UN ALLEMAND SANS ALLEMAGNE, ERNST VON SALOMON.
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Une très belle maison à Elbdeich (Stöckte), entre le Schleswig et Hambourg : une barrière de bois, deux grands bâtiments au toit de chaume, un jardin, des arbres. Blanc, brun, vert. L'écrivain Ernst von Salomon y est mort le 9 août. La veille, il s'inquiétait d'un orage dont il n'aura jamais vu la fin.
« Ce n'est jamais d'agir qui déshonore, c'est de subir». Walter Rathenau a écrit cela dans ses « Réflexions». Ernst von Salomon et ses amis ne voulaient pas subir. Ils ont tué Walter Rathenau. L'œuvre de von Salomon, c'est l'histoire de sa vie, et l'Histoire de l'Allemagne. L'une se confond avec l'autre. On ne peut les évoquer séparément. Cela commence aux lendemains de la Grande Guerre.
29 octobre 1918. Allemagne du Nord. La 3e escadre de la Flotte impériale, entrée à Kiel, a adopté une attitude insurrectionnelle. Les équipages ont formulé des revendications révolutionnaires et menacé d'abattre des officiers. Rapidement, les insurgés se sont emparés de la ville. Puis le mouvement a gagné les vieilles cités de la Hanse : Hambourg « la rouge», Lubeck, Wilhelmshafen, Brème. Et enfin, Berlin. Guillaume II abdique le 9 novembre. Le jour même, le social-démocrate Scheidemann proclame la République. Quelques heures plus tard, le spartakiste Karl Liebknecht annonce la « République socialiste». Le 10, un Conseil des commissaires du peuple est élu à Berlin, par une Assemblée plénière d'ouvriers et de soldats.
Une vague d'antimilitarisme submerge le pays. Les officiers sont attaqués dans la rue. Von Salomon, qui porte fièrement l'uniforme, raconte aux premières pages des « Réprouvés» comment il fut roué de coups : «Je me vis soudain encerclé d'une quantité de gens, dont quelques femmes. Un homme, coiffé d'un chapeau melon, brandit son parapluie au-dessus de ma tête, un autre se mit à rire et beaucoup l'imitèrent, mais moi je ne pensais qu'à mes épaulettes. Tout dépendait de mes épaulettes : mon honneur (ridicule l de quelle importance pouvaient être des épaulettes!), tout dépendait de cela, et je saisis ma baïonnette. Alors le poing s'abattit sur ma figure». Il venait d'avoir seize ans.
Ernst von Salomon est né le 25 septembre 1902 à Kiel. Famille originaire de Venise et de France. Un Louis-Frédéric Cassian de Salomon participa au complot de Pichegru contre Napoléon. Père né en Angleterre, tué sur le front. Mère née en Russie. Prussiens par affinités : « Si je n'étais pas Prussien, je le serais devenu par élection» («Le questionnaire »).
D'abord élevé dans une institution de Karlsruhe, il entre très jeune à l'École des Cadets de l'Empereur. Un Prytanée prussien. Éducation inoubliable, dont il fera le récit dans « Les Cadets». La défaite de 1918 vient fracasser son univers. La nouvelle de la signature de l'armistice arrive à la figure du jeune Cadet comme une balle. Il jure de ne jamais s'en relever. C'est alors qu'il décide de rejoindre ces « réprouvés» (« die Geächteten »), ces proscrits des corps-francs que l'Allemagne vaincue hésite à regarder en face, parce qu'à l'heure de la défaite, ils veulent maintenir vivante l'idée de la patrie qui se bat.
Dans un ouvrage devenu classique, « Die deutsche Freikorps, 1918-23» (F. Bruckmann-Verlag, 1936), F.W von Oertzen explique que les corps-francs eurent une double origine, D'une part les troupes formées en 1918-19 pour lutter contre l'agitation bolchevique; d'autre part, celles qui furent ramenées, après la guerre, des pays baltes.
«En décembre 1918, rappelle M. Droz, professeur à la Sorbonne, l'Armée régulière, minée par la propagande spartakiste, a été incapable de reprendre Berlin, qui était entre les mains des révolutionnaires. Les troupes du général Lequis ont été contaminées. Le gouvernement, présidé par le nouveau chancelier Ebert, semble être leur prisonnier» (« Le nationalisme allemand de 1871 à 1939». CDU-SEDES, 1967).
Dans ces conditions, un accord secret est conclu avec l'état-major. L'Armée s'engage à soutenir le gouvernement socialiste, pour faire pièce aux «ultras» d'extrême-gauche.
Ernst von Salomon, au début des « Réprouvés », décrit la façon dont le général Maerker, appuyé par le ministre social-démocrate Noske, put rassembler dans une même formation des volontaires chargés de rétablir l'ordre et de défendre les frontières.
Les premiers corps-francs apparaissent en Westphalie. Fin 1919, ils regroupent plus de 300 000 hommes. Berlin est repris. Des soulèvements communistes sont réprimés en Saxe, en Thuringe et à Hambourg. Après l'assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, les spartakistes perdent le contrôle des Conseils ouvriers.
La République de Weimar s'installe dans un calme trompeur. C'est le temps des contrastes. « Tout suants et essoufflés par la marche, écrit von Salomon, nous percevions le son des mélopées nègres qui s'échappait des bars et des boîtes où l'on s'amuse; nous croisions des profiteurs et des grues ivres et tapageurs; nous voyions les bourgeois que nous étions chargés de protéger assis dans des cabarets chics, avec des filles qu'ils enlaçaient étroitement, devant des tables couvertes de bouteilles et de verres étincelants, ou bien exécutant sur le miroir d'un parquet des danses sensuelles et enivrantes. Et au loin, on entendait encore le bruit assourdi de quelque fusil de nos camarades».
Plus loin encore, il y a le Balticum. Les desperados de la patrie. Au lendemain de l'armistice, l'Allemagne avait été autorisée à se maintenir dans les pays baltes : les Alliés craignaient que les Russes ne s'en emparent. Le général von der Goltz eut alors l'idée de rattraper à l'Est ce que son pays avait perdu à l'Ouest, et de créer, avec l'appui des corps-francs, de vastes colonies à la fois agricoles et militaires, souvenir des chevaliers teutoniques. Les soldats démobilisés affluèrent bientôt. « La patrie, dit von Salomon, continuait à brûler sourdement en quelques cerveaux hardis».
Mais, en 1920, la France et l'Angleterre, ayant favorisé la constitution d'un gouvernement letton, croient pouvoir exiger que les corps-francs soient rapatriés. Décision on ne peut plus mal accueillie. Bon nombre d'officiers refusent d'obéir. D'autres reviennent en Allemagne, mécontents et aigris. En l'espace de quelques mois, la colère du jeune von Salomon et celle de ses amis se reporte sur cette République qu'ils ont sauvée du bolchevisme, et qui veut maintenant se débarrasser de ses alliés trop remuants.
— Je n'avais pas deviné, s'exclame le général von der Goltz, que je tenais un sabre brisé dans mes mains, et que mon pire ennemi serait mon peuple et mon gouvernement!»
A la répugnance pour l'humanisme et les institutions bourgeoises s'ajoutent l'amertume, le goût de la guerre et la nostalgie de l'action : « La guerre les tenait, la guerre les dominait, la guerre ne les laisserait jamais échapper. Ils auront toujours la guerre dans le sang, la mort toute proche, l’horreur, l’ivresse et le fer ».
Et encore, pour dire que la chasse vaut plus que la proie, von Salomon écrit : « Ce que nous voulions, nous ne le savions pas, et ce que nous savions, nous ne le voulions pas. Pourtant, nous étions heureux dans la confusion, car nous avions la sensation de ne faire qu’un avec notre temps » (Les réprouvés).
