I-Média n°305 – L’offensive anti-blanc se poursuit
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Les fabricants ont manqué des signes distinctifs de la race supérieure : F. NIETZSCHE
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Les soldats et leurs chefs ont encore des rapports bien supérieurs à ceux des ouvriers et des patrons. Provisoirement du moins, toute civilisation à base militaire se trouve bien au-dessus de tout ce que l’on appelle civilisation industrielle : cette dernière, dans son état actuel, est la forme d'existence la plus basse qu'il y ait eu jusqu'à présent. Ce sont simplement les lois de la nécessité qui sont ici en vigueur : on veut vivre et l'on est forcé de se vendre, mais on méprise celui qui exploite cette nécessité et qui s'achète, le travailleur.
Il est singulier que la soumission à des personnes puissantes, qui inspirent la crainte et même la terreur, à des tyrans et des chefs d'armées est d'un effet beaucoup moins pénible que la soumission à des personnes inconnues et sans intérêt, comme le sont toutes les illustrations de l'industrie. Dans le patron, l'ouvrier ne voit généralement qu'un homme rusé et exploiteur, un chien qui spécule sur toutes les misères et dont le nom, l'allure, les mœurs, la réputation lui sont tout à fait indifférents. Les fabricants et les grands entrepreneurs du commerce ont probablement beaucoup trop manqué, jusqu'à présent, de toutes ces formes et de ces signes distinctifs de la race supérieure, qui sont nécessaires pour rendre des personnes intéressantes ; s'ils avaient dans leur regard et dans leur geste la distinction de la noblesse héréditaire, il n'existerait peut-être pas de socialisme des masses.
Car, au fond, les masses sont prêtes à l'esclavage sous toutes ses formes, pourvu que celui qui est au-dessus d'eux affirme sans cesse sa supériorité, qu'il légitime le fait qu'il est né pour commander — par la noblesse de la forme ! L'homme le plus vulgaire sent que la noblesse ne s'improvise pas, et qu'il lui faut honorer en elle le fruit de longues périodes, — mais l'absence de formes supérieures et la fameuse vulgarité des fabricants, avec leurs mains rouges et grasses, éveillent en l'homme vulgaire la pensée que ce n'est que le hasard et la chance qui ont élevé ici l'un au-dessus de l'autre : eh bien ! décide-t-il à part lui, essayons une fois, nous, du hasard et de la chance. Jetons les dés ! — et le socialisme commence.
F. Nietzsche - Le Gai Savoir, Trad. de Henri Albert – Ed. MERCURE DE FRANCE.
Frédéric II de Hohenstaufen, l'empereur « antéchrist» par Pierre VIAL
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«Le monde fut trompé par trois imposteurs : Moïse, Jésus et Mahomet.»: Frédéric II
«Le soleil du monde s'est couché qui luisait sur les peuples». Ainsi Manfred apprit-il à son frère Conrad la mort de leur père, Frédéric II de Hohenstaufen.
Empereur d'Allemagne grandi sous la lumière de Sicile, roi de Jérusalem excommunié, ami des arts et administrateur de génie, ce souverain est l'une des figures les plus attachantes du Moyen Age. En lui se nouent toutes les contradictions de son temps et l'annonce, encore vague, des siècles chatoyants de la Renaissance.
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Dans les veines de l'empereur Frédéric coule un sang prestigieux,- celui de ses deux grands-pères dont il porte les prénoms, Frédéric et Roger. Le grand-père Frédéric, c'est Frédéric Barberousse, l'empereur allemand dont la mort héroïque est digne des plus belles pages de la chevalerie — il fut emporté par les eaux tumultueuses du fleuve Salef alors qu'il conduisait ses troupes à la reconquête de la Terre sainte. Le grand-père Roger, lui, est le fondateur du royaume normand de Sicile, et ses exploits ont fait trembler pendant trente ans la papauté, Byzance et l'Islam. Hohenstaufen et Hauteville : Frédéric, par les deux lignées de ses ascendants, personnifie le vieux rêve impérial d'une puissance européenne étalée de la Baltique à la Méditerranée.
Allemand par son père, l'empereur Henri VI, normand par sa mère, l'impératrice Constance, Frédéric naît dans une bourgade proche de l'Adriatique, lesi, dans la marche d'Ancône.
Couronné roi d'Allemagne à deux ans — son père a voulu prendre cette précaution, pour assurer la continuité de la dynastie - Frédéric monte sur le trône de Sicile à quatre ans.
Avant de disparaître à son tour, quelques mois plus tard, la reine Constance confie au pape Innocent III la tutelle de Frédéric - et par là même le royaume de Sicile.
C'est une belle carte dans le jeu d'un pape qui plus qu'aucun de ses prédécesseurs entend développer et faire passer dans les faits au maximum les principes théocratiques (c'est-à-dire l'affirmation de la supériorité du pouvoir spirituel, représenté par le pape, sur le pouvoir temporel, représenté par l'empereur). Depuis le XIe siècle, une longue lutte, tantôt sourde, tantôt déclarée, a opposé la papauté et l'empire. Frédéric Barberousse a failli imposer la suprématie impériale, mais la papauté a réussi à dresser contre lui nombre de villes italiennes et à contenir ainsi ses ambitions. Il ne faut plus, jamais, qu'un empereur germanique puisse, en contrôlant l'Allemagne et l'Italie, tenir en respect le pouvoir du successeur de Saint-Pierre. En confiant le petit-fils de Barberousse au chancelier pontifical Gautier de Palearia, le pape Innocent III pense bien exercer à la lettre son droit de tutelle et couper suffisamment les ailes de l'aiglon pour qu'il ne puisse jamais prendre son envol.
L'enfance de Frédéric se passe dans un climat d'intrigues. Autour de lui, des clans se disputent l'influence. Il durcit son cœur. Son corps aussi, car il a déjà cette passion de la chasse, des oiseaux de proie qui ne le quittera jamais. Il s'initie, dans le même temps, aux jeux de l'esprit et manifeste une soif de savoir qui étonne et réjouit ses maîtres. Il a, pour ce faire, la chance de vivre dans un milieu privilégié.
Frédéric restera toute sa vie profondément attaché à la douceur de vivre et à la sensualité de la Sicile. D'où les accusations de débauche portées contre lui par ses ennemis.
En 1208, à quatorze ans, il atteint sa majorité légale.
Quelques mois plus tard, le pape Innocent III décide de le marier. L'épouse sera Constance d'Aragon, veuve du roi de Hongrie et de dix ans plus âgée que Frédéric. Le choix du pape est clair : en unissant maison d'Aragon et maison de Sicile il compte bien constituer à son profit une coalition dont le poids en Méditerranée sera décisif contre l'Islam.
Plus que de sa nouvelle épouse Frédéric se soucie d'imposer son autorité dans son royaume. Ce garçon à peine sorti de l'adolescence va manifester très vite les qualités d'un grand souverain. Il publie sans tarder un édit ordonnant à tous les propriétaires terriens de soumettre tous leurs titres de propriété à la curie royale aux fins d'examen. C'était, d'un trait de plume, mettre en question les pouvoirs de la féodalité, acquis au détriment de l'autorité royale. Les plus puissants barons s'étant révoltés, leurs châteaux sont assiégés, pris et rasés, les rebelles jetés en prison. Les musulmans, quant à eux, sont avertis qu'ils conserveront le droit de vivre selon leurs usages et croyances sur le sol sicilien à condition de manifester une fidélité sans faille au souverain. Puis, pour compléter l'affirmation de son pouvoir, Frédéric renvoie à leurs chères études les «conseillers» que le pape avait placés près de lui depuis son enfance, et tout spécialement le chancelier Gautier de Palearia.
I
Deux empereurs pour un empire
Innocent III va-t-il supporter cette émancipation ? Oui, car il a besoin de Frédéric. Le Welf Otton de Brunswick, qui a solennellement promis, avant d'être couronné empereur, de respecter scrupuleusement les droits, tous les droits, du Saint-Siège, s'est dépêché d'oublier ses promesses sitôt couronné. Il entend étendre sa puissance sur la Sicile, en l'enlevant à Frédéric. C'est la renaissance d'une menace contre laquelle la papauté a toujours lutté : le même homme maître de l'Italie du Nord et de l'Italie du Sud prendra dans une tenaille les Etats pontificaux.
