik, a beaucoup contribué au succès de la campagne. Lors de l’opération « Barbarossa », Rundstedt est, à la tête du groupe d’armées « Sud », celui qui engrange le plus de résultats. Paradoxalement, il me semble que son principal fait d’armes sur ce théâtre n’est pas tant la prise de Kiev ou la victoire d’Ouman que sa claire conscience des efforts inhumains demandés à ses armées par le haut commandement et donc, sa décision de stopper l’offensive de son propre chef, au mois de novembre 1941.
Une décision qui lui valut d’être une première fois limogé par Hitler, même si celui-ci reconnut après coup que Rundstedt avait eu raison sur le moment. Il y a bien encore sa résistance efficace à Arnhem et surtout à Aix-la-Chapelle à l’automne 1944, mais à cette date, la cause était déjà entendue. Ses faits d’armes s’arrêtent là.
Un grand soldat, par les postes qu’il occupa, oui, assurément. Un grand soldat comme on dit d’untel qu’il fut un grand chef de guerre, c’est plus douteux.
Breizh-info.com : Quelles relations ce général entretint-il avec le régime nazi, idéologiquement ?
Laurent Schang : Les relations on ne peut plus typiques d’un général ayant fait ses classes sous l’empire wilhelmien, doublé d’un fils de la plus ancienne noblesse prussienne – une noblesse désargentée et dépourvue de domaine –, avec un régime plébéien, « païen » et dirigé par un despote sorti du ruisseau. On peut affirmer sans risquer de se tromper que Rundstedt était sur le plan idéologique un conservateur de stricte obédience. Monarchiste et patriote cela va de soi, protestant bon teint, bismarckien en matière de politique extérieure (d’où sa réticence à attaquer la Russie), et pour qui les intérêts de l’Allemagne se confondaient avec ceux de son armée. Antisémite, rien ne l’atteste, sauf à admettre que Rundstedt partageait l’antisémitisme traditionnel, « culturel » (sans connotation raciale particulière), du corps des officiers. Par excellence l’homme de sa caste, Rundstedt en imposait, tous les témoignages se recoupent sur ce point, par sa raideur physique, sa parfaite correction et son attitude réservée.
Une apparence de statue du commandeur qui explique la rare déférence avec laquelle Hitler le traita toujours. Rundstedt, de son côté, ne ressentait que mépris et aversion pour Hitler et ses suivants, y compris et surtout ceux issus comme lui de l’armée impériale : les Keitel, Jodl, Reichenau. Le Troisième Reich ne pouvait constituer à ses yeux qu’un pis-aller pour l’Allemagne, faute d’obtenir le retour de l’empereur, et comme beaucoup de généraux, il crut dans un premier temps qu’Hitler servirait utilement la cause de l’armée. Son programme de réarmement, ses ambitions diplomatiques n’étaient certes pas pour déplaire à Rundstedt après les années de vache maigre (la Reichswehr de 100 000 hommes) de la république de Weimar. Qu’aurait-on fait de lui ensuite, les généraux n’en savaient sans doute rien eux-mêmes. Cette confondante erreur d’appréciation – ne pas avoir vu que Hitler allait les instrumentaliser et non l’inverse – fut aggravée par le fait que la majorité des généraux n’avaient nullement l’intention de se salir les mains, à commencer par Rundstedt.
Dans le livre, je raconte comment, toutes les fois que Rundstedt eut l’occasion d’infléchir le cours des événements, il se réfugia derrière son uniforme pour ne pas avoir à se mêler de politique. Des trois armes, l’armée de terre fut encore la moins imprégnée par l’idéologie nationale-socialiste, bien qu’il faille relativiser la chose au fil des ans et du renouvellement des cadres. Il n’empêche que les généraux s’accommodèrent assez vite du régime dans leur ensemble, Rundstedt y compris, dès lors que les couches populaires étaient tenues en laisse et que l’armée reprenait des couleurs.
Non, ce qui frappe quand on étudie cette période, c’est de voir combien, jusqu’à l’été 1940, la plupart des généraux, et notamment ceux de la vieille école comme Rundstedt, au lieu de soutenir Hitler dans ses projets, rentrèrent la tête dans leurs épaules ou cherchèrent à le dissuader d’aller plus loin. C’est dire si la finalité du régime nazi leur avait échappé.
Breizh-info.com : Finalement, ne peut-on pas dire que von Rundstedt a été un général contre son temps ? Qu’est-ce qui a causé sa perte ?
Laurent Schang : Rundstedt ne fut pas du tout un général contre son temps s’il s’agit d’apprécier son attitude de 1933 à 1945. Il fut toute sa vie un soldat loyal, le doigt sur la couture du pantalon. Tout au plus peut-on évoquer l’ordre qu’il envoya à Kleist de se replier à l’ouest de Rostov-sur-le-Don et son offre de démission, qu’il mit dans la balance pour obtenir gain de cause. On connaît aussi sa réponse cinglante à Keitel à la fin du mois de juin 1944, d’ailleurs contestée par Blumentritt : « Qu’allons-nous faire ? Faites la paix, bande d’idiots ! ». Réponse qui lui aurait coûté son deuxième limogeage. À part ces deux sursauts, on ne trouve pas dans sa biographie la moindre opposition frontale à Hitler. Rundstedt était résigné et comme il le dira lui-même, il n’y avait pas dans son esprit de débat possible : en temps de guerre, servir l’Allemagne et servir le régime ne faisaient aucune différence, à partir du moment où Hitler était le chef suprême des armées.