L’idéologie ne compte guère : « Agir, agir n'importe comment, tête baissée, se révolter par principe, tendre ses énergies par tous les moyens, avec toutes les audaces : le sang ne coule jamais en vain ».
Plus tard, le héros de «La ville» prononcera une parole décisive :
— Peu importe ce qu'on pense. Ce qui compte, c'est la manière de le penser.»
Comme dans toutes les affaires de « soldats perdus», cela aboutit à un putsch.
En mars 1920, le putsch Kapp-Lütwitz correspond au point culminant de l'action des corps-francs. Les Alliés avaient demandé la dissolution de la brigade Ehrhardt. Ce corps, qui avait joué un rôle important, apparaissait comme un centre d'agitation nationaliste.
Son chef, le capitaine Ehrhardt, jouissait lui-même d’une grande popularité. Et ses hommes s’étaient donnés un chant de rage et de colère : « Hakenkreuz am Stahlhelm ». Menacée dans son existence, la brigade entend bien réagir. Le 12 mars, les corps-francs s’emparent de Berlin. Le chancelier Ebert est obligé de quitter la ville. Deux officiers, Kapp et von Lütwitz, essaient de faire « basculer » la Reichswehr. Mais les cadres de l'Armée hésitent. Bientôt, la situation se dégrade. Une grève générale, paralysant la capitale, met un terme à l'entreprise.
Ernst von Salomon a participé au putsch. Il décrit le dégoût qu'éprouvent ses compagnons pour toute activité politique « légaliste ». Pour éliminer les traîtres à la patrie (« Vaterlands-verräter»), décrète-t-il, il n'y a plus que les moyens radicaux. Réduits au « chômage», certains activistes s'intègrent à la petite Armée de 100000 hommes que les Alliés ont autorisé à l'Allemagne. D'autres entrent dans les«Einwohnerswehren», auxiliaires de la Reichswehr, qui constituent une sorte de police locale, officiellement dissoute au 1er janvier 1921. Le plus grand nombre d'entre eux se retrouvent au sein d'associations d'anciens combattants, de clubs de tir, de sociétés sportives ou culturelles.
Dans un climat que l'on imagine à peine aujourd'hui, on voit apparaître une multitude de petits partis et de mouvements, clandestins ou non : Wiking-bund, Bund des amis de l'Edda, Bund de Franconie, Bund Arminius, Wandervogel aryen, etc.
Von Salomon adhère à quelque dix-huit de ces associations. En août 1920, plusieurs sociétés secrètes bavaroises fusionnent, et constituent l'Organisation Escherich, dite communément Orgesch. On y retrouve des anciens du Stahlhelm (« Casque d'acier»), de l'Oberland Korps, des jungdeutscher Orden, etc.
Peu après, apparaît l'Organisation Consul (OC), implantée un peu partout par l'officier de marine Ehrhardt, et qu'animé clandestinement le chef de la police de Munich, Pöhner. Son mot d'ordre : «Pas de négociations, on tire»!
« L'image que l'on se faisait de l'OC, écrit von Salomon, eut pour résultat que l’on crut voir sa main partout. Mais ce qui était étrange et inquiétant à la fois, c'était qu'à l'indignation bruyante, il se mêlait trop souvent une joie secrète, et que l'angoisse apeurée s'accompagnait d'une satisfaction perverse. Il y eut des instants où, même dans le cœur du petit fonctionnaire le plus modeste et le plus loyal, les rumeurs fantastiques qui couraient sur l'OC faisaient monter l'enthousiasme aussi vite que montait la mousse au col de la chope de bière.»
En 1921, les corps-francs se battent en Haute-Silésie. En 1923, ils animent le mouvement de résistance à l'occupation de la Ruhr, dont Léo Schlageter devient le symbole.
Schlageter, comme von Salomon, a participé au putsch Kapp et à la guerre de Silésie. Membre du corps Havenstein, il a aussi adhéré au NSDAP (National-Sozialistische Deutsche Arbeits-Partei), dès 1922. En mars 1923, il fait sauter un pont de chemin de fer près de Calkum, paralysant ainsi le trafic organisé par les occupants. Arrêté par les Français, il est fusillé, après un jugement sommaire, le 26 mai, près de Düsseldorf. A l'âge de vingt-huit ans. Ses compagnons sont envoyés à l'île Saint-Martin-de-Ré, avant d'être déportés à Cayenne. Dix ans plus tard. Schlageter sera déclaré héros national. Des dizaines de monuments à sa mémoire s'élèveront dans toute l'Allemagne.
Parallèlement, les corps-francs créent des tribunaux secrets. Ils s'inspirent, dit von Salomon, de la Sainte-Vehme, cette mystérieuse institution née au XIIe siècle en Westphalie, lorsque s'émiettait le Saint-Empire romain germanique.
De 1919 à 1922, on dénombre quelque 354 attentats politiques. Le 26 janvier 1920, Matthias Erzberger, ministre des Finances, chef du Centrum (catholique), et qui ne cesse de réclamer la stricte application des clauses du traité de Versailles, est grièvement blessé. Le 26 août 1921, il est abattu par deux membres de ('«Organisation Consul», les lieutenants de marine Heinrich Tillessen et Heinrich Schulz. Arrêtés, les « réprouvés» revendiquent leur acte avec fierté.
Puis c'est l'affaire Rathenau, qui va marquer von Salomon pour la vie. Le 24 juin 1922, Walter Rathenau, ministre des Affaires étrangères dans le second cabinet Wirth, sort en voiture de sa villa de Grünewald, près de Berlin. Une autre voiture le rattrape. Les lieutenants de marine Kern et Fischer tirent plusieurs coups de revolver et lancent une grenade. Rathenau est tué sur le coup.
Rathenau n'était pourtant pas un homme de gauche. Le germaniste Edmond Vermeil le classe parmi les doctrinaires de la révolution nationale allemande, aux côtés de Thomas Mann et Keyserling.
Mais cet humaniste à multiples facettes, adepte à la fois de Bergson et de Nietzsche, rêvait d'un « royaume de l'âme», où l'homme mécanisé, le « Zweckmensch» (l'homme qui ne poursuit que des fins extérieures à sa propre vie), serait ramené à sa place; il subordonnait la « démocratie vraie» à l'instauration du « Volksstaat» (l'État adapté à la vie substantielle du peuple). Il était trop subtil pour son temps. Pour les nationalistes de l'entre-deux guerres, Rathenau était le symbole de la défaite, et (surtout) de son acceptation : il était le signataire de l'accord germano-soviétique passé à Rapallo.
Aussitôt après l'attentat, Kern et Fischer sont traqués par la police. On offre un million, puis quatre millions et demi de marks pour leur capture. Ils sont finalement cernés dans un château appartenant à l'écrivain Hans Stem. L'un est tué, l'autre se suicide : « Fischer s'assit sur le second lit, leva son pistolet, l'appuya sur sa tempe, à l'endroit où Kern avait été atteint, et pressa la détente».
Ernst von Salomon avait fourni la voiture avec laquelle les deux officiers ont agi. Après le meurtre, il est allé en vain à la recherche de ses compagnons, afin de leur procurer un passeport. Recherché, arrêté à son tour, il est condamné à cinq ans de réclusion pour sa « participation active», puis à trois ans de prison pour coups et blessures. Il ne sera amnistié et libéré qu'en 1928.
Au bout de trois années passées au « secret», il est autorisé à avoir un livre. Il demande « Le rouge et le noir», de Stendhal. Et il écrit « Les réprouvés».