Alors que Frédéric a déjà fait armer une galère pour s'embarquer et quitter avec les siens la Sicile dès qu'Otton approchera — le jeune roi n'a pas les moyens militaires de faire face —, il apprend que l'agresseur fait demi-tour, remonte vers le nord, regagne l'Allemagne. En vieux routier, Innocent III a retourné contre Otton le poids de l'institution impériale. Le pape a en effet fait savoir en Allemagne qu'il ne considérait plus Otton comme l'empereur légitime, qu'il l'avait d'ailleurs excommunie et qu'il convenait de le remplacer par Frédéric. Travaillée par la propagande pontificale, la Diète a élu empereur Frédéric.
Voilà affrontés deux candidats à l'empire : mieux, deux empereurs. C'est le type de situation qu'affectionne la papauté : elle peut, en jouant les arbitres, imposer au vu et au su de tous cette suprématie qu'elle revendique sur les choses de la terre comme sur celles du ciel. Mais Frédéric doit encore conquérir cet Empire que vient de lui donner le génie de l'intrigue d'Innocent III. Otton, rentré en Allemagne, n'est pas décidé à céder la place. Il faut aller le déloger.
Sans armée, sans argent pour en lever une, Frédéric II se met en route. Il n'a pour lui que la certitude, inébranlable, d'incarner la majesté impériale, d'être le légitime successeur du grand Barberousse et d'avoir par conséquent pour mission sacrée de restaurer, dans toute sa grandeur, l'empire. Ayant échappé de justesse aux embuscades des Milanais — irréconciliables ennemis des Hohenstaufen — Frédéric II passe en Suisse, où il trouve l'appui armé de puissants ecclésiastiques, l'évêque de Coire, l'abbé de Saint-Gall. Le voilà à la tête d'un embryon d'armée. La ville de Constance, où Otton, accouru avec une forte armée, compte bivouaquer, se donne en fait à Frédéric II.
Otton joue sa dernière carte en juillet 1214, en s'alliant aux Anglais contre la France. Au soir de la bataille de Bouvines, la partie est définitivement perdue pour lui.
Il a abandonné sur le champ de bataille les insignes impériaux et un aigle d'or, que Philippe Auguste fait porter à Frédéric II. Celui-ci peut, un an plus tard, se faire couronner solennellement à Aix-la-Chapelle, selon l'antique cérémonial.
I
Le vieux rêve romain
Frédéric se sent infiniment plus à son aise dans son royaume de Sicile qu'en Allemagne. Par goût personnel, sans doute. Mais aussi, peut-être, parce que la Sicile, par sa position, peut devenir l’épicentre géopolitique d'un empire méditerranéen. Frédéric, qui se remarie en 1225, après la mort de Constance, avec la fille du roi de Jérusalem Jean de Brienne, est probablement hanté par le vieux rêve romain : les aigles impériales régnant d'un bord à l'autre de la Méditerranée. Mais — contrairement à ce qu'ont pu croire certains auteurs — Frédéric II n'a rien d'un utopiste. Il sait bien que, depuis la renaissance de l'empire, sous Otton Ier (962), celui qui porte la couronne impériale est condamné à partager ses soins entre les deux pôles de son domaine, l'Allemagne et l'Italie. Perpétuel écartèlement, qui oblige chaque empereur à un va-et-vient sans cesse recommencé, sous peine de voir l'anarchie se développer dans l'un ou l'autre pays. Frédéric fait taire ses préférences, et s'impose de rester plusieurs années sur le sol allemand.
Pour y faire régner sa paix et son ordre, l'empereur applique deux séries de mesures. Les unes, répressives, matent ou éliminent les seigneurs pillards qui défiaient ostensiblement l'autorité publique. Les autres organisent ce que l'on a pu appeler, à juste titre, une «révolution aristocratique». Il s'agit, en effet, de reconnaître pleinement la volonté d'indépendance des grands féodaux, laïcs ou ecclésiastiques. Ces derniers ont toujours constitué une force de soutien décisive, en face des prétentions pontificales. Frédéric leur accorde des privilèges tels — celui de battre monnaie, par exemple, est révélateur — que l'image politique de l'Allemagne qui en résulte est celle d'une confédération dont les différentes composantes ont leur vie propre, le seul lien véritablement fédérateur étant la personne de l'empereur.
Lorsqu'il revient en Italie, c'est pour recevoir du pape Honorius III - Innocent III est mort en 1216 — les insignes impériaux, à Rome. Cette cérémonie romaine, tradition indispensable pour que la dignité impériale soit reconnue pleine et entière, est chargée d'un symbolisme puissant : coiffé de la mitre d'abord, de la couronne ensuite, tenant dans ses mains le sceptre d'or massif, le globe et l'épée, l'empereur apparait à ses peuples — quoi qu'en dise l'Église — pour ce qu'il est : l'héritier de la tradition franque de la monarchie sacrée, le détenteur de cette «vertu magique, préchrétienne» qui vient du plus profond du paganisme germanique.
I
La petite croix de laine rouge
Le même jour le cardinal d'Ostie vient mettre sur la poitrine de Frédéric II une petite croix de laine rouge : rappel de la promesse faite en 1215, à Aix-la-Chapelle, de partir pour la croisade. Frédéric, à vrai dire, est peu pressé de se mettre en route. Il demande d'abord de reporter son départ jusqu'en 1221. Mais, en 1221, les Sarrasins bougent en Sicile. On reporte donc le départ en croisade pour l'année suivante. Mais la reine Constance meurt. On partira donc en 1225. En 1225, puis 1226, de nouveaux soucis accablent l'empereur : les Lombards intriguent de nouveau. L'embarquement, c'est juré, aura lieu en 1227. Honorius III disparaît avant d'avoir vu partir l'empereur.
Le successeur d'Honorius, Grégoire IX, n'est pas homme à supporter longtemps les tergiversations. Frédéric s'embarque, certes, mais en pleine mer son navire fait demi-tour : une épidémie frappe ses troupes, lui-même est malade. Sans hésitation, Grégoire IX frappe l'empereur du décret d'excommunication, délie ses sujets de leur serment d'obéissance, interdit désormais qu'ait lieu la croisade.
l’excommunié à Jérusalem
C'est donc un empereur excommunié qui quitte Brindisi le 28 juin 1228, à la tête de quarante galères voguant vers la Terre sainte. Curieuse croisade en vérité. Frédéric fait savoir au sultan Malek al-Kamil - avec lequel il est en relation épistolaire depuis plusieurs années — qu'il souhaite une solution négociée. Les deux souverains, au grand dépit des fanatiques et intégristes tant musulmans que chrétiens, trouvent un terrain d'accord. Une trêve de dix ans est conclue, les Lieux saints sont cédés aux chrétiens, trois mosquées restant consacrées au culte musulman à Jérusalem. L'empereur excommunié réussit donc, par la diplomatie, là où ont échoué quarante ans de conflit armé. Cela malgré l'opposition du clergé chrétien, qui refuse de célébrer l'entrée de Frédéric à Jérusalem. L'empereur, en un geste qui en dit long, se couronne lui-même roi de Jérusalem. Il prend plaisir, lui qui se sent étranger à tout fanatisme et à tout sectarisme religieux, à converser très librement avec des lettrés musulmans, aussi détachés que lui des passions partisanes. Ce refus de l'intolérance monothéiste ne lui sera jamais pardonné.
De retour en Italie, l'empereur peut se donner tout entier à l'œuvre qui compte pour lui en priorité : créer un État digne de ce nom, baigné et animé d'une culture héritée de l'Antiquité.
Le premier devoir du monarque est d'être un justicier.
Frédéric fait établir un recueil de lois clair et rationnel, les Constitutions de Melfi, qui auront une renommée égale à celle du Code justinien.