Du reste, quand celui-ci le rappela fin août 1944, Rundstedt obéit sans discuter. « Zucht und Ordnung » : « Discipline et Ordre », si deux mots le caractérisent, ce sont bien ceux-là. Du point de vue du mode de commandement, Rundstedt fut là aussi en parfaite adéquation avec son temps : un Generalfeldmarschall qui donne les grandes orientations et qui laisse ses adjoints régler les détails. S’il fut contre son temps en quelque chose, c’est dans l’emploi des chars, et encore, puisqu’il admit tout de même assez tôt – avant la guerre – leur utilisation en masse et en pointe. Officier à l’ancienne, Rundstedt était tout simplement sceptique face à cette innovation doctrinale majeure, et il était loin d’être le seul parmi les généraux. Quant à la controverse qui l’opposa à Rommel, début 1944, au sujet du positionnement des Panzerdivisionen en prévision du débarquement, on est plus dans le registre de la divergence tactico-opérationnelle que dans le rejet pur et dur des blindés, ce qui aurait été une ineptie après six années de guerre et l’expérience acquise par Rundstedt depuis la Pologne. Je développe la question dans le livre.
Peut-on parler de sa perte ? Son troisième et dernier limogeage, au mois de mars 1945, doit peu à son commandement et beaucoup à la situation désespérée du Troisième Reich. Rundstedt ne fut ni mis aux arrêts, ni conduit au suicide, ni exécuté sommairement. Déjà familier des sanatoriums à cause de ses problèmes de santé récurrents, il se contenta de partir en convalescence à Bad Tölz, où il avait ses habitudes, en attendant que les Alliés vinssent l’y cueillir, le 1er mai 1945. Sa fin fut triste, je la raconte, mais dans le fond, elle fut assez conforme à ce qu’avait été sa vie.
Breizh-info.com : Comment est-il perçu aujourd’hui en Allemagne dans les mémoires, dans un pays où la repentance est particulièrement exacerbée, y compris aujourd’hui ?
Laurent Schang : Il me semble assez significatif que le nom de Rundstedt n’ait jamais été utilisé pour baptiser une caserne de la Bundeswehr, contrairement à d’autres généraux de la Wehrmacht. Ici encore, sa position hiérarchique – travaillant en relation directe avec Hitler sans être un proche – l’a sans doute desservi. Il s’en est fallu de peu qu’il soit jugé à Nuremberg, en tant que chef de guerre mais aussi en tant que chef des troupes d’occupation, et son nom reste entaché par les crimes commis sous son commandement, sinon sous ses ordres, aussi bien à l’Est (Pologne, URSS) qu’à l’Ouest (France, Pays-Bas).
Seule sa qualité de doyen de la Wehrmacht (70 ans en 1946) lui a épargné un procès. Par ailleurs, le fait qu’il ait toujours refusé de discuter avec les cercles militaires hostiles au régime nazi, que ce soit en 1938 ou en 1944, ne plaide pas en sa faveur, même s’il est facile de juger la conduite d’un homme, qui plus est d’un homme d’ordre, a posteriori. Quand on aborde une telle figure, immergée dans une telle période, il ne saurait s’agir de séparer le bon grain de l’ivraie. Pour faire simple, ni son acceptation tacite des crimes de masse commis à l’Est dès juillet 1941, ni son rôle de président de la cour d’honneur, qui consistait à expulser de l’armée les officiers impliqués dans l’attentat du 20 juillet 1944, les conduisant à une mort certaine – rôle qu’il aurait pu refuser – ne permettaient aux soldats de la RFA d’ériger Rundstedt en modèle. Que sa biographie, pourtant écrite par Blumentritt, n’ait jamais été publiée en allemand, est un autre signe de l’oubli dans lequel Rundstedt est tombé dans son propre pays.
Étant donné ce que nous savons de son caractère modeste et ironique, je suis tenté de penser que cette situation lui aurait convenu. Cela aura au moins permis d’éviter que sa pierre tombale soit vandalisée, contrairement à celle du Maréchal Model. Jusqu’à présent en tous les cas.
Breizh-info.com : Auriez-vous des livres, des films, que vous conseilleriez sur la période ?