Dès leur publication, en 1928, chez Rowohlt, « Les réprouvés» exercent sur le monde intellectuel de l'époque une véritable fascination. Bien avant de lire Malraux, des militants politiques de tous bords y découvrent l'éternel romantisme de l'action. Et Drieu la Rochelle, dans ses « Notes pour comprendre le siècle», ne manquera pas d'évoquer « le combattant de la Grande Guerre formé dans les « Sturmtruppen » ou l'aviation, devenu l'acharné des corps-francs, le terroriste assassin de Rathenau, le boy-scout, le « Wandervogel» errant de Maison de jeunesse en Maison de jeunesse, jusqu'à l'autre bout de l'Europe, vers le salut inconnu».
Aux alentours des années soixante, les soldats de l'Algérie française, les militants et les putschistes, réprouvés et abandonnés eux aussi, reliront avec passion ces pages où se profilent les visages fraternels des grands activistes du passé :« Nous étions fous. Et nous savions que nous l'étions. Nous savions que nous serions abattus par la colère de tous les peuples qui s'agitaient autour de notre cohorte téméraire. Mais si jamais une folie eut une méthode, ce fut bien la nôtre. Nous ne voulions pas nous résigner à une époque où le renoncement était la devise du jour. Nous disions non à l'Allemagne de ce temps, parce que nous avions déjà sur le bout de la langue le oui pour celle qui venait. Ainsi notre folie n'était qu'orgueilleuse obstination. Nous étions prêts à supporter les conséquences de cette obstination. Un homme ne peut faire plus».
Pendant un demi-siècle, von Salomon a vécu dans l'ombre de Rathenau. Quelques semaines avant sa mort, à l'occasion du cinquantenaire de l'attentat, les stations de radio lui posaient encore les mêmes questions.
Ernst Jünger, de sa voix un peu traînante, avait été le premier à lui demander :
— Pourquoi n'avez-vous pas eu le courage de dire que Ratheneau fut tué parce qu'il était Juif ?»
Von Salomon a répondu comme il l'a toujours fait :
— Parce que ce n'était pas vrai».
A peine sorti de prison, von Salomon reprend contact avec ses compagnons. Il devient employé d'assurances, agent de change « volant».
En 1932, il vient en France. Il reste seize mois au pays basque. Voyages à Lourdes, à Saint-Jean-de-Luz. Entretiens avec Claude Farrère. En résulte une nouvelle pleine d'ironie, intitulée « Boche in Frankreich», qui sera plus tard annexée au texte du « Questionnaire ».
« Tous les Français qui m'entendent parler français se mettent à sourire, y écrit-il. Je parle avec l'accent du Midi. Je parle donc à peu près français comme mon ami le commissaire de police de Saint-Jean-de-Luz, qui a passé quatre ans dans un camp de prisonniers de guerre près de Dresde, parle allemand. Je jure que je n'abuserai jamais de mes connaissances de la langue française dans le but d'entendre grincer sous mes bottes la sainte terre de France!»
La République de Weimar est à bout de souffle. A Berlin, les cabarets sont toujours pleins. Mais il y a six millions de chômeurs. Une société s'effondre. Le 30 janvier 1933, Adolf Hitler devient chancelier.
Beaucoup d'anciens corps-francs se retrouvent au Parti national-socialiste : dès 1920, la Ligue pour la défense et l'attaque (Schutz- und Trutzbund) jetait une sorte de « pont» entre le Freikorps (les corps-francs) et le NSDAP, et prenait bientôt une telle importance qu'un livre entier, depuis, a pu lui être consacré (Uwe Lohalm : «Volkischer Radika-limus». Leibniz-Verlag, 1970). L'unanimité est loin d'être la règle. Le niveau de conscience politique des « réprouvés» est souvent des plus bas. D'autre part, il faut compter avec ceux que le Dr Armin Mohler («Diekonservative Révolution») a appelé «les trotskystes du national-socialisme ».
En bon Allemand du Nord, Ernst von Salomon n'est pas très enthousiasmé par les « buveurs de bière». Les « cathédrales de lumière» de Nuremberg retiennent son attention, mais sans le faire vibrer.
A l'instar d'Ernst Jünger et des adeptes du «socialisme prussien», il préfère garder ses distances vis-à-vis d'un mouvement qui lui paraît trop plébéien, et de surcroît marqué par ses origines « méridionales» bavaroises.
Plus qu'un nationalisme révolutionnaire, il professe un aristocratisme rigide : «Je considérais, dira-t-il par la suite, comme trahison infâme du véritable but, la tentative de Hitler de déplacer l'accent décisif de l'État au peuple, de l'autorité à la totalité».
Son frère, Bruno von Salomon, est allé beaucoup plus loin. Après avoir participé au lancement du journal « Der Aufbruch», il adhéra au parti communiste, dans les dernières années de la République. Son état d'esprit correspondait à celui d'un certain nombre d'intellectuels allemands qui, vers 1930, rompirent violemment avec la bourgeoisie.
Estimant qu'une guerre de revanche à l'Ouest ne pouvait être menée qu'avec l'appui de l'Union soviétique, ils se tournèrent soit vers les groupes nationaux-bolcheviques (Ernst Niekish, Karl-Otto Paetel), soit vers la « gauche nazie» de Strasser, soit vers le PC.
En dépit des offres qu'il reçoit, von Salomon refuse de «jouer un rôle» sous le IIIe Reich. Il préfère être lecteur de manuscrits chez l'éditeur Rowohlt, puis scénariste.
A la Chambre des écrivains, présidée par l'ancien expressionniste Hans Johst, il ne fréquente guère que Blunck, Ernst Wiechert, Agnes Miegel, Hans Carossa, Jünger, Kolbenheyer, et surtout Hans Grimm, l'auteur de «Volk ohne Raum» (Peuple sans espace). Quelques-uns de ses textes («Die Front kehrt heim», «Putsch», «Die Verschwôrer») sont alors réédités, notamment aux éd. Moritz-Diesterweg, par Rudolf Ibel et Walter Machleidt.
Le 8 septembre 1935, Pierre Drieu la Rochelle est à Berlin. Il écrit à une amie : « Hier au soir, j'ai passé la soirée avec l'écrivain allemand que j'aime le plus : Ernst von Salomon, qui a été des années en prison pour avoir participé au meurtre de Rathenau. Il m'a parlé avec beaucoup de franchise et de force. C'est beau de voir un homme au-dessus des événements. Il a tout fait pour créer ce régime et il refuse les honneurs : un vrai aristocrate. Nous nous sommes merveilleusement entendus». Trente ans plus tard, le national-socialisme restait chez von Salomon un souvenir indécis. Peu avant sa mort, dans une conversation, il célébrait les mérites des Waffen-SS. Mais c'était pour ajouter :
— Ces hommes étaient des preux. Ils n'avaient donc rien de commun avec le nazisme ».
Dans «Le questionnaire», l'ancien Cadet de la Garde s'avoue incapable de se faire une opinion sur cet étrange « caporal autrichien» venu ramasser en vingt ans l'Histoire de vingt siècles : la lutte pour le pouvoir, l'Imperium, le crépuscule des dieux. Et de s'interroger sur ce « Führer venu de l'ombre», qui « ne trouvera jamais sa place dans l'Histoire». 1945. L'épuration. Ernst von Salomon est à nouveau arrêté. Par les Américains, cette fois. On l'accuse d'avoir appartenu au Volkssturm, où les «territoriaux» non mobilisables étaient enrôlés. Il est emprisonné. Par erreur. Puis relâché.
A cette époque, les Alliés n'ont pas créé moins de 262 commissions de dénazification. Afin d'établir les responsabilités exactes des sept millions d'adhérents du parti nazi, les Alliés font distribuer douze millions d'un imprimé comportant 125 questions détaillées. C'est le fameux «questionnaire». Y répondre donne droit à la carte d'alimentation et au permis de travail.