Législateur, Frédéric est aussi un administrateur. L'introduction de nouvelles cultures (henné, indigo), les monopoles d'État du sel, du fer, des colorants, de la soie, du chanvre, la mise au point d'une administration financière stricte et efficace fournissent à l'empereur les moyens d'une grande politique. Expert lui-même en matière d'agriculture scientifique, Frédéric intervient personnellement pour encourager certaines initiatives.
La vision romaine de l'Empire qui guide Frédéric II est marquée, symboliquement, par les titres que lui donnent les documents officiels : (Frédéric empereur, César romain toujours auguste, roi d'Italie, de Sicile, de Jérusalem et d'Arles, heureux vainqueur et triomphateur). Même symbolisme sur les augustales, pièces d'or que Frédéric fait frapper et où l'avers porte son effigie en empereur romain couronné de rayons de soleil, le revers l'aigle impériale romaine.
I
Une atmosphère de propreté des plus païennes
Constructeur, il fait édifier des châteaux forts dont les aménagements intérieurs font d'aimables résidences, comme ce Castel del Monte, dont Frédéric est, là encore, l'architecte, et qui était orné de sculptures annonçant, deux siècles à l'avance, la Renaissance. Qui possédait aussi plusieurs salles de bain. «A une époque, note malicieusement Georgina Masson, où la saleté était souvent tenue pour un signe extérieur et visible de la chasteté chrétienne, le bain quotidien de l'empereur, pris même le dimanche, était considéré comme un scandale évident, presque un manque d'égard envers Dieu (...) Il semble d'après cela que la cour de Frédéric était tout empreinte d'une atmosphère de propreté des plus païennes. »
Suspect, pour l'Église, était de même l'intérêt manifesté par Frédéric pour la connaissance scientifique. L'empereur s'intéresse aux sciences naturelles et fait procéder à des expériences médicales. Il s'entoure aussi de poètes, qui font de sa cour un foyer de littérature courtoise. L'empereur lui-même écrit des vers — Dante le tiendra pour le père de la poésie italienne — et rédige un magistral traité de fauconnerie.
Une soif de connaître, de percer les secrets du monde entraîne Frédéric à envoyer aux plus réputés savants du monde musulman des «Questions» destinées à susciter un débat philosophique fondamental. Interrogations sur l'immortalité de l'âme, sur l'éternité du monde qui constituent autant de sujets brûlants.
On comprend que les bruits les plus fâcheux aient été répandus par ses adversaires sur l'orthodoxie chrétienne de Frédéric. En 1239, le pape Grégoire IX l'accuse formellement d'avoir nié que Jésus fût né d'une vierge, et d'avoir déclaré que le monde avait été trompé par trois imposteurs : Moïse, Jésus et Mahomet «De foi en Dieu, il n'en avait aucune», note quant à lui le chroniqueur franciscain Fra Salimbene.
Les dix dernières années du souverain sont marquées par une lutte de plus en plus implacable entre l'empire et la papauté. Le pape Innocent IV «fait de la théocratie une doctrine "totale"» (...) et, allant au bout de sa logique, Innocent IV excommunie et dépose Frédéric II lors du concile de Lyon, en 1245.
Seule la mort, pourtant, pourra abattre son adversaire. Sa disparition, en 1250, ouvre pour l'empire une tragique période d'abaissement : c'est «le grand interrègne». «Le grand règne de Frédéric II finit en catastrophe, remarque Robert Folz. Mais, si celle-ci emporta l'empire en tant qu'institution (...) elle ne peut déraciner de l'esprit des hommes l'espérance que le nom du dernier Staufen continuait à cristalliser.» Beaucoup crurent que, comme Barberousse, Frédéric II, réfugié au plus profond des montagnes d'Allemagne, attendait l'heure de faire renaitre l'empire.
P. VIAL
I-Média n°304 – La Convention Citoyenne : manip politique, médias complices
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Le merveilleux païen dans le procès de la Pucelle
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Que n'a-t ’on écrit sur Jeanne d'Arc ? Aujourd'hui encore, des écrivains, qui ne sont pas romanciers mais pensent être historiens, vous content qu'elle ne fut pas brûlée à Rouen, et qu'elle revint en Lorraine sous le nom de Jeanne des Armoises... D'autres, plus sérieux, s'interrogent sur ses origines. Quelques-uns voient en elle une envoyée de Dieu. D'autres se demandent ce qu'il serait advenu de l'histoire du monde si, à Vaucouleurs, plutôt que de l'envoyer au roi de France, on l'avait renvoyée garder ses moutons. Déjà en son temps, l'opinion sur la Pucelle était partagée : certains voyaient en elle une sorcière, tandis que d'autres l'adoraient comme une sainte ou comme une prophétesse. Une chronique - anglaise, évidemment... - du XVe siècle rapportant son arrestation par les Bourguignons énonce sans ambages cette appréciation : « Et le vingt-troisième jour de mai vers la nuit devant la ville de Compiègne, fut prise sur le champ de bataille une femme avec beaucoup de nobles capitaines, qu'on appelait la Pucelle de Dieu, une mauvaise sorcière, par la puissance de laquelle le dauphin et tous nos adversaires croyaient fermement conquérir toute la France, et n'avoir jamais le dessous en aucun lieu où elle serait présente, car ils la regardaient entre eux comme une prophétesse et une grande déesse. »
Bref, chez Jeanne d'Arc, ésotéristes, romanciers, historiens, patriotes à la sauce Pétain, catholiques un peu intégristes, académiciens, cinéastes, fous de Dieu, anglophobes, xénophobes, tous trouvent de quoi les satisfaire. Ce qui explique que l’on a droit à une manne de livres où il y a à boire et à manger...
Mon propos n'est pas l'histoire de Jeanne d'Arc, ni ses origines, ni les causes de sa mission, ni les conséquences de son action, ni ses influences sur l'histoire de la France et de l'Europe... Laissons cela à d'autres, plus compétents.
Mais, puisque, pour certains de ses contemporains, elle était sorcière - ils n'imaginaient pas, les pauvres, qu'un jour elle serait sainte -, il m'a paru intéressant de consulter les pièces de son procès afin d'en extraire tout ce qui a trait au folklore. N'est-il pas souvent question, dans ce procès, de fées ? Et même d'une mandragore ?
De quoi ravir le folkloriste.
Le réquisitoire
Le 27 mars 1431, le promoteur, Jean d'Estivet, chanoine des églises de Bayeux et de Beauvais, lut devant Jeanne d'Arc, les deux juges et les trente assesseurs présents, un acte d'accusation en latin. Jeanne objecta qu'elle ne comprenait pas le latin. Après délibération, juges et assesseurs décidèrent que ce réquisitoire serait lu et exposé en français, et que l'accusée aurait latitude et temps de répondre à chacun des griefs. Un juge, Pierre Cauchon, expliqua à Jeanne qu'ils étaient là pour procéder avec pitié et mansuétude, et non pas dans un esprit de vengeance. Il l'exhorta à se choisir un ou plusieurs avocats parmi ceux qui assistaient au procès dans la grande salle du château de Rouen. Jeanne refusa, disant que Dieu était son meilleur conseil.
Les 27 et 28 mars, Thomas de Courcelles, délégué de l'université de Paris, lut donc à Jeanne, en français, les soixante-dix articles du réquisitoire du promoteur. Les réponses de l'accusée à chaque article furent enregistrées. Ce réquisitoire se basait notamment sur une enquête ordonnée par Pierre Cauchon auprès des habitants de Domremy.
Dans le réquisitoire contre Jeanne d'Arc, à l'article IV, on lit : « Dans sa jeunesse, elle n'a appris ni sa croyance ni les principes de la foi, mais elle a été instruite et initiée par certaines vieilles femmes à faire des sorcelleries, divinations, et autres pratiques superstitieuses ou arts magiques. De tout temps, plusieurs habitants de ces villages ont été réputés comme de fervents jeteurs de ces maléfices. Jeanne, elle-même, a reconnu avoir ouï dire beaucoup de récits concernant les visions et les apparitions de fées ou d'esprits de fées de la part de plusieurs villageois, mais spécialement de sa marraine. Ce n'est cependant pas celle-ci mais d'autres qui l'ont instruite de ces maléfices et l'ont imprégnée de ces pernicieuses erreurs, au point qu'elle a confessé que jusqu'à ce temps-ci elle n'a pas su que les fées étaient des malins esprits. » Jeanne nia savoir ce qu'étaient les fées et assura qu'elle était bonne chrétienne. On lui demanda de réciter son Credo et elle refusa, disant qu'elle l'avait déjà fait à son confesseur.