Laurent Schang : La littérature ne manque pas sur la période qui court, disons, de 1892, année de l’entrée de Rundstedt dans l’armée allemande, à 1945. Pour les chercheurs, les locuteurs de l’allemand et de l’anglais sont clairement favorisés, mais l’amateur trouvera, je pense, son compte avec les quelques titres que je vous propose, tous faciles à se procurer dans le commerce. Sur le plan théorique, La pensée militaire allemande d’Eugène Carrias reste une bonne base de travail, bien que le livre soit un peu daté aujourd’hui. On y ajoutera avec un énorme profit La pensée militaire prussienne de Jean-Jacques Langendorf, qui fait pratiquement le tour de la question, de Frédéric II à Schlieffen. Concernant le développement de l’arme blindée au sein de l’armée allemande, les deux livres de Heinz Guderian, Achtung-Panzer ! et Panzer Leader, sont des indéboulonnables, à condition de parler anglais. Ceux qui ne le pratiquent pas se consoleront sans regret en lisant ses mémoires : À la tête des Panzer, Souvenirs d’un soldat, un gros volume récemment réédité. Pour l’entre-deux-guerres et l’évolution des rapports entre les militaires et les politiques en Allemagne, je conseille de lire Le Drame de l’armée allemande de John W. Wheeler-Bennett. Le livre peut paraître daté (1955) mais c’est une mine d’informations toujours valables aujourd’hui. La remarque vaut aussi pour les deux tomes de la monumentale Histoire de l’armée allemande de Jacques Benoist-Méchin.
En complément, dans un registre plus littéraire, je recommande le magnifique Hammerstein ou l’intransigeance. Une histoire allemande de Hans Magnus Enzensberger. Sur la guerre elle-même, impossible de faire l’impasse sur Le Mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940 de Karl-Heinz Frieser, si l’on aime la technique et la tactique. Moins exigeants, les souvenirs de guerre d’August von Kageneck (Lieutenant de Panzer, Examen de conscience, La France occupée) méritent qu’on s’y attarde. Les lecteurs intéressés par le front de l’Est auront tout intérêt, pour leur part, à se plonger dans Barbarossa 1941. La guerre absolue de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri. « La » somme sur le sujet. Dans un autre genre, les reportages de guerre hallucinés du grand écrivain italien Curzio Malaparte, réunis sous le titre L’Europe naît sur la Volga, se doivent d’être lus. Le bel album La Wehrmacht : La fin d’un mythe, de l’équipe du magazine Guerres & Histoire, sous la direction de Jean Lopez, satisfera tous ceux qui souhaitent avoir une vue d’ensemble sur le sujet. Enfin, trois stratégistes et biographes sont à suivre à mon avis : Benoît Rondeau, Daniel Feldmann, Benoît Lemay. Au-delà, et j’en ai déjà dit beaucoup, j’aime autant renvoyer le lecteur à la bibliographie qui conclut mon livre.
S’agissant du cinéma, je vais vous décevoir mais peu de films trouvent grâce à mes yeux. Les « classiques » américains (Le Jour le plus long, Paris brûle-t-il ?, La Bataille des Ardennes) ont tous très mal vieilli à mon goût, pas tant du fait de leurs moyens que de leurs scenarii, et leurs angles d’approche, souvent réducteurs, ne sauraient satisfaire l’historien le plus compréhensif. Je ferai peut-être une exception pour le Patton de Franklin J. Schaffner et une autre pour Un pont trop loin de Richard Attenborough, film dans lequel Rundstedt fait une brève apparition sous les traits de Wolfgang Preiss. Les Allemands sont toujours présentés d’une façon si caricaturale ! Même Il faut sauver le soldat Ryan n’y échappe pas – un film dont je ne garde que les 30 premières minutes, époustouflantes pour le coup. Je leur préfère encore des films moins chers mais plus sincères – et plus réalistes –, comme La Bataille de Westerplatte, film polonais sur la résistance de la garnison de la forteresse du même nom aux assauts de la Wehrmacht en septembre 1939, Invasion Day, film danois sur l’invasion du Danemark, qui n’aura pris qu’un jour aux Allemands, le 9 avril 1940, ou Les Nôtres, film russe sur les premières semaines de l’opération Barbarossa.
À choisir, puisque vous me le demandez, Le Tambour de Volker Schlöndorff, d’après le roman de Günter Grass, ou Requiem pour un massacre du réalisateur soviétique Elemi Klimov, dont certaines scènes sont à la limite du supportable, nous en disent plus sur ce que fut la Deuxième Guerre mondiale que bien des films estampillés films de guerre. Je retiendrai tout de même La Chute, d’Oliver Hirschbiegel, auquel il n’y a pas grand-chose à reprocher, et Fury, de David Ayer, très fort et plutôt sérieux côté reconstitution, malgré ses travers typiquement hollywoodiens (une poignée de GI’s héroïques contre une marée de soldats allemands qui attaquent sans réfléchir). Voyez aussi le trop méconnu La bataille de France de Jean Aurel, à base d’images d’archives. Le commentaire est de Cécil Saint-Laurent, alias Jacques Laurent, un gage absolu de qualité. Sinon, la série Band of Brothers, prenante et documentée, est encore ce qui s’est fait de mieux depuis les vingt dernières années.
Propos recueillis par YV, le 07/03/2020
Von Rundstedt – Laurent Schang – Editions Perrin – 24 €
Sources : Breizh-info.com, 2020
Municipales : la proposition grotesque d'Hidalgo, qui fait même rire ses soutiens (vidéo)
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- Catégorie : ACTUALITE
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— Jean Louis Groseille (@GroseilleJlouis) February 26, 2020
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