Von Salomon remplit le sien d'une façon inattendue. Il en fait la matière d'un gros livre interminable et disert. Il y retrace une fois de plus son passé, avec un détachement presque amusé, qui va scandaliser longtemps certains lecteurs. A sa mort, l'hebdomadaire Der Spiegel (600 000 exemplaires) dénoncera encore sa « raideur» et son insuffisante humilité.
Traduit en français en 1953, « Le questionnaire» connaît en Allemagne un succès foudroyant. 60 000 exemplaires partent en six mois. Pour quelques-uns, c'est, comme « La vingt-cinquième heure» de Virgil Gheorgiu, une libération.
Après « Le questionnaire», von Salomon publie « La ville», son seul véritable roman avec « La belle Wilhelmine».
Le livre s'ouvre, comme une fenêtre, sur les régions du Schleswig-Holstein situées au nord de l'Elbe. Dunes, digues, prairies enlevées à la mer. Paysage de polders, comme en Frise et aux Pays-Bas. Pays rural, où les hautes terres, le plateau (« Geest»), s'opposent aux « Marschen», « Ce sont les fermes qui dominent. Les bâtiments de briques avec leurs immenses toits de chaume, leurs petites fenêtres» et la porte qui tient presque toute la façade, s'élèvent au milieu des rectangles étroits des pâtures, séparés par des fossés de drainage. Sur leur terre grasse, l'herbe foisonne, tondue régulièrement par le bétail. Le plus souvent, l'étable et l'habitation sont réunies sous le même toit immense, et l'odeur chaude, pénétrante, des bêtes attachées envahit toute la maison ».
La toile de fond est historique. Sous la République de Weimar, la petite paysannerie, endettée, ne parvient plus à payer l'impôt. Le prix des produits industriels monte régulièrement, celui des produits agricoles ne cesse de baisser. Début 1929, la révolte gronde. Un groupe de paysans préconise la grève de l'impôt. Le meneur s'appelle Klaus Heim. C'est « un gros homme, fort comme un de ses bœufs, avec des poils blonds gris sur sa tête rouge carrée».
« — Que faire ? demandèrent les paysans à Klaus Heim, premier parmi les égaux. Et Heim répondit : — Aidez-vous vous-mêmes».
Les nationaux-socialistes profitèrent de la jacquerie pour s'implanter dans le Nord du pays. Von Salomon rappelle que ce ne fut pas sans heurts.
Le 7 mars 1 929, dans le petit village de Wöhrden, les communistes attaquent un cortège de « chemises brunes». Il y a deux morts et vingt-trois blessés. Six mille personnes assistent aux obsèques. Hitler est venu en personne, accompagné des chefs des SA et du Gauleiter Lohse. La semaine suivante, cinq cents paysans adhèrent au NSDAP. Aux élections de juillet 1932, le parti nazi recueille 76% des voix dans le sud du Schleswig, 95% dans le nord. Le héros de « La ville», Ive, a participé au mouvement de Klaus Heim. Il s'est ensuite rendu à Berlin, dans l'espoir de « renverser le monde des trottoirs». Mais sa quête est restée vaine. Il finit par se faire tuer par un policier, au cours d'une manifestation d'ouvriers. Un autre personnage du livre, Hinnerk, est à la fois national-socialiste et communiste. « II faut, dit-il, établir comme Loi suprême la seule Loi décente : la camaraderie». Et il ajoute : «Tu peux appeler cela socialisme ou nationalisme, je m'en fous royalement ! »
En 1960 paraît «Le destin de A.D. », récit véridique, affirme von Salomon. A.D. est né en 1901. Officier dans la Reichswehr, on l'a accusé à tort de sympathies communistes. Arrêté, emprisonné, il a fini par adhérer effectivement au PC. Mais à ce moment-là seulement. Les nazis l'ont fait transférer dans un camp de concentration. Mais, en 1945, ce sont les Américains qui le suspectent à leur tour. Et le voilà de nouveau condamné, incarcéré, libéré. Ainsi, toute sa vie, A.D. n'a cessé d'être jugé pour des actes qu'il n'avait pas commis. Il a vécu « dans l'ombre de l'Histoire», et n'y a pas résisté. Von Salomon raconte l'histoire de A.D. d'une manière impassible et glacée, qui ne rappelle en rien le style des « Réprouvés». C'est qu'avec le temps, il a lui-même appris à s'observer. « Nous croyons aux instants où toute une vie se trouve ramassée, nous croyons au bonheur d'une prompte décision» écrivait-il dans « Les réprouvés».
Considéré comme un homme d'action, von Salomon n'était qu'un « observateur passionnément engagé». C'est pourquoi A.D., qui n'a connu aucune des aventures auxquelles il a lui-même participé, lui ressemble finalement autant que le Garine des «Conquérants» peut ressembler à Malraux.
Sans cesse accusé lui aussi, et toujours à contre-temps, von Salomon ne semble avoir eu une vie exceptionnelle que parce que cette vie s'est confondue avec des événements qui, eux l'étaient. Venu trop tard ou venu trop tôt, il incarne parfaitement toutes les contradictions et les déchirements de la vieille Allemagne impériale. Son existence n'a été que le reflet d'une époque, et s'il a fait l'objet de tant de polémiques, c'est qu'on a voulu juger cette époque à travers lui»
Dans son « Portrait de l'aventurier» (Grasset, 1965), M. Roger Stéphane associait Ernst von Salomon à T.E. Lawrence et André Malraux. Il voyait en lui, avec Ernst Jünger, le plus grand des écrivains allemands encore vivants.
« Quiconque rencontre aujourd'hui A. D., lit-on à la fin du « Destin», ne se doutera certes pas qu'il a devant lui l'homme qui, pendant vingt-sept ans, a été la victime expiatoire des péchés de notre temps; un homme qui, au milieu des problèmes de notre « passé non surmonté», a parfaitement réussi à surmonter son passé à lui. Un homme d'un certain âge, discrètement vêtu de gris; dans l'oreille droite, un appareil de correction auditive en plastique, fixé sur la monture en corne de ses lunettes. II promène son chien, un chien de taille moyenne et de race indéfinissable, et il s'arrête patiemment avec lui à chaque coin de rue. »
1972. Ernst von Salomon avait, lui aussi, «surmonté son passé». C'était un homme de petite taille, légèrement corpulent. L'œil vivace, le foulard glissé dans la chemise. Il levait l'index, et disait en éclatant de rire : — Je suis un Allemand sans Allemagne, un Prussien sans Prusse, un monarchiste sans roi, un socialiste sans socialisme, et je serais aussi un démocrate s'il y avait une démocratie. La guerre, la révolution, le combat des idées : tout cela a rempli le siècle que j'ai connu, et je l'ai bu comme on boit un alcool».