L'article V va encore plus loin : « Non loin du village de Domremy, existe un arbre charmé, un hêtre, appelé par certains l'arbre des Dames ou l'arbre des Fées, près duquel jaillit une fontaine ; à l'entour vivent des fées, des malins esprits, avec lesquels ceux qui s'adonnent à la sorcellerie ont coutume de danser la nuit autour de l'arbre et de la fontaine. La fontaine est réputée guérir les fiévreux et les malades en général qui boivent de son eau ; Jeanne elle-même en a bu. C'est là également, et non sous l'arbre, que les saintes Catherine et Marguerite lui ont parlé et qu'elle les y a entendues ; mais elle ne sait plus ce qu'elles lui dirent. »
Jeanne expliqua que sa marraine, prénommée elle aussi Jeanne, et dont elle tient son prénom, a vu les fées à l'arbre ; du moins, c'est ce qu'elle lui a dit. L'accusée dit que jamais sa marraine n'a eu la réputation d'être une devineresse ou une sorcière. Quant aux fées, elle ne sait trop si elle savait avant le procès qu'il s'agit de malins esprits, elle a seulement entendu dire que ceux qui voyagent en l'air avec ces fées se rendent au sabbat le jeudi.
L'article VI tente de démontrer que le comportement de Jeanne d'Arc à l'arbre aux Fées la range elle aussi parmi les sorcières : « Elle invoquait les démons et communiquait avec eux auprès de l'arbre et de la fontaine où elle se rendait seule, le plus souvent de nuit, parfois le jour, aux heures qu'on célébrait le service divin à l'église, pour danser et faire son sabbat. En dansant, elle tournait autour de la source et de l'arbre. Et après cela, elle faisait des bouquets d'herbes variées et de fleurs qu'elle attachait aux branches du même arbre, tout en fredonnant, avant et après, certaines chansons et chants, accompagnés d'invocations, de sortilèges et d'autres maléfices. Au matin suivant, ces bouquets avaient disparu. »
L'article VII accuse Jeanne « d'avoir été accoutumée de porter une mandragore en son sein, espérant, par ce moyen, obtenir une fortune prospère en richesses et choses temporelles, affirmant qu'une mandragore de ce genre avait vigueur et effet ».
Avec la mandragore ou plus exactement la racine de cette plante, nous entrons dans le monde de la sorcellerie. L'abbé Lecanu, dans son Histoire de Satan, en 1861, la décrit ainsi : elle était « réputée pour rendre heureux, faire trouver des trésors, multiplier les richesses, préserver des malheurs, rendre le Diable propice, détourner le tonnerre, arrêter l'incendie, préserver les troupeaux, garantir de la peste, prolonger la vie, suppléer, en un mot, à l'esprit, au bon sens, au jugement, à l'habileté de ceux qui n'en avaient pas. Il y avait des marchands qui en faisaient commerce, et qui savaient achever de lui donner cette forme à demi humaine que la nature a ébauchée. »
En effet, la racine de la mandragore a la forme, assez grossièrement ébauchée, d'un enfant de la ceinture aux pieds. Certains petits malins utilisaient n'importe quelle racine qu'ils sculptaient et dans laquelle ils incrustaient des graines de millet ou d'orge afin qu'une fois germées elles figurent les poils du corps. Le mieux était donc de se méfier de ces marchands, qui vendaient une marchandise à la fois douteuse et coûteuse, et de récolter soi-même sa propre mandragore. Les plus efficaces étaient recueillies au pied des gibets, on disait qu'elles étaient nées des larmes des pendus - en fait ces larmes étaient le sperme émis par la dernière érection du condamné, mais ecclésiastiques et folkloristes ont pour point commun une certaine pudeur. Encore fallait-il s'entourer, pour la récolter, d'un luxe de précautions : afin d'éviter de mourir dans l'année, on dégageait la racine soigneusement, puis on y attachait un chien. Il suffisait alors de reculer de quelques mètres et, montrant quelque os à l'animal, de l'attirer à soi ; en venant ainsi, le chien finissait d'arracher lui-même la mandragore et endossait la malédiction qui y était liée. La mandragore, souvent habillée en enfant, était alors placée dans un linge de lin ou de soie. On conte qu'en la nourrissant de sang humain, elle vivait longtemps et vous rendait tous les services énumérés plus haut. On connaît plusieurs cas, en France, de mandragores brûlées par ordre des autorités religieuses.
Jeanne d'Arc concéda qu'il y avait une mandragore près de son village, près de l'arbre aux Fées, sous un coudrier. Elle dit ne connaître cela que par ouï-dire, et ajouta qu'elle savait qu'une mandragore sert à faire venir l'argent. Pour quelqu'un qui en a simplement entendu parler...
Les interrogatoires
À la lecture des interrogatoires, on sent une Jeanne d'Arc tendue, se contredisant. Ainsi, interrogée à nouveau sur l'arbre des Fées, elle reconnaît avoir « ouï dire par plusieurs anciens que les fées avaient leur repaire à l'arbre ». Quand on lui demande si ces anciens sont de sa famille, elle affirme : « Non, ils ne sont pas de mon lignage », pour reconnaitre un peu plus loin que sa propre marraine lui a dit qu'elle avait elle-même vu les fées près de cet arbre. Quand on lui demande si elle-même a vu aussi les fées, elle répond bizarrement : « Je n'ai jamais vu de fées à l'arbre, que je sache. » Réponse qui entraîne une nouvelle question de l'interrogateur : « Les avez-vous vues ailleurs ? » et une réponse ambiguë : « Je ne sais pas si je les ai vues ou non ailleurs. »
Remettons ce système de défense à notre époque, remplaçons les fées par des complices, et il n'est point difficile d'imaginer les réactions de l'avocat général.
Quant à la mandragore, Jeanne ne sait pas à quoi elle sert et ne sait pas non plus exactement où elle se trouve. Puis, sur nouvelles questions, elle précise qu'il s'en trouve une sous un coudrier situé tout à côté de l'arbre des Fées, et que cela sert à faire venir l'argent.
Reste, près de cet arbre, la fontaine, dite aujourd'hui encore fontaine des Fiévreux, entre Domremy et l'actuelle basilique. Jeanne reconnaît avoir bu de cette eau mais ne croit pas à ses vertus.
Bref, tout cela laisse perplexe. On sent là quelque malaise...
Le procès en réhabilitation
En 1455, la famille de Jeanne d'Arc entama un procès en réhabilitation qui devait annuler le jugement de 1431. Je ne parlerai ici que des éléments de folklore qui apparaissent dans cette contre-enquête.
Plusieurs personnes évoquèrent la fontaine des Fiévreux, disant que ceux qui ont la fièvre vont boire de son eau pour être guéris, et que la jeunesse de Domremy, chaque année, au dimanche dit communément « des Fontaines », allait danser et manger près de l'arbre des Fées et boire à ladite fontaine. Ce dimanche des Fontaines, qu'on appelle aussi le dimanche de Laetare, était dans le Barrois, dans le pays messin, dans une partie de la vallée de la Meuse, ainsi que dans le Perche consacré à une fête réservée à la jeunesse fête qui avait ses origines dans des rites païens.
On entendit donc trente-quatre témoins de Domremy et des alentours immédiats, et dix parlèrent de l'arbre aux Fées Un laboureur, Jean Morel, âgé alors d'environ soixante-dix ans - et parrain de Jeanne d'Arc - déclara sous serment « qu'au sujet de l'arbre, qu'on appelle des Dames, il entendit dire autrefois que des femmes ou personnes surnaturelles, qui portaient le nom de fées, allaient anciennement danser sous cet arbre Mais, à ce qu'on dit, après que l'évangile de saint Jean est lu et récité, elles n'y vont plus ».