Fabrice LAROCHE
Sources : Le Spectacle du Monde – Novembre 1972
DROIT DE RÉPONSE AUX GUIGNOLS DE SLATE.FR (vidéo)
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Le christianisme a cherché à judaïser le monde : F. NIETZSCHE
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Le péché, tel qu'on le considère aujourd'hui, partout où le christianisme règne ou a jamais régné, le péché est un sentiment juif, une invention juive, et, par rapport à cet arrière-plan de toute moralité chrétienne, le christianisme a cherché en effet à judaïser le monde entier. On sent de la façon la plus fine jusqu'à quel point cela lui a réussi en Europe, au degré d'étrangeté que l'antiquité grecque — un monde dépourvu de sentiment du péché — garde toujours pour notre sensibilité, malgré toute la bonne volonté de rapprochement et d'assimilation dont des générations entières et beaucoup d'excellents individus n'ont pas manqué. « Ce n'est que si tu te repens que Dieu sera miséricordieux pour toi » — de telles paroles provoqueraient chez un Grec le rire et la colère; il s'écrierait : « Voilà des sentiments d'esclaves ! » Ici l'on admet un Dieu puissant, d'une puissance extrême, et pourtant un Dieu vengeur. Sa puissance est si grande que l'on ne peut en général pas lui causer de dommage, sauf pour ce qui est de l'honneur. Tout péché est un manque de respect, un crimen lœs majestatis divinae — et rien de plus ! Contrition, déshonneur, humiliation — voilà les premières et dernières conditions à quoi se rattache sa grâce ; il demande donc le rétablissement de son honneur divin ! Si d'autre part le péché cause un dommage, s'il s'implante avec lui un désastre profond et grandissant qui saisit et étouffe un homme après l'autre, comme une maladie — cela préoccupe peu cet Oriental avide d'honneur, là-haut dans le ciel : le péché est un manquement envers lui et non envers l'humanité ! — A celui à qui il a accordé sa grâce il accorde aussi cette insouciance des suites naturelles du péché. Dieu et l'humanité sont imaginés ici si séparés, tellement en opposition l'un avec l'autre, qu'au fond il est tout à fait impossible de pécher contre cette dernière, — toute action ne doit être considérée qu'au point de vue de ses conséquences surnaturelles, sans se soucier des conséquences naturelles : ainsi le veut le sentiment juif pour lequel tout ce qui est naturel est indigne en soi. Les Grecs, par contre, admettaient volontiers l'idée que le sacrilège lui aussi pouvait avoir de la dignité — même le vol comme chez Prométhée, même le massacre du bétail, comme manifestation d'une jalousie insensée, comme chez Ajax : c'est dans leur besoin d'imaginer de la dignité pour le sacrilège et de l'y incorporer qu'ils ont inventé la tragédie, — un art et une joie qui, malgré les dons poétiques et le penchant vers le sublime chez le Juif, lui sont demeurés parfaitement étrangers.(…)
(…) N'oublions pas que les noms des peuples sont généralement des noms injurieux. Les Tartares, par, exemple, d'après leur nom, s'appellent « les Chiens », c'est ainsi qu'ils furent baptisés par les Chinois. Les Allemands — die Deutschen — cela veut dire primitivement les « païens » : c'est ainsi que les Goths, après leur conversion, désignèrent la grande masse de leurs frères de même race qui n'étaient pas encore baptisés, d'après les instructions de leur tradition des Septante, où les païens étaient désignés par le mot qui signifie en grec « les peuples » : on peut le comparer à Ulphilas — Il serait encore possible que les Allemands se firent après coup un honneur d'un nom qui était une antique injure, en devenant le premier peuple non chrétien de l'Europe : à quoi Schopenhauer leur imputait à honneur d'être doués au plus haut degré. Ainsi s'achèverait l'œuvre de Luther qui leur avait appris à être antiromains et à dire : « Me voici ! Je ne puis faire autrement ! »
Friedrich NIETZSCHE
Sources : Le Gai Savoir - Trad. de Henri Albert - MERCURE DE FRANCE
Liste des plus grandes entreprises soutenant le mouvement raciste Black Lives Matter
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Ūkanose - Ko liūdi
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DINGUERIES, par Pierre Vial
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L’évêque de Cantorbery Justin Welby, leader de l’Eglise d’Angleterre en tant que primat, a déclaré, dans l’émission Today de BBC Radio 4, que l’Eglise anglicane et « d’autres institutions religieuses du monde entier » (donc l’Eglise catholique romaine) devraient « bien sûr » reconsidérer les représentations de Jésus en homme blanc. Il a vu, dit-il, au cours de ses voyages « un Jésus noir ou un Jésus chinois ou un Jésus du Moyen Orient qui est le plus juste ». Et puis, au sujet des représentations de Jésus ou d’autres personnages historiques, le prélat a indiqué qu’il y aura « des discussions pour savoir si elles ont toutes besoin de rester ». Des déclarations qui rappellent la vieille hostilité au culte des images de ceux (les iconoclastes) qui s’inspirent des interdits véhiculés par le judaïsme et l’islam (mais aussi le calvinisme).
Autre dinguerie : le groupe L’Oréal a annoncé dans un communiqué qu’il retirait de son discours publicitaire les mots « blanc/blanchissant/clair » au sujet de ses produits destinés à des soins de peau. Coca-Cola et Pepsico déclarent de leur côté vouloir s’engager dans une croisade « antiraciste ».
Nous voulons apporter notre contribution à ce valeureux combat et nous proposons donc d’interdire le jeu de dames, puisque s’y opposent des pions blancs et des pions noirs. Ou alors, peut-être, décider que seuls les pions noirs ont le droit de gagner ?
Pierre VIAL
I-Média n°298 – Loi Avia : face à la censure, la révolte ?
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L’histoire oubliée des Blancs réduits en esclavage
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Dans son exposé instructif sur l’esclavage barbaresque, Robert C. Davis remarque que les historiens américains ont étudié tous les aspects de l’esclavage des Africains par les Blancs mais ont largement ignoré l’esclavage des Blancs par les Nord-Africains. Christian Slaves, Muslim Masters [Esclaves chrétiens, maîtres musulmans] est un récit soigneusement documenté et clairement écrit de ce que le Prof. Davis nomme «l’autre esclavage», qui s’épanouit durant approximativement la même période que le trafic transatlantique, et qui dévasta des centaines de communautés côtières européennes. Dans la pensée des Blancs d’aujourd’hui, l’esclavage ne joue pas du tout le rôle central qu’il joue chez les Noirs, mais pas parce qu’il fut un problème de courte durée ou sans importance. L’histoire de l’esclavage méditerranéen est, en fait, aussi sombre que les descriptions les plus tendancieuses de l’esclavage américain. Le Prof. Davis, qui enseigne l’histoire sociale italienne à l’Université d’Etat de l’Ohio, projette une lumière perçante sur ce coin fascinant mais négligé de l’histoire.
Un commerce en gros
La côte barbaresque, qui s’étend du Maroc à la Libye moderne, fut le foyer d’une industrie florissante de rapt d’êtres humains depuis 1500 jusqu’à 1800 environ. Les grandes capitales esclavagistes étaient Salé au Maroc, Tunis, Alger et Tripoli, et pendant la plus grande partie de cette période les marines européennes étaient trop faibles pour opposer plus qu’une résistance symbolique.
Le trafic transatlantique des Noirs était strictement commercial, mais pour les Arabes, les souvenirs des Croisades et la fureur d’avoir été expulsés d’Espagne en 1492 semblent avoir motivé une campagne de rapt de chrétiens, ressemblant presque à un djihad. «Ce fut peut-être cet aiguillon de la vengeance, opposé aux marchandages affables de la place du marché, qui rendit les esclavagistes islamiques tellement plus agressifs et initialement (pourrait-on dire) plus prospères dans leur travail que leurs homologues chrétiens», écrit le Prof. Davis. Pendant les XVIe et XVIIe siècles, plus d’esclaves furent emmenés vers le sud à travers la Méditerranée que vers l’ouest à travers l’Atlantique. Certains furent rendus à leurs familles contre une rançon, certains furent utilisés pour le travail forcé en Afrique du Nord, et les moins chanceux moururent à la tâche comme esclaves sur les galères.
Ce qui est le plus frappant concernant les raids esclavagistes barbaresques est leur ampleur et leur portée. Les pirates kidnappaient la plupart de leurs esclaves en interceptant des bateaux, mais ils organisaient aussi d’énormes assauts amphibies qui dépeuplèrent pratiquement des parties de la côte italienne. L’Italie était la cible la plus appréciée, en partie parce que la Sicile n’est qu’à 200 km de Tunis, mais aussi parce qu’elle n’avait pas de gouvernement central fort qui aurait pu résister à l’invasion.
De grands raids ne rencontraient souvent aucune résistance. Quand les pirates mirent à sac Vieste dans le sud de l’Italie en 1554, par exemple, ils enlevèrent un total stupéfiant de 6.000 captifs. Les Algériens enlevèrent 7.000 esclaves dans la baie de Naples en 1544, un raid qui fit tellement chuter le prix des esclaves qu’on disait pouvoir «troquer un chrétien pour un oignon». L’Espagne aussi subit des attaques de grande ampleur. Après un raid sur Grenade en 1556 qui rapporta 4.000 hommes, femmes et enfants, on disait qu’il «pleuvait des chrétiens sur Alger». Pour chaque grand raid de ce genre, il a dû y en avoir des douzaines de plus petits.
L’apparition d’une grande flotte pouvait faire fuir toute la population à l’intérieur des terres, vidant les régions côtières. En 1566, un groupe de 6.000 Turcs et corsaires traversa l’Adriatique et débarqua à Fracaville. Les autorités ne purent rien faire, et recommandèrent l’évacuation complète, laissant aux Turcs le contrôle de plus de 1300 kilomètres carrés de villages abandonnés jusqu’à Serracapriola.
Quand les pirates apparaissaient, les gens fuyaient souvent la côte pour aller dans la ville la plus proche, mais le Prof. Davis explique que ce n’était pas toujours une bonne stratégie: «Plus d’une ville de taille moyenne, bondée de réfugiés, fut incapable de soutenir un assaut frontal par plusieurs centaines de corsaires, et le reis [capitaine des corsaires] qui aurait dû autrement chercher les esclaves par quelques douzaines à la fois le long des plages et dans les collines, pouvait trouver un millier ou plus de captifs opportunément rassemblés en un seul endroit pour être pris.»
Les pirates revenaient encore et encore pour piller le même territoire. En plus d’un bien plus grand nombre de petits raids, la côte calabraise subit les déprédations suivantes, de plus en plus graves, en moins de dix ans: 700 personnes capturées en un seul raid en 1636, un millier en 1639 et 4.000 en 1644. Durant les XVIe et XVIIe siècles, les pirates installèrent des bases semi-permanentes sur les îles d’Ischia et de Procida, presque dans l’embouchure de la baie de Naples, d’où ils faisaient leur choix de trafic commercial.
Quand ils débarquaient sur le rivage, les corsaires musulmans ne manquaient pas de profaner les églises. Ils dérobaient souvent les cloches, pas seulement parce que le métal avait de la valeur mais aussi pour réduire au silence la voix distinctive du christianisme.
Dans les petits raids plus fréquents, un petit nombre de bateaux opéraient furtivement, tombant sur les établissements côtiers au milieu de la nuit de manière à attraper les gens «paisibles et encore nus dans leur lit». Cette pratique donna naissance à l’expression sicilienne moderne, pigliato dai turchi, «pris par les Turcs», ce qui veut dire être attrapé par surprise en étant endormi ou affolé.
La prédation constante faisait un terrible nombre de victimes. Les femmes étaient plus faciles à attraper que les hommes, et les régions côtières pouvaient rapidement perdre toutes leurs femmes en âge d’avoir des enfants. Les pêcheurs avaient peur de sortir, ou ne prenaient la mer qu’en convois. Finalement, les Italiens abandonnèrent une grande partie de leurs côtes. Comme l’explique le Prof. Davis, à la fin du XVIIe siècle «la péninsule italienne avait alors été la proie des corsaires barbaresques depuis deux siècles ou plus, et ses populations côtières s’étaient alors en grande partie retirées dans des villages fortifiés sur des collines ou dans des villes plus grandes comme Rimini, abandonnant des kilomètres de rivages autrefois peuplés aux vagabonds et aux flibustiers».
C’est seulement vers 1700 que les Italiens purent empêcher les raids terrestres spectaculaires, bien que la piraterie sur les mers continua sans obstacles. Le Prof. Davis pense que la piraterie conduisit l’Espagne et surtout l’Italie à se détourner de la mer et à perdre leurs traditions de commerce et de navigation, avec des effets dévastateurs: «Du moins pour l’Ibérie et l’Italie, le XVIIe siècle représenta une période sombre dont les sociétés espagnole et italienne émergèrent comme de simples ombres de ce qu’elles avaient été durant les époques dorées antérieures.»
Certains pirates arabes étaient d’habiles navigateurs de haute mer, et terrorisèrent les chrétiens jusqu’à une distance de 1600 km. Un raid spectaculaire jusqu’en Islande en 1627 rapporta près de 400 captifs. Nous pensons que l’Angleterre était une redoutable puissance maritime dès l’époque de Francis Drake, mais pendant tout le XVIIe siècle, les pirates arabes opérèrent librement dans les eaux britanniques, pénétrant même dans l’estuaire de la Tamise pour faire des prises et des raids sur les villes côtières. En seulement trois ans, de 1606 à 1609, la marine britannique reconnut avoir perdu pas moins de 466 navires marchands britanniques et écossais du fait des corsaires algériens. Au milieu des années 1600, les Britanniques se livraient à un actif trafic transatlantique de Noirs, mais beaucoup des équipages britanniques eux-mêmes devenaient la propriété des pirates arabes.
La vie sous le fouet
Les attaques terrestres pouvaient être très fructueuses, mais elles étaient plus risquées que les prises en mer. Les navires étaient par conséquent la principale source d’esclaves blancs. A la différence de leurs victimes, les navires corsaires avaient deux moyens de propulsion: les esclaves des galères en plus des voiles. Cela signifiait qu’ils pouvaient avancer à la rame vers un bateau encalminé et l’attaquer quand ils le voulaient. Ils portaient de nombreux drapeaux différents, donc quand ils naviguaient ils pouvaient arborer le pavillon qui avait le plus de chances de tromper une proie.
Un navire marchand de bonne taille pouvait porter environ 20 marins en assez bonne santé pour durer quelques années dans les galères, et les passagers étaient habituellement bons pour en tirer une rançon. Les nobles et les riches marchands étaient des prises attractives, de même que les Juifs, qui pouvaient généralement rapporter une forte rançon de la part de leurs coreligionnaires. Les hauts dignitaires du clergé étaient aussi précieux parce que le Vatican payait habituellement n’importe quel prix pour les tirer des mains des infidèles.
A l’approche des pirates, les passagers enlevaient souvent leurs beaux vêtements et tentaient de s’habiller aussi pauvrement que possible, dans l’espoir que leurs ravisseurs les rendraient à leur famille contre une rançon modeste. Cet effort était inutile si les pirates torturaient le capitaine pour avoir des informations sur les passagers. Il était aussi courant de faire déshabiller les hommes, à la fois pour rechercher des objets de valeur cousus dans leurs vêtements et pour voir si des Juifs circoncis ne s’étaient pas déguisés en chrétiens.
Si les pirates étaient à court d’esclaves pour les galères, ils pouvaient mettre certains de leurs captifs au travail immédiatement, mais les prisonniers étaient généralement mis dans la cale pour le voyage de retour. Ils étaient entassés, pouvant à peine bouger dans la saleté, la puanteur et la vermine, et beaucoup mouraient avant d’atteindre le port.
Dès l’arrivée en Afrique du Nord, c’était la tradition de faire défiler les chrétiens récemment capturés dans les rues, pour que les gens puissent se moquer d’eux et que les enfants puissent les couvrir d’ordures. Au marché aux esclaves, les hommes étaient obligés de sautiller pour prouver qu’ils n’étaient pas boiteux, et les acheteurs voulaient souvent les faire mettre nus pour voir s’ils étaient en bonne santé. Cela permettait aussi d’évaluer la valeur sexuelle des hommes comme des femmes; les concubines blanches avaient une valeur élevée, et toutes les capitales esclavagistes avaient un réseau homosexuel florissant. Les acheteurs qui espéraient faire un profit rapide avec une forte rançon examinaient les lobes d’oreilles pour repérer des marques de piercing, ce qui était une indication de richesse. Il était aussi habituel de regarder les dents d’un captif pour voir s’il pourrait survivre à un dur régime d’esclave.