C'est merveilleux d'avoir un témoin né vers 1385, parlant de l'évangile de saint Jean et des fées, et de retrouver la même croyance aujourd'hui. Ainsi, Mme Maria Pierret, née à Alle-sur-Semois en 1906, m'a-t-elle conté que les fées « dorment quelque part sous la terre, et qu'elles reviendront le jour où le curé ne récitera plus à la messe l'évangile de saint Jean ».
Roger Maudhuy
Notes :
D'après Procès de condamnation de Jeanne d'Arc, édition de P. Tisset et Y. Lanhers, Paris, 1960 ; Jean Fraikin, Regards sur l'au-delà de Jeanne d'Arc, in Tradition Wallonne, tome X, 1993 ; Jean Fraikin, La Lorraine de Jeanne d'Arc, in Le Pays Gaumais, 1993-1996, pp. 229-266; E. Stofflet, La Légende du Bois-Chenu à Domremy-la-Pucelle, in Bulletin Mensuel de la Société d'Archéologie Lorraine et du Musée Historique Lorrain, tome X, 1910 ; E. Stofflet, Les Fontaines de Jeanne d'Arc à Domremy, in Bulletin de la Société d'Archéologie Lorraine, tome XIII, 1913, pp. 57-59 ; A, Vallet de Viriville, Procès de condamnation de Jeanne D’arc dite la Pucelle d'Orléans, Paris, 1867 ; enquête de Fauteur à Domremy-la-Pucelle. Sur la mandragore : abbé Lecanu, Histoire de Satan, Sa chute, son culte, ses manifestations, ses œuvres, la guerre qu'il fait à Dieu et aux hommes, Paris, 1861, p. 292 ; Roland Villeneuve, Dictionnaire du Diable, Paris, 1998, pp. 604-606
Sources : la Lorraine des légendes – Roger Maudhuy – Ed. France-Empire, 2004.
VESTIGES DE CULTE (OU L’ÉRADICATION DES CULTES PAÏENS)
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- Catégorie : PAGANISME
Les actes des conciles et des synodes, les vies de saints, les homélies et les sermons du haut Moyen Age sont tous d'accord sur un point : la christianisation des païens est très imparfaite et n'a pas fait disparaître des pratiques diaboliques, sacrilèges et hautement condamnables. Or, parmi celles-ci, le culte rendu à des lieux ou en certains lieux occupe une place considérable, et lesdits lieux sont toujours les mêmes, ce qui retient l'attention.
Vers 563, Grégoire de Tours blâme le laxisme des prêtres qui tolèrent la persistance d'un culte des pierres, des arbres et des sources, « lieux désignés des païens ». L’Epistola canonica, que l'on date du VIe siècle, parle de « ces hommes déraisonnables qui vouent un culte sacrilège aux sources et aux arbres », ce que le synode d'Agde interdit en 506, tandis que les pénitentiels taxent d'une pénitence de trois années au pain et à l'eau ceux qui propitient les lieux cités. Césaire d'Arles (470-542) (1) se heurte à ses ouailles qui refusent d'abandonner les pratiques ancestrales et ne veulent pas abattre et brûler les arbres sacrés, ni cesser d'adresser des vœux aux sources et aux fontaines, ni de fréquenter des sanctuaires qui sont reconstruits sitôt détruits. « Nul ne doit rendre un culte aux arbres » est un ordre que Césaire répète inlassablement. « Si vous voyez encore des gens rendre un culte à des arbres ou à des sources [...], dit-il ailleurs, faites-leur des reproches très sévères, car quiconque a commis ce péché perd le sacrement de baptême. » Infatigable, il revient à la charge : « Je vous exhorte de nouveau à détruire tous les sanctuaires païens, où que vous en trouviez ; ne priez pas auprès des fontaines [...]. Si quelqu'un sait que près de sa maison se trouvent des autels ou un sanctuaire païen, ou des arbres auxquels on rend un culte païen, qu'il s'applique à les abattre, à les mettre en pièces ou à les couper à la racine. » II serait facile de produire ici mille exemples disant la même chose et émanant d'auteurs de tout l'Occident médiéval.
Vers 658, le synode de Nantes parle des arbres sacrés et indique que l'on n'ose en couper une branche ou un rejet, et que les gens, trompés par le diable, « vénèrent les pierres des lieux en ruine et dans les forêts ». Un sermon carolingien cite « les arbres sacrés de Jupiter ou de Mercure », ces noms dissimulant, bien sûr, des divinités n'ayant qu'un lointain rapport avec les dieux romains dont elles portent le nom. Mais l'interprétation romaine et chrétienne est omniprésente et occulte les traditions indigènes. L'Homélie sur les sacrilèges (VIIIe siècle) nous apprend que les chrétiens observent les Neptunalia (23 juillet) près des fontaines, des rivières et de la mer. La liste des lieux est complétée par la Vie de saint Eloi, rédigée au VIe siècle par Audoenus, qui ajoute les bornes, les limites et les carrefours où l'on allume des cierges et où l'on fait des offrandes, ce que signale déjà Pirmin de Reichenau dans un passage éloquent :
« N'adorez pas les idoles, les pierres, les arbres, les lieux retirés, les sources ou les croisées des chemins. Ne vous en remettez pas aux enchanteurs, aux sorciers, aux magiciens, aux haruspices, aux devins, aux mages, aux jeteurs de sorts. Ne croyez pas à la signification magique des éternuements, ni aux superstitions relatives aux petits oiseaux, ni aux maléfices diaboliques. Qu'est-ce donc, sinon un culte démoniaque que de célébrer les Vulcanales et les calendes, de tresser des lauriers, d'être attentif aux positions du pied, d'étendre la main sur des troncs d'arbre, de jeter du vin et du pain dans les sources [...]. N'accrochez pas aux croisées des chemins ou aux arbres des reproductions en bois des membres humains [...]. Aucun chrétien ne chantera des chansons à l'église, à la maison, à la croisée des chemins (2)... » (Liber scarapsus).
Le synode de Szabolcs (Hongrie) fait, en 1092, état de sacrifices aux puits, et le traité sur la Raison de catéchiser les paysans, rédigé vers 800 dans le cadre de l'évangélisation des païens, parle deux fois de sacrifices adressés aux lieux écartés (ad angulos). Nous savons aussi que ces cérémonies s'accompagnaient de repas sacrificiels. L'Homélie sur les sacrilèges cite des sacrifices d'animaux dont la chair était ensuite mangée ; ils avaient lieu « sur d'antiques autels et dans les bois sacrés », et le Capitulaire des provinces saxonnes interdit ces banquets faits « en l'honneur des démons ».
Il ne faudrait surtout pas croire que l'on adore l'objet — source, arbre, pierre, etc. —, erreur trop souvent commise. Non, on s'adresse à la puissance qui l'habite, au numen, au génie, au démon. Le concile d'Agde nous dit expressément que les hommes croient qu'un être numineux y réside.
Il ne faudrait pas non plus s'enfoncer dans une autre erreur qui se répète avec une belle régularité. De nombreux savants ont considéré que le témoignage de la littérature ecclésiastique n'était pas valable car il attribuait aux peuples de l'Occident médiéval un paganisme romain et, qu'en outre, le contenu des sermons et des pénitentiels, des actes des conciles et des synodes, ne reflétait nullement la réalité car nous aurions une tradition fermée sur elle-même, ne faisant qu'indéfiniment répéter les mêmes choses, chaque texte en recopiant un autre et étant lui-même la source à laquelle puisent les clercs habitant d'autres horizons.
C'est en partie exact, mais si l'on confronte ces traditions aux témoignages des littératures en langue vulgaire, ce que les historiens oublient trop souvent de faire, les écartant sous prétexte que ce ne sont qu'affabulations romanesques, on découvre que les écrits catéchétiques sont, au même titre que la littérature narrative, un miroir, certes plus ou moins déformant, de la réalité. Nul clerc, nul écrivain ne s'écarte beaucoup de celle-ci, elle nourrit les écrits, comme aujourd'hui, car on n'invente jamais ce que l'on ignore. Commentant un passage du Liber scarapsus de Pirmin de Reichenau cité plus haut, Philippe Walter a fort justement attiré l'attention sur ce point :
« La réalité contemporaine s'exprime ici sous le voile d'une culture antique qui contribue à estomper certains traits spécifiques pour les dissoudre dans un fantasme obsessionnel du paganisme universel. Il va de soi cependant que certaines pratiques ici condamnées ont aussi dû être réellement observées par l’abbé. Dans la lecture d'un tel texte, on doit donc s'aviser qu'un écran de culture humaniste et une topique de l'anathème peuvent toujours s'interposer entre les éventuelles choses vues et l'observateur qui ne vise nullement la relative objectivité de l'ethnologue moderne (3). »
Les vies de saints exaltant, entre autres choses, les victoires du christianisme sur le paganisme, livrent un complément d'information (4). Les arbres sacrés tombent sous la hache des hommes de Dieu. Sulpice Sévère, évêque de Bourges (584-591), rapporte comment saint Martin fit abattre un pin, ou un poirier, proche d'un sanctuaire, « parce qu'il était dédié au démon ». Saint Barbat, mort en 682, qui vécut à Bénévent sous les rois Grimoald et Romuald, abat l'arbre sacré où les Lombards suspendaient la peau des animaux tués, de la viande, etc. Saint Amateur, décédé en 418, évêque d’Auxerre, déracine un pin aux branches duquel le futur saint Germain suspendait la tête des bêtes sauvages qu'il avait abattues à la chasse. En 725, saint Boniface abat le chêne sacré que les Hessois adoraient à Geismar, et en 772 Charlemagne détruit l’Irminsul saxon. Vers 1070, une scolie à l'Histoire des évêques de l'Eglise de Hambourg, d'Adam de Brème, dit, à propos du sanctuaire païen d'Uppsal : « Près du temple, il y a un arbre toujours vert, immense. A ses pieds, une source où les païens ont coutume de déposer leurs victimes, qui sont noyées si ce sont des êtres humains. Si les noyés ne remontent pas, cela signifie que le sacrifice est accepté (5). »
Les eaux possèdent aussi leurs zélateurs. Au VIe siècle, Grégoire de Tours décrit le culte dont est l'objet le lac de Saint-Andéol, dans le Massif central :
« A une certaine époque, une multitude de gens à la campagne faisaient comme des libations à ce lac. Ils y jetaient des linges ou des pièces d'étoffes servant de vêtement aux hommes, quelques-uns des toisons de laine ; le plus grand nombre y jetaient des fromages, des gâteaux de cire, du pain, et chacun, suivant sa richesse, des objets qu'il serait trop long d'énumérer. Ils venaient avec des chariots, apportant de quoi boire et manger, abattaient des animaux et, pendant trois jours, ils se livraient à la bonne chère. Le quatrième jour, au moment de partir, ils étaient assaillis par une tempête, accompagnée de tonnerre et d'éclairs immenses, et il descendait du ciel une pluie si forte et une grêle si violente qu'à peine chacun des assistants croyait-il pouvoir échapper. Les choses se passaient ainsi tous les ans et la superstition tenait enveloppé le peuple irréfléchi (6). » (De gloria confessorum II, 6).
Les exemples sont légion et on peut même en trouver jusqu’à une époque récente — au XIXe siècle, on jetait encore des pièces de monnaie dans le lac de Saint-Andéol —, même s'ils sont fortement christianisés. Que cherchaient donc à obtenir les païens par leurs sacrifices et leurs vœux ? Au lac de Saint-Andéol, la pluie, ailleurs, la guérison, comme le dit clairement un capitulaire carolingien. Même si les textes restent en général très discrets, il est relativement facile de voir que priment des considérations concernant l'alimentation et la santé. On espère avoir la suffisance, donc de l'eau pour les cultures, et du soleil pour leur croissance ; on désire que le gibier ne manque point. On attend des génies locaux neutralité ou bienveillance afin qu'ils vous laissent en paix, c'est-à-dire n'envoient aucune maladie par le biais de leurs flèches invisibles, et qu'ils ne s'en prennent pas au bétail.
Prenons le Livre de la colonisation de l’Islande, dont l'une des rédactions est due à Sturla Thordarson (1214-1284), car il nous présente un paganisme encore bien vivant et ses informations recoupent celles de la littérature cléricale (7). Voici Thorir Snepill, habitant de Lundr : « II vouait un culte à un bosquet d'arbres » (S 237). Voilà Eyvind, colonisateur du Flateyardal : « II vouait un culte aux Pierres-de-Gunnr » (S 241). Thorstein au Nez rouge voue un culte à la cascade auprès de laquelle il demeure (S 255) ; la nuit où il mourut, tous ses moutons tombèrent dans la cascade. Dans la Saga de saint Olaf (8), il est question d'un monstre mi-femme, mi-baleine : « Les indigènes lui adressaient des sacrifices et le tenaient pour un bon protecteur du pays. »
Les lois chrétiennes (Kristenret) du Gulathing, en Norvège, reprochent aux païens de « croire aux génies du lieu (landvaettir), que ce soit dans les bosquets d'arbres ou dans les tertres ou dans les cascades », remarque d'une importance exceptionnelle car on nous dit ici que le culte ne s'adresse pas aux grands dieux du panthéon germanique, mais aux forces numineuses proches de l'homme, et ayant donc une grande importance pour sa vie quotidienne. Les Lois des Gutes (Gutalagen) blâment ceux qui portent leurs vœux aux bosquets, aux tumuli, aux idoles et aux lieux entourés d'une clôture (loca palis circumsepta), — et elles nous fournissent deux locutions intéressantes : trua à huit, trua à hauga, « croire aux collines, aux tertres ». On se souviendra aussi des paroles de Tacite :
« Les Germains consacrent des bois sacrés et des bocages et appellent du nom des dieux ce mystère qu'ils voient seulement grâce à leur vénération. C'est là qu'ils conservent les images et les étendards qu'ils portent au combat. » (Germania IX et VII).
Dans la Pharsale, Lucain décrit ainsi un bois sacré proche de Marseille assiégée par César (III, 399 sqq.) :
« II y avait un bois sacré qui, depuis un âge très reculé, n'avait jamais été profané. Il entourait de ses rameaux entrelacés un air ténébreux et des ombres glacées, impénétrables au soleil [...]. S'il faut en croire l'Antiquité admiratrice des êtres célestes, les oiseaux craignent de se percher sur les branches de ce bois et les bêtes sauvages de coucher dans les repaires; le vent ne s'abat pas sur les futaies, ni la foudre qui jaillit des sombres nuages. Ces arbres qui ne présentent leur feuillage à aucune brise inspirent une horreur toute particulière. Une eau abondante tombe des noires fontaines, les mornes statues des dieux sont sans art et se dressent, informes, sur les troncs coupés... »
Même son de cloche chez Adam de Brème (1,7) qui ajoute : « Ils vénèrent les arbres feuillus et les sources. » Les païens, dit-il un peu plus loin, « nous interdisent encore aujourd'hui l'accès de leurs bois sacrés et de leurs sources, car ils prétendent que la présence des chrétiens les souillerait » (IV, 18). Vers 1220, Oliverus Scholerus indique que les Pruthènes adorent les nymphes des forêts et des fleuves, et au milieu du XVe siècle, Jérôme de Prague précise qu'ils « vénèrent les bois consacrés aux démons » et surtout les chênes très vieux. La Saga de Hervör et du Roi Heidrek (Hervarar saga ok Heidreks konungs) mentionne l'existence d'un arbre aux sacrifices. La Vie de saint Willibrord indique que sur l'île où les Frisons adoraient Fo(r)site, « personne n'osait toucher quoi que ce soit, même pas puiser de l'eau à la source qui bouillonnait là, sauf en se taisant ». Chez les Celtes, l'if de Ross, le chêne de Mughna et le frêne d'Uisnedr attestent les mêmes croyances (9), et en France, il y a encore peu de temps, on se rendait en procession au chêne de saint Quirin, Souvenons-nous aussi que Jeanne d'Arc fut accusée d'avoir fréquenté un vieux chêne sous les branches duquel était une fontaine, et que l'on appelait le Chêne du Destin ou encore Chêne des Fées de Bourlemont (10)...