Le pacha ou souverain de la région recevait un certain pourcentage d’esclaves comme une forme d’impôt sur le revenu. Ceux-ci étaient presque toujours des hommes, et devenaient propriété du gouvernement plutôt que propriété privée. A la différence des esclaves privés, qui embarquaient habituellement avec leur maître, ils vivaient dans les bagnos ou «bains», ainsi que les magasins d’esclaves du pacha étaient appelés. Il était habituel de raser la tête et la barbe des esclaves publics comme une humiliation supplémentaire, dans une période où la tête et la pilosité faciale étaient une part importante de l’identité masculine.
La plupart de ces esclaves publics passaient le reste de leur vie comme esclaves sur les galères, et il est difficile d’imaginer une existence plus misérable. Les hommes étaient enchaînés trois, quatre ou cinq par aviron, leurs chevilles enchaînées ensemble aussi. Les rameurs ne quittaient jamais leur rame, et quand on les laissait dormir, ils dormaient sur leur banc. Les esclaves pouvaient se pousser les uns les autres pour se soulager dans une ouverture de la coque, mais ils étaient souvent trop épuisés ou découragés pour bouger, et se souillaient là où ils étaient assis. Ils n’avaient aucune protection contre le brûlant soleil méditerranéen, et leur maître écorchait leur dos déjà à vif avec l’instrument d’encouragement favori du conducteur d’esclaves, un pénis de bouf allongé ou «nerf de bouf». Il n’y avait presque aucun espoir d’évasion ou de secours; le travail d’un esclave de galère était de se tuer à la tâche — principalement dans des raids pour capturer encore plus de malheureux comme lui — et son maître le jetait par-dessus bord au premier signe de maladie grave.
Quand la flotte pirate était au port, les esclaves de galères vivaient dans le bagno et faisaient tout le travail sale, dangereux ou épuisant que le pacha leur ordonnait de faire. C’était habituellement tailler et traîner des pierres, draguer le port, ou les ouvrages pénibles. Les esclaves se trouvant dans la flotte du Sultan turc n’avaient même pas ce choix. Ils étaient souvent en mer pendant des mois d’affilée, et restaient enchaînés à leurs rames même au port. Leurs bateaux étaient des prisons à vie.
D’autres esclaves sur la côte barbaresque avaient des travaux plus variés. Souvent ils faisaient du travail de propriétaire ou agricole du genre que nous associons à l’esclavage en Amérique, mais ceux qui avaient des compétences étaient souvent loués par leurs propriétaire. Certains maîtres relâchaient simplement leurs esclaves pendant la journée avec l’ordre de revenir avec une certaine quantité d’argent le soir sous peine d’être sévèrement battus. Les maîtres semblaient attendre un bénéfice d’environ 20% sur le prix d’achat. Quoi qu’ils faisaient, à Tunis et à Tripoli, les esclaves portaient habituellement un anneau de fer autour d’une cheville, et étaient chargés d’une chaîne pesant 11 ou 14 kg.
Certains maîtres mettaient leurs esclaves blancs au travail dans des fermes loin à l’intérieur des terres, où ils affrontaient encore un autre péril: la capture et un nouvel esclavage par des raids de Berbères. Ces infortunés ne verraient probablement plus jamais un autre Européen pendant le reste de leur courte vie.
Le Prof. Davis remarque qu’il n’y avait aucun obstacle à la cruauté: «Il n’y avait pas de force équivalente pour protéger l’esclave de la violence de son maître: pas de lois locales contre la cruauté, pas d’opinion publique bienveillante, et rarement de pression efficace de la part des Etats étrangers». Les esclaves n’étaient pas seulement des marchandises, ils étaient des infidèles, et méritaient toutes les souffrances qu’un maître leur infligeait.
Le Prof. Davis note que «tous les esclaves qui vécurent dans les bagnos et qui survécurent pour écrire leurs expériences soulignèrent la cruauté et la violence endémiques pratiquées ici». La punition favorite était la bastonnade, par lequel un homme était mis sur le dos et ses chevilles attachées et suspendu par la taille pour être battu longuement sur la plante des pieds. Un esclave pouvait recevoir jusqu’à 150 ou 200 coups, qui pouvaient le laisser estropié. La violence systématique transformait beaucoup d’hommes en automates. Les esclaves chrétiens étaient souvent si abondants et si bon marché qu’il n’y avait aucun intérêt à s’en occuper; beaucoup de propriétaires les faisaient travailler jusqu’à la mort et achetaient des remplaçants.
Le système d’esclavage n’était cependant pas entièrement sans humanité. Les esclaves recevaient habituellement congé le vendredi. De même, quand les hommes du bagno étaient au port, ils avaient une heure ou deux de temps libre chaque jour entre la fin du travail et avant que les portes du bagno ne soient fermées pour la nuit. Durant ce temps, les esclaves pouvaient travailler pour une paie, mais ils ne pouvaient pas garder tout l’argent qu’ils gagnaient. Même les esclaves du bagno étaient taxés d’une somme pour leurs logements sales et leur nourriture rance.
Les esclaves publics contribuaient aussi à un fonds pour entretenir les prêtres du bagno. C’était une époque très religieuse, et même dans les plus horribles conditions, les hommes voulaient avoir une chance de se confesser et — plus important — de recevoir l’extrême-onction. Il y avait presque toujours un prêtre captif ou deux dans le bagno, mais pour qu’il reste disponible pour ses devoirs religieux, les autres esclaves devaient contribuer et racheter son temps au pacha. Certains esclaves de galères n’avaient donc plus rien pour acheter de la nourriture ou des vêtements, bien que durant certaines périodes des Européens libres vivant dans les villes barbaresques contribuaient aux frais d’entretien des prêtres des bagnos.
Pour quelques-uns, l’esclavage devenait plus que supportable. Certains métiers — en particulier celui de constructeur de navire — étaient si recherchés qu’un propriétaire pouvait récompenser son esclave avec une villa privée et des maîtresses. Même quelques résidents du bagno réussirent à exploiter l’hypocrisie de la société islamique et à améliorer leur condition. La loi interdisait strictement aux musulmans de faire le commerce de l’alcool, mais était plus indulgente avec les musulmans qui le consommaient seulement. Des esclaves entreprenants établirent des tavernes dans les bagnos et certains eurent la belle vie en servant les buveurs musulmans.
Une manière d’alléger le poids de l’esclavage était de «prendre le turban» et de se convertir à l’islam. Cela exemptait un homme du service dans les galères, des ouvrages pénibles, et de quelques autres brimades indignes d’un fils du Prophète, mais ne le faisait pas sortir de la condition d’esclave. L’un des travaux des prêtres des bagnos était d’empêcher les hommes désespérés de se convertir, mais la plupart des esclaves semblent ne pas avoir eu besoin de conseil religieux. Les chrétiens pensaient que la conversion mettrait leur âme en danger, et elle signifiait aussi le déplaisant rituel de la circoncision adulte. Beaucoup d’esclaves semblent avoir enduré les horreurs de l’esclavage en les considérants comme une punition pour leurs péchés et comme une épreuve pour leur foi. Les maîtres décourageaient les conversions parce qu’elles limitaient le recours aux mauvais traitements et abaissaient la valeur de revente d’un esclave.