Claude Lecouteux
Notes :
- 1) C.d’Arles, sermons au peuple, éd. et trad. M.J.Delage, 2 vol., Paris, 1971.
- 2) P.de Reichenau, Dicta de singulis libris canonicis seu liber scarapsus chap. 22, éd. G. Jecker, 1927.
- 3) Ph.Walter, la mémoire du temps.
- 4) Cf. C. Clemen, Fontes historiae religionis germanicae, Berlin, 1928.
- 5) A. de Brême, Gesta ecclesiae hammaburgensis pontificum IV, 26
- 6) Cité par Ph. Walter, Canicule. Essai de mythologie sur Yvain de Chrétien de Troyes, Paris, 1988.
- 7) Landnamabok, éd. J. benediktsson, 2 vol., Reykjavik, 1968.
- 8) Olafs saga hins helga, chap. 15, éd. et trad. allemande par A. Heinrichs et alii, Heidelberg, 1982.
- 9) Cf. Chr.J. Guyonvarc’h, Françoise Leroux, les druides, Rennes, 1986.
- 10) Cf.J. Fraikin, « l’arbre des fées, le bois chenu et la prophétie de Merlin », Mythologie française, 1987.
Sources ; démons et génies du terroir au moyen Age – Ed. IMMAGO 1995.
MONTHERLANT FAMILIER
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- Catégorie : Littérature
S'accomplissant dans la mort, le « secret de Montherlant » ne sera donc jamais percé. L'homme a voulu jusqu'au bout s'enfermer dans sa légende, que défendait sa solitude. On ne pourra plus, maintenant, que se demander quels mouvements de l'âme se dissimulaient derrière cette attitude singulière, qui l'a tenu si jalousement à l'écart de son siècle et de la société littéraire pendant plus de cinquante ans. Reste l'œuvre, c'est-à-dire le principal. Quelles que soient les révélations auxquelles historiens et critiques pourront parvenir, en s'infiltrant à travers la muraille dont l'auteur des Célibataires avait entouré sa vie privée, son caractère, ses sentiments profonds (et dont il lui est arrivé de dire qu'on pourrait en voir surgir l'objet d'un « scandale surprenant»), ces découvertes ne changeraient rien à la valeur propre du Songe, des Jeunes filles, de Port-Royal, des Garçons, du Maître de Santiago, des Carnets, du Chaos et la nuit.
La première impression qu'on tire de ces livres si divers, mais unis par ces signes non équivoques qui annoncent la présence du génie, touche au langage qu'on y entend.
Langage tout à fait différent de celui que parlait l'auteur en son particulier. La plume à la main, son esprit s'élevait de plusieurs degrés, pour la raison très simple que son style écrit refusait de se confondre avec le «français courant», dont les négligences et les indigences font un si triste accompagnement aux progrès intellectuels et matériels de notre époque.
Montherlant a su nous faire entendre à peu près la façon dont les grands écrivains du dix-septième et du dix-huitième siècles auraient pu décrire nos mœurs, nos faits et gestes, le décor qui nous entoure, s'ils ressuscitaient. Les héros du théâtre de Montherlant, même du «théâtre en veston», s'expriment avec la syntaxe de Bossuet. Et cependant, grâce à quelques détails opportunément disposés, leurs discours nous paraissent naturels en 1972. Ainsi, l’une des bases les plus essentielles de notre littérature et de notre culture demeure utilisable, en dépit des constructions hétéroclites dont on l'a surchargée.
De Pascal à Voltaire, à Chateaubriand, à Nerval, à Proust, à Montherlant, on conçoit une tradition continue, qui n'attend plus, pour se prolonger, qu'un nouveau « classique», tel qu'ils l'ont été tour à tour.
Classique ne signifie rien d'archaïque ni de resserré, mais une façon harmonieuse et solide de dire les choses, fût-ce les plus insolites ou hardies.
Autre leçon qui se dégage de ces soixante livres, comme de tout ce qui s'y ajoute, articles, préfaces, notes et commentaires : partout éclate une dignité qui a manqué souvent dans nos Lettres, il faut l'avouer, au cours des cent dernières années.
Point de romantisme. L'essayiste du Solstice de juin, le romancier de La rosé de sable, le dramaturge de La reine morte, n'a jamais feint d'exercer un sacerdoce social, ni prétendu distribuer à la ronde des préceptes ou des consignes. Simplement, et quelles que fussent ses erreurs, ses faiblesses, il a su imprimer à tout ce qu'il écrivait la marque du respect, qu'on ne pouvait s'empêcher de lui restituer.
On l'a dit orgueilleux, méprisant, parce que, dès qu'il écrivait, il s'interdisait toute vulgarité, comme aussi toute concession au goût public. L'exemple a été suivi. C'est de Montherlant autant que de Morand que procèdent les Nimier, les Laurent, les Nourissier, les Blondin, les Spens, les Marceau, qu'avait précédé le premier des « désinvoltes» contemporains (avec un fond de sérieux et même de tragique) : Pierre Drieu la Rochelle.
Tout commença quand parut La relève du matin. Les points de repère, en art, doivent être pris à la fin, non au début, des périodes que l'on considère. Si bien que les deux grandes dates de l'histoire littéraire, pour la France moderne, seront peut-être 1885 : mort de Victor Hugo, et 1972 : mort d'Henry de Montherlant. Je ne compare pas les talents, mais les importances respectives, chacune par rapport à son temps. Deux grands acteurs, puisque tout artiste de premier plan est contraint, à quelque moment, de jouer un rôle. Deux tempéraments strictement opposés.
Il suffit d'évoquer la mort de l'un, la mort de l'autre, et les dispositions que chacun avait prises en vue de cet évènement, avec les suites :
— pour Hugo, la veillée sous l'Arc de Triomphe, au milieu d'un bataillon de poètes, l'ostentatoire corbillard des pauvres, deux cent mille badauds se répétant des vers immortels;
— pour Montherlant, le refus de tous les hommages, l'escamotage de la dépouille ensanglantée, et les cendres sur le Forum, ironique défi d'un Romain à son pays et à son siècle.
L'auteur des Misérables avait trop d'amis. L'auteur des Célibataires n'en avait pas assez. A tous deux, dans des proportions inégales, on doit le même bienfait spirituel, qui regarde la hauteur de la civilisation. Ce mot de hauteur plaisait à Montherlant, qui repoussait le mot grandeur : c'est une des dernières observations qu'il m'ait faites.
Je me devais, interrogeant sa mémoire, de me tourner d'abord vers le plus précieux, qui est, pour un écrivain, sa part d'éternel : les idées qu'il a conçues, les phrases où il a enfermé ses idées. A présent, je voudrais revenir à sa personne et, pour cela, porter mon témoignage, en égrenant des souvenirs qui s'échelonnent de 1929 à 1972. J’avais écrit déjà, dans des « revues de jeunes», quatre ou cinq études consacrées à Montherlant, quand je l'aperçus pour la première fois : aux Nouvelles littéraires, alors dans tout leur éclat. J'y attendais Maurice Martin du Gard. D'une porte latérale jaillit un autre phénix de ces lieux, Frédéric Lefèvre, sorte de cétacé soufflant de la fumée à la place d'eau de mer, les yeux perpétuellement furieux derrière les loupes de ses lunettes.
A sa rencontre s'élança l'un des visiteurs qui patientaient avec moi. Un adolescent, aurait-on dit. Mince et vif, le profil impérieux. Et ce profil, soudain, s'amollissait, s'humiliait curieusement. Car l'auteur du Songe — c'était lui, déjà célèbre — présentait une requête à son massif interlocuteur. Le journal ne pourrait-il, de toute urgence, publier un texte qu'un tiers avait rédigé, au sujet (je crois) des Olympiques.
— Impossible ! tranchait Lefèvre, à haut et intelligible voix. Le prochain numéro des Nouvelles est complet.
— Mais enfin, n'y aurait-il pas moyen, à titre exceptionnel ?...
— Je vous répète que c'est impossible.
Bousculant le solliciteur, le cétacé regagnait son antre sous-marin. Henry de Montherlant se retournait pour gagner la sortie, après sa vaine démarche. Et je voyais les marques de la supplication, puis de la déconvenue, s'effacer sur ses traits, pour leur rendre leur physionomie ordinaire, celle de la fierté, de l'énergie, et, tout compte fait, du bonheur.
A cet âge — trente-quatre ou trente-cinq ans — le grand espoir des lettres françaises avait son allure et sa figure de jeune premier sportif, beau comme un torero qui serait aussi danseur mondain, mais avec ce regard de force et de ruse qu'il devait garder jusqu'à ses derniers jours. Dans la décennie qui suivit, j'échangeai beaucoup de lettres avec Montherlant, parce qu'il lui arrivait rarement de ne pas répondre aux critiques, après un article.
A propos des Jeunes filles, où il se moquait du monstre mariage, qu'il appelait « l'hippogriffe», j'avais écrit qu'il aurait beau faire, il finirait par enfourcher l'animal. « Vous avez failli avoir raison, me répondit-il plaisamment. Mais vous avez tort.» Par deux fois il rompit des fiançailles très sérieuses : les historiens de demain, n'en doutez pas, citeront des noms. Généralement, les lettres du « voyageur solitaire» soufflaient ensemble le froid et le chaud, me remerciant pour la moitié de mes propos et me reprochant l'autre moitié. On ne peut pas modeler un buste sans l'égratigner, ni parler d'un auteur sans lui faire de la peine. C'est le prix de la vérité.
A partir de 1943, les événements rompirent ce mince lien, qui ne devait se renouer que dix ans plus tard, quand je repris ma férule d'aristarque. Ce qui me conduisit, presque aussitôt, quai Voltaire.
Montherlant m'y reçut avec sa bonne grâce ordinaire. Mais était-ce bien Montherlant ?... Je n'en croyais pas mes yeux! Où était le «jeune premier» que sa sveltesse, sa mine altière, sa démarche allègre faisaient paraître presque grand ? Il était devenu ce petit homme épais, la tête enfoncée dans des épaules rondes, l'air d'un vieux notaire de province (à cinquante-cinq ans), qui me serrait les deux mains, dans ce salon aujourd'hui illustre, avec ses quatre meubles collés contre les murs, ses deux fenêtres basses, son entassement d'« antiques» disparates tournés vers un fauteuil.
Lors de cette visite, il me dit, par allusion à des persécutions dont, assurait-il, on le menaçait encore : « S'il en est ainsi, je ferai comme Drieu». Aveu qu'il nia, quand je le lui rappelai.
Je ne le vis pas une fois sans qu'à tel ou tel propos il prononçât le mot suicide. La dernière fois, ce fut à la table du restaurant où il m'avait invité. L'étude sur Hemingway que j'avais publiée ici (Le Spectacle du Monde, mars 1972) l'avait frappé, à cause de la fin du romancier américain. Il me questionna longuement là-dessus. « Comment, au juste, s'y est-il pris ? Et pourquoi l'a-t-il fait ?» Je répondis : « Parce qu'il devenait impuissant». Cela fit sourire Montherlant. Mais au fond de son regard meurtri, il restait quelque chose de sombre.
La fois précédente, chez lui, il s'était plaint d'un projet de « parking» souterrain, qu'on voulait construire sous sa cour : — Si l'on m'inflige cette brimade, deux mois au moins de remuements et de tintamarre, je n'ai plus qu'à me suicider.
— Pourquoi n'allez-vous pas passer une saison à la campagne ?
— Je ne peux pas. J'ai deux pièces en répétition.»
Se détendant de nouveau : « Le théâtre, c'est si amusant!»
L'obsession de la mort volontaire voisinait, dans sa pensée, avec des plaisanteries, des boutades. Il redevenait grave dans deux circonstances bien définies. Quand il parlait des femmes — à l'entendre, il avait collectionné les conquêtes féminines, mais je le soupçonnais de forcer la note. Et quand il mangeait. Car je l'ai vu gourmand. Jusqu'à s'inonder de crème au chocolat.
Dans un autre article, j'avais parlé de Gabriele d'Annunzio (Le Spectacle du Monde, juin 1971), qui fut tour à tour pour Montherlant un modèle et une tête de turc. Il me téléphona aussitôt pour me faire un grief de l'ironie avec laquelle j'avais conté l'accident dont l'écrivain italien fut victime, et le parti publicitaire qu'il en tira. Montherlant s'était repris de sympathie pour l'idole de sa jeunesse, inspirateur du Songe. Motif de ce revirement : comme d'Annunzio, il souffrait des yeux.
— Avez-vous relu Notturno? me demanda-t-il sévèrement.
C'est le recueil de poèmes composés par le «Commandante» quand il dut vivre dans le noir, pendant des semaines, pour lutter contre une menace de cécité. J'avais relu « Notturno», dont j'admirais la sérénité courageuse. C'est le livre le plus sobre de d'Annunzio. Le plus émouvant aussi.
Montherlant trouvait que je n'avais pas assez tenu compte de ce que subit moralement un homme qui craint de perdre la vue. Il me priait de noter que la méditation dannunzienne est « exempte de tout mysticisme», c'est-à-dire de tout sentiment religieux. Néanmoins, interrogé par moi, un autre jour, sur son agnosticisme, Montherlant concéda qu'« au-delà de la mort, il y a quelque chose».
En quoi consiste ce quelque chose ? il déclarait l'ignorer.
Cette conversation-là, l'avant-dernière, s'acheva par un échange de remarques sur La ville dont le prince est un enfant.
En 1953, il m'avait demandé si, à mon avis, cette pièce pouvait être représentée, j'avais répondu : « Non. Elle causerait un scandale. Mais plus tard, dans quelques années, ce serait possible, si vous coupiez deux répliques scabreuses, qui me semblent de trop».
En 1972, je le lui rappelai. Sa « tragédie moderne» était jouée avec grand succès et sans le moindre scandale. Les temps avaient changé. Avait-il coupé les deux répliques ? Il ne me répondit ni oui ni non. Soutenant toutefois que la nuance qui me choquait était nécessaire : « Sinon, mes héros n'auraient plus rien à sacrifier. Il n'y aurait plus de pièce».
La dernière fois, il discuta certains passages de mon « Secret de Montherlant» (SM d'octobre 1971). Spécialement, ce que j'avais écrit de ses fiançailles. Les deuxièmes avaient-elles été plus tendres et plus libres que les premières ?... A ce sujet, je m'étais fondé sur un passage daté des Carnets. Il secouait la tête. « II y avait beaucoup d'autres filles à ma disposition», s'écria-t-il, en brandissant la coupure de l'Argus. C'est alors, sans transition, qu'il en vint à la mort d'Hemingway. Je l'interrompis pour m'informer du sort fait à ses notes et à son journal intime. Cela le fît rire. Il en avait jeté une partie à la Seine «sans le moindre regret».
— Ces papiers n'ont plus d'intérêt. Et cela ne regarde personne... Ma vie
privée..
— Un jour ou l'autre, elle sera fouillée de fond en comble. Comme celle de tous vos prédécesseurs.
Il rougit de colère.
— Tout se saura, continuai-je. Il faut en prendre votre parti. C'est le prix dont vous payerez la qualité de grand écrivain.
Et de lui expliquer que cette qualité apparaît souvent avant même qu'elle ne soit justifiée par des ouvrages tout à fait accomplis. Il m'écoutait, avec, dans ses pauvres yeux malades, une lueur de surprise.
— Vous avez sans doute raison», conclut-il.
Sur son front tombait une ombre. Il se renversa et elle lui couvrit le visage, II se leva, me tendit la main, partit.
C'était, de nouveau, un petit homme usé, blessé, acculé, un vieillard aux pas hésitants qui s'en allait, avec un reste d'énergie. Ce reste, toujours indomptable, qu'il lui fallait, le moment venu, pour« prendre ses dispositions», comme il disait, et pour mordre sur un canon de pistolet, en appuyant sur la détente.
Robert Poulet
Sources : Le Spectacle du Monde – Novembre 1972
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