Rançon et rachat
Pour les esclaves, l’évasion était impossible. Ils étaient trop loin de chez eux, étaient souvent enchaînés, et pouvaient être immédiatement identifiés par leurs traits européens. Le seul espoir était la rançon.
Parfois, la chance venait rapidement. Si un groupe de pirates avait déjà capturé tant d’hommes qu’il n’avait plus assez d’espace sous le pont, il pouvait faire un raid sur une ville et ensuite revenir quelques jours plus tard pour revendre les captifs à leurs familles. C’était généralement à un prix bien plus faible que celui du rançonnement de quelqu’un à partir de l’Afrique du Nord, mais c’était encore bien plus que des paysans pouvaient se le permettre. Les fermiers n’avaient généralement pas d’argent liquide, et pas de biens à part la maison et la terre. Un marchand était généralement prêt à les acquérir pour un prix modique, mais cela signifiait qu’un captif revenait dans une famille qui était complètement ruinée.
La plupart des esclaves ne rachetaient leur retour qu’après être passés par l’épreuve du passage en pays barbaresque et de la vente à un spéculateur. Les riches captifs pouvaient généralement trouver une rançon suffisante, mais la plupart des esclaves ne le pouvaient pas. Les paysans illettrés ne pouvaient pas écrire à la maison et même s’ils le faisaient, il n’y avait pas d’argent pour une rançon.
La majorité des esclaves dépendait donc de l’œuvre charitable des Trinitaires (fondé en Italie en 1193) et de celle des Mercedariens (fondé en Espagne en 1203). Ceux-ci étaient des ordres religieux établis pour libérer les Croisés détenus par les musulmans, mais ils transférèrent bientôt leur œuvre au rachat des esclaves détenus par les Barbaresques, collectant de l’argent spécifiquement dans ce but. Souvent ils plaçaient des boîtes à serrure devant les églises avec l’inscription «Pour la récupération des pauvres esclaves», et le clergé appelait les riches chrétiens à laisser de l’argent dans leurs vœux de rédemption. Les deux ordres devinrent des négociateurs habiles, et réussissaient habituellement à racheter les esclaves à des meilleurs prix que ceux obtenus par des libérateurs inexpérimentés. Cependant, il n’y avait jamais assez d’argent pour libérer beaucoup de captifs, et le Prof. Davis estime que pas plus de 3 ou 4% des esclaves étaient rançonnés en une seule année. Cela signifie que la plupart laissèrent leurs os dans les tombes chrétiennes sans marque en-dehors des murs des villes.
Les ordres religieux conservaient des comptes précis de leurs succès. Les Trinitaires espagnols, par exemple, menèrent 72 expéditions de rachats dans les années 1600, comptant en moyenne 220 libérations chacune. Il était habituel de ramener les esclaves libérés chez eux et de les faire marcher dans les rues des villes dans de grandes célébrations. Ces défilés devinrent l’un des spectacles urbains les plus caractéristiques de l’époque, et avaient une forte orientation religieuse. Parfois les esclaves marchaient dans leurs vieux haillons d’esclaves pour souligner les tourments qu’ils avaient subis; parfois ils portaient des costumes blancs spéciaux pour symboliser la renaissance. D’après les archives de l’époque, beaucoup d’esclaves libérés ne se rétablissaient jamais complètement après leurs épreuves, particulièrement s’ils avaient passé beaucoup d’années en captivité.
Combien d’esclaves ?
Le Prof. Davis remarque que des recherches énormes ont été faites pour évaluer aussi exactement que possible le nombre de Noirs emmenés à travers l’Atlantique, mais qu’il n’y a pas eu d’effort semblable pour connaître l’ampleur de l’esclavage en Méditerranée. Il n’est pas facile d’obtenir un compte fiable — les Arabes eux-mêmes ne conservaient généralement pas d’archives — mais au cours de dix années de recherches le Prof. Davis a développé une méthode d’estimation.
Par exemple, les archives suggèrent que de 1580 à 1680 il y a eu une moyenne de quelques 35.000 esclaves en pays barbaresque. Il y avait une perte régulière du fait des morts et des rachats, donc si la population restait constante, le taux de capture de nouveaux esclaves par les pirates devait égaler le taux d’usure. Il y a de bonnes bases pour estimer les taux de décès. Par exemple, on sait que sur les près de 400 Islandais capturés en 1627, il ne restait que 70 survivants huit ans plus tard. En plus de la malnutrition, de la surpopulation, de l’excès de travail et des punitions brutales, les esclaves subissaient des épidémies de peste, qui éliminaient généralement 20 ou 30% des esclaves blancs.
Par un certain nombre de sources, le Prof. Davis estime donc que le taux de décès était d’environ 20% par an. Les esclaves n’avaient pas accès aux femmes, donc le remplacement se faisait exclusivement par des captures. Sa conclusion: «Entre 1530 et 1780, il y eut presque certainement un million et peut-être bien jusqu’à un million et un quart de chrétiens européens blancs asservis par les musulmans de la côte barbaresque». Cela dépasse considérablement le chiffre généralement accepté de 800.000 Africains transportés dans les colonies d’Amérique du Nord et, plus tard, dans les Etats-Unis.
Les puissances européennes furent incapables de mettre fin à ce trafic. Le Prof. Davis explique qu’à la fin des années 1700, elles contrôlaient mieux ce commerce, mais qu’il y eut une reprise de l’esclavage des Blancs pendant le chaos des guerres napoléoniennes.
La navigation américaine ne fut pas exempte non plus de la prédation. C’est seulement en 1815, après deux guerres contre eux, que les marins américains furent débarrassés des pirates barbaresques. Ces guerres furent des opérations importantes pour la jeune république; une campagne est rappelée par les paroles «vers les rivages de Tripoli» dans l’hymne de la marine. Quand les Français prirent Alger en 1830, il y avait encore 120 esclaves blancs dans le bagno.
Pourquoi y a-t-il si peu d’intérêt pour l’esclavage en Méditerranée alors que l’érudition et la réflexion sur l’esclavage des Noirs ne finit jamais? Comme l’explique le Prof. Davis, des esclaves blancs avec des maîtres non-blancs ne cadrent simplement pas avec «le récit maître de l’impérialisme européen». Les schémas de victimisation si chers aux intellectuels requièrent de la méchanceté blanche, pas des souffrances blanches.
Le Prof. Davis remarque aussi que l’expérience européenne de l’asservissement à grande échelle fait apparaître le mensonge d’un autre thème gauchiste favori: que l’esclavage des Noirs aurait été un pas crucial dans l’établissement des concepts européens de race et de hiérarchie raciale. Ce n’est pas le cas; pendant des siècles, les Européens vécurent eux-mêmes dans la peur du fouet, et un grand nombre assista aux défilés de rachat des esclaves libérés, qui étaient tous blancs. L’esclavage était un sort plus facilement imaginable pour eux-mêmes que pour les lointains Africains.
Avec un peu d’efforts, il est possible d’imaginer les Européens se préoccupant de l’esclavage autant que les Noirs. Si les Européens nourrissaient des griefs concernant les esclaves des galères de la même manière que les Noirs font pour les travailleurs des champs, la politique européenne serait certainement différente. Il n’y aurait pas d’excuses rampantes pour les Croisades, peu d’immigration musulmane en Europe, les minarets ne pousseraient pas dans toute l’Europe, et la Turquie ne rêverait pas de rejoindre l’Union Européenne. Le passé ne peut pas être changé, et les regrets peuvent être pris à l’excès, mais ceux qui oublient paient aussi un prix élevé.
Trad. Arjuna
Sources: Robert C. Davis, Christian Slaves, Muslim Masters: White Slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast, and Italy, 1500-1800, Palgrave Macmillan, 2003. Présenté par Thomas Jackson